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Quand Mos Def et Talib Kweli assiégeaient le hip-hop new-yorkais

La nouvelle n’a sans doute pas perturbé la bonne marche des affaires du monde, mais dans le hip-hop, elle a fait l’effet d’une bombe : Black Star, le duo formé autrefois par Mos Def et Talib Kweli, serait de retour « dans l’année » avec un nouvel album (cerise sur le ghetto, comme dirait l’autre) produit par Madlib. Pour les fans de rap indépendant, ou de rap tout court, c’est la jubilation – même si Kweli a par la suite relativisé la chose et dit que le deal n’était pas encore 100% bouclé. Phénomène à part, ce duo a toujours occupé une place de choix au panthéon de tous les adeptes d’un rap jeu authentique. Et on les comprend.

Mos Def & Talib Kweli en 1999. © Mika Väisänen (Wikicommons)

Lorsqu’ils débarquent en 1998 avec Mos Def & Talib Kweli Are Black Star, les deux rappeurs new-yorkais donnent en quelque sorte naissance à ce qu’aurait pu donner un album signé 2Pac et Biggie, si les deux ex-amis-devenus-meilleurs-ennemis n’avaient pas signé respectivement chez Death Row et Bad Boy. Imaginez un peu : deux potes, excellents rappeurs et profondément convaincus de pouvoir redonner le pouvoir au peuple afro-américain, s’unissent le temps d’un disque, subliment la négritude et transforment leurs morceaux en pamphlets contestataires. Bon, ça nous aurait privé de gros tubes clinquants (au hasard, « How Do U Want It » pour le Californien, « Juicy » pour le New-Yorkais), mais l’idée d’une telle association ne paraît si saugrenue quand on connaît le goût des deux rappeurs vedettes pour leurs analyses profondes et « responsables », ou leur impact auprès d’une certaine partie de la population américaine.

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2Pac et Biggie ayant rapidement tutoyé le paradis, c’est donc à Mos Def et Talib Kweli qu’il a été confié de réaliser cette mission, de mettre de côté ce rap bling-bling, calibré pour MTV et les ventes par millions pour revenir à un propos nettement plus intime, en phase avec le « Peace, Love, Unity & having fun » d’Afrika Bambaatta ou, plus juste encore, avec l’esthétique sonore des Native Tongues, ce crew qui a mis en place au début des années 1990 un rap bercé de soul, de jazz, de boom-bap impassible et de textes que l’on rappe parfois uniquement pour la beauté du geste.

« Nous pensons avoir une responsabilité : faire briller la lumière dans les ténèbres ». C’est ainsi que s’ouvre l’album. Un peu comme si Mos Def et Talib Kweli se savaient en mission, un peu comme si, à l’heure où Ruff Ryders commence à prendre possession du rap new-yorkais avec son imagerie rock et ses albums aussi agressifs que racailleux, il s’agissait plus que jamais pour eux de véhiculer d’autres valeurs, de répondre aux mitraillettes qui rythment les disques de leurs congénères par des intentions plus spirituelles, de privilégier l’afrocentrisme au gangstérisme.

À la base du projet donc, une quête des origines, un retour systématique (culturel, musical, spirituel) vers l’Afrique matricielle. Musicalement, cela passe nécessairement pour Mos Def et Talib Kweli par une réappropriation globale de l’histoire de la soul avec des samples de Gil Scott-Heron, Minnie Riperton, Delores Hall ou même « Good Hair » issu de la bande-son de Chameleon Street. Mais aussi par diverses références, placées ça et là : de Black Star, qui reprend en réalité le nom du programme de Marcus Garvey visant à rapatrier les Afro-Américains en Afrique, à « Brown Skin Lady », ode à la femme noire, l’invitant à se défaire des codes de beauté en vigueur dans les sociétés occidentales, de « Definition », qui s’inspire ouvertement du « Stop The Violence » de Boogie Down Productions et mentionne les cas tragiques de 2Pac et Biggie, à « Thieves In The Night », qui puise sa source dans un texte de l’écrivaine noire Toni Morrison, tout semble ici avoir été pensé dans l’unique but de libérer l’homme noir, de lui donner une voix, réfléchie et puissante, de faire quelque chose pour la communauté, ou tout simplement lui dire quelque chose – c’est parfois raté (l’ultime « Twice Inna Lifetime », qui perd en consistance en raison de la présence d’un grand nombre d’invités), mais c’est souvent prodigieux, comme lorsque Mos Def balance : « Me and Kweli close like Bethlehem and Nazareth ».

Mos Def et Common, qui apparait sur le titre « Respiration ». © Mika Väisänen (Wikicommons)

Mos Def & Talib Kweli Are Black Star n’est pas pour autant un album de prêcheur. C’est juste le disque de deux rappeurs qui connaissent leur histoire, qui ont passé un temps fou à se cultiver à ce sujet (rappelons qu’ils ont ouvert une librairie à Brooklyn, Nkiru), qui n’hésitent pas à piocher dans leurs racines jamaïcaines et qui ont une conception très précise de ce que doit être un MC. Pour faire simple : un mec qui se fiche de l’argent et cherche simplement à aider les gens en leur exposant le plus finement possible ce qui les entoure. Autant dire que les questions soulevées par les treize morceaux réunis ici dépassent largement le cadre du hip-hop : « Death comes, that’s how I’m livin’, it’s the next days/The flesh goes underground, the book of life, flip the page/Yo they askin’ me how old, we (livin’ the same age)/I feel the rage of a million niggas (locked inside a cage)/At exactly which point do you start to realize/That (life without knowledge is death in disguise?)/That’s why, knowledge of self is like life after death » , rappent-ils armés de rimes multi-syllabiques et avec cet accent classique de ceux qui ont passé trop de temps à écouter De La Soul ou A Tribe Called Quest.

Un hasard ? Pas vraiment quand on sait que Mos Def s’est révélé en 1996 sur l’album Stakes Is High (« Les enjeux sont élevés », en VF) de De La Soul, que son assurance derrière le MIC lui a rapidement permis d’enchainer les singles (« Universal Magnetic », tuerie) et les collaborations prestigieuses (Q-Tip, DJ Krush, DJ Honda…), mais aussi de signer chez Rawkus, point de ralliement de toute une scène underground à New York dans les années 1990. En France, ce label a toujours joui d’une belle réputation auprès d’un public dit mélomane, supposément plus apte à proposer un hip-hop exigeant créatif et vibrant que toutes ces autres structures qui, de Def Jam à Bad Boys, se soucient avant tout de vendre de la musique. Si l’on peut regretter cette dualité, elle dit au moins une vérité : oui, Rawkus a longtemps été un compagnon fidèle dès lors qu’il s’agissait de tendre l’oreille sur un hip-hop qui se réclame d’une certaine authenticité, jusqu’au-boutiste et dénué de toute concