Je me suis toujours demandé sur quoi les flics pouvaient bien se faire les dents. Comment occupaient-ils les moments de flottements entre deux shifts – ces longues heures pendant lesquelles ils déambulent dans les rues, souvent sans action. J’ai toujours voulu savoir ce qu’ils bouffaient pour pouvoir tenir aussi longtemps.
Alors j’ai décidé de leur demander directement – en discutant avec eux pendant leurs missions ou en me greffant à quelques-unes de leurs pauses repas. C’était l’occasion de leur poser quelques questions sur leur routine de bouffe et accessoirement, noter certaines de leurs meilleures adresses. Je me disais que les policiers municipaux connaissaient leur quartier comme personne, et qu’ils étaient par conséquent mieux placés pour connaître les bons plans, comprendre dans ce cas, les gargotes qui proposent de la bouffe rapide, consistante et pas chère. J’avais cette image de bouffeurs de beignets gras en képi, inscrite quelque part dans un coin de ma tête – principalement à cause du visionnage en boucle de vieux films policiers américains. Mais pour ce qui était des flics français et compte tenu de la réputation gastronomique du pays, pensais-je, la réalité devait être diamétralement opposée.
Videos by VICE
Je me suis rapidement rendu compte que manger comme un flic était en fait assez basique. En gros, la pause repas des gardiens de la paix s’articulait principalement autour de trois éléments : manger sur le pouce, manger beaucoup de sandwichs ou se faire réchauffer des Tupperware remplis de bouffe de la veille sur son lieu de travail.
J’ai donc tourné de commissariat en commissariat, pendant les heures de repas. C’est en traînant avec eux que je me suis rendu que la nourriture était un sujet qu’ils prenaient, malgré tout, au sérieux même s’« il est de plus en plus dur d’avoir du temps pour nous et de pouvoir s’asseoir et manger convenablement lors de nos nombreuses missions », comme me l’a confié l’un d’eux. Pour les flics de la capitale, la pause n’est pas seulement là pour se remplir le bide : lorsqu’ils en ont le temps, c’est aussi l’occasion de prendre une pause salutaire. C’est un moment privilégie qu’ils s’accordent pour prendre contact avec les riverains, entretenir des liens avec les restaurateurs du quartier ou simplement, faire « un break physique et mental » qui scinde leur mission, souvent chiante, en deux.
Le premier jour, j’ai pris le bus en direction du commissariat central du 18e arrondissement de Paris, rue de Clignancourt. Je m’étais dit que c’était là que devait être la plus grande concentration de flics au kilomètre carré. Et j’avais raison : les caisses sérigraphiées « police nationale » aux couleurs bleu-blanc-rouges étaient garées devant le commissariat et les alentours grouillaient de flics. Dans la rue, des véhicules de police rentraient de mission et glissaient lentement sur le tard pendant que d’autres démarraient en trombe avec le gyrophare – vraisemblablement, le boulot les appelait. À vrai dire, j’avais surtout choisi ce commissariat à cause de son voisinage, plutôt bien loti niveau bouffe. Il y a plusieurs boulangeries dans le coin « qui leur permettent un approvisionnement rapide et efficace », m’a avoué un policier devant son QG. Le quartier est aussi connu pour ses nombreux restaurants de bouffe africaine.
Après avoir passé commande, les gérants sont venus nous serrer la main et ont commencé à taper la discute avec les flics. Les policiers endossaient bien ce rôle social qu’on leur prête : la discussion ressemblait à un interrogatoire à la coule type good cop bad cop, sauf qu’ici les deux tenaient le rôle du good cop
Approcher les flics s’est avéré plus compliqué que prévu : avec les attentats du 13 novembre, les policiers étaient devenus de plus en plus paranos et avaient donc, logiquement, de moins en moins de temps à m’accorder. Du coup, j’ai commencé par me prendre quelques stops gentils mais fermes : « Je n’ai vraiment pas de temps à perdre avec un article sur la bouffe, on est là pour protéger le peuple » ou encore, « Est-ce que tu as une autorisation pour me prendre en photo ? Sinon, c’est interdit ». Premier constat, malgré le caractère altruiste imposé par la profession, le corps de police n’a pas une membrane facile à percer : dans la vie de tous les jours, les policiers gardent une certaine distance, voire une méfiance, avec les civils et le contact reste globalement assez froid.
Au bout d’une heure à tourner dans le coin, je suis tombé sur un duo qui allait manger africain. Ils ont fini par accepter que je les accompagne, à condition que je ne prenne aucune photo. C’était mieux que rien – je n’avais pas d’objection. On s’est donc dirigé dans un petit restau, pas loin de leur taf. Avant d’entamer leur shift de l’après-midi, qui allait « déborder jusque tard dans la soirée », les deux collègues devaient se ravitailler. On s’est assis, il n’y avait que nous trois, il était 15 heures « On aime bien venir ici quand il n’y a pas trop de monde », a commencé à me dire l’un d’eux avant d’enchaîner sur leur manière d’appréhender la pause déj : « On aime bien rester discret. On est venu ici pour quatre raisons. La première c’est qu’on a un peu de temps devant nous. La deuxième c’est que ce n’est pas cher. La troisième c’est que ça nous permet de parler du quartier et de ce qui s’y passe avec les propriétaires et les serveurs. Et la dernière, c’est qu’ici, un plat nous permet de tenir pendant de longues heures tellement il est copieux ». La serveuse est venue prendre notre commande et les deux compères ont commandé la même chose : un poulet braisé au rougail accompagné d’un Youki (une sorte de Coca-Cola africain). Je leur ai fait confiance sur ce coup et j’ai pris comme eux – après tout, c’était des habitués.
Après avoir passé commande, les gérants sont venus nous serrer la main et ont commencé à taper la discute avec les flics. Les policiers endossaient bien ce rôle social qu’on leur prête : la discussion ressemblait à un interrogatoire à la coule type good cop bad cop, sauf qu’ici les deux tenaient le rôle du good cop. Ils acquiesçaient aux réponses des propriétaires et les relançaient en leur posant d’autres questions sur un ton familier. Et en parallèle, ils mangeaient vite, comme pressés par le temps. Leur uniforme noir contrastait avec les couleurs vives de l’établissement. Vers la fin du repas, ils ont reçu un coup de fil : le devoir les appelait. « Putain, on ne peut plus apprécier un repas normalement en ce moment », s’est exclamé l’un d’eux. « Cette fois-ci on est dans les temps, on a presque fini nos plats, c’est mieux que d’hab’ », m’a expliqué l’autre. Je leur ai demandé si je pouvais continuer à les suivre et ils ont répondu par la négative. Ils ont rapidement fini leur verre et ont filé. J’ai pris les restes de leurs plats en photo et je me suis tiré.
De retour au commissariat, j’ai demandé à un policier qui passait par là si lui aussi avait l’habitude de manger dans les restaurants de la rue de Clignancourt. Il m’a répondu que ça faisait une éternité qu’il n’avait pas eu le temps de se poser dans un restaurant et qu’il était plutôt du genre à ramener sa popote au boulot : « Comme moi, la plupart de mes collègues préparent leurs plats chez eux et les mangent en deux deux ». Au sein du commissariat, les habitudes divergent : « Tu sais, on n’a presque plus le temps de manger, alors on ramène tous nos petits plats, on les réchauffe et on les mange lors des missions, dans la voiture, ou au commissariat, m’a-t-il avoué. Le midi, on mange la plupart du temps debout ou inconfortablement dans les voitures. Le soir on mange les restes du midi, ou un kebab comme tout le monde. On n’a plus de temps pour nous à cause des sous-effectifs. »
Comme cet agent de la paix lambda du poste de police, les flics à vélo en mission dans les zones touristiques n’ont eux non plus, pas beaucoup de temps pour grailler. C’est que j’ai découvert en traînant à Montmartre, quelques jours plus tard. En arrivant sur place, je suis tombé sur quelques flics en train d’arrêter un dealer. Je les ai laissés appeler des renforts en caisse, puis je me suis posé à côté d’eux. Ils venaient de remplir une mission, ils avaient la tchatche facile. Pour eux, Montmartre est « le pire coin pour bosser en tant que policier ». Le plus jeune d’entre eux développe : « La bouffe y est chère et pas de bonne qualité, et protéger les touristes est une mission interminable ». Il était 13 heures, je lui ai demandé s’il allait bientôt prendre sa pause : « On n’a pas de pause nous, on a ramené des plats de chez nous qu’on a mangé dans le commissariat avant la mission. On n’a pas de temps pour un resto, on va peut-être se prendre un sandwich à la limite si la journée s’éternise, mais c’est tout. Le prochain gros repas se fera chez nous. »
Avec les flics à vélo du Trocadéro, même topo : « Quand on est en équipe de trois comme aujourd’hui, l’un de nous va chercher un sandwich dans le coin et on mange sur place tout en surveillant ce qui se passe. La plupart du temps, on patrouille en mangeant », m’a affirmé l’un de ces justiciers en deux-roues. « Quand on a un peu plus de temps, on se met généralement à table et on mange quelque chose de rapide qui tient le ventre et qui coupe un minimum la journée. C’est soit dans un petit restaurant pas cher qu’on connaît bien, soit au poste de police. Mais personnellement, j’aime bien discuter avec les gens des restos pour en savoir un peu plus sur le quartier qu’on patrouille. Dans des cas très spéciaux, cette connexion peut aussi nous aider. Ça fait partie de notre boulot », m’a confié un autre. La pluie commençait à tomber, ils ont mis quelques coups de pédales et sont allés patrouiller plus bas.
Le lendemain, vers 16 heures je me suis pointé au poste de police du 10 Rue Pierre Lescot dans le 1er. En fait, j’avais la dalle alors je suis allé dans le commissariat le plus proche de là où j’étais géolocalisé. Par chance, je suis tombé sur le seul flic sympa des environs – un policier d’une cinquantaine d’années qui venait de Toulouse. Il était en service et a accepté que je l’accompagne « manger sur le pouce » – ce qui, pour les flics en mission signifie manger sans s’attabler, donc debout, avec les mains. Il connaissait une boulangerie pas loin, qu’il m’a décrite fièrement comme étant « la meilleure du quartier », et on s’y est donc rendus. Il était sur les coups de 18 heures, on s’apprêtait donc à faire un casse-dalle post-goûter. « Quand on est en mission il faut se nourrir rapidement et pour ça, le sandwich ça marche bien. Il faut bien tenir, ce n’est pas facile quand on est debout ou qu’on marche toute la journée, surtout dans le froid comme aujourd’hui », a-t-il commencé par argumenter. On s’était adossés à un mur, il s’est attaqué au quignon. Il faisait déjà nuit et les gens déambulaient de plus en plus rapidement dans les rues. Il s’est à nouveau adressé à moi : « Depuis les attentats, on bosse le double, mentalement et physiquement. Là je fais des rondes, les breaks comme ça sont nécessaires ».
Quelques jours plus tard j’ai intégré un groupe de quatre flics. Ils ont accepté que je les suive, mais « sans les emmerder, sans les gêner et sans photos ».
Apparemment, le classique qu’il tient entre ses mains (un jambon beurre cornichons) le satisfaisait pleinement. Alors qu’il entame à peine la deuxième partie de son sandwich, il se remet en route – il devait continuer sa mission. « Manger sur le pouce, c’est comme ça qu’on est productif quand on est en mission », m’a-t-il dit. En gros, c’est un peu comme quand un employé mange sur son bureau en bossant pendant sa pause parce qu’il est débordé de taf. « On a la meilleure bouffe du monde en France et je me fais des sandwichs au moins 6 fois par semaine. C’est presque une obligation quand on fait de longs shifts » a-t-il lancé avec dépit, en poursuivant sa route.
Quelques jours plus tard j’ai intégré un groupe de quatre flics – trois hommes et une femme – qui effectuait une ronde entre Barbès et le Sacré-Cœur. Ils ont accepté que je les suive, mais « sans les emmerder, sans les gêner et sans photos ». Je suis parti en immersion avec eux, un peu en retrait. Ça faisait 45 minutes qu’on marchait et rien ne se passait. Les discussions, d’abord futiles, s’étaient transformées en laïus. Et puis d’un coup, il était 14 heures et tout le monde avait la dalle. « On va manger ? », a sorti l’un d’eux, avant de poursuivre : « Je pensais remonter le boulevard Rochechouart parce que la Goute d’Or ça ne me tente pas, la bouffe y est dégueulasse, mais aller jusqu’à la butte ça ne me tente pas non plus parce que ça devient hors de prix dans ce coin-là. » « C’est soit Flunch, soit le petit kebab pas loin d’Anvers », a tranché la policière, sûr d’elle. La décision était prise : direction « le meilleur petit kebab des environs ».
Arrivé là-bas, j’ai discuté avec le patron de ce fameux kebab chez qui ils allaient – visiblement – régulièrement s’alimenter : « Il y a plein de policiers qui viennent me prendre des kebabs, et beaucoup sont en civil, même si la majorité de mes clients reste composée de touristes, d’étudiants et de gens du quartier, m’a-t-il confié.Je commence à les reconnaître les policiers en civil : ce sont ceux qui me parlent pendant qu’ils mangent. Généralement, on parle de tout et n’importe quoi, du quartier, des nouveaux commerçants, de la montée des dealeurs dans le quartier… Il y a un lycée à côté et quelques dealeurs se sont installés dans le coin récemment pour vendre leurs produits. » Il m’a ensuite confié entretenir une certaine proximité affective avec les flics : « Je suis devenu proche de quelques-uns d’entre eux et maintenant, ils invitent aussi leurs collègues ». Il faut dire que son échoppe est bien placée, que sa bouffe est préparée rapidement et qu’elle cale le bide – l’idéal pour des flics pressés. « Ils viennent généralement dans l’après-midi ou le soir vers 22 heures, quand ils bossent encore. Ils viennent ici pour discuter et parce que je suis le moins cher et probablement le meilleur du coin. On est même sur TripAdvisor et on a la note de 4,5 », a-t-il conclu dans un grand sourire.
Félix prend toujours le temps de manger entre midi et deux quand il écrit sur le web.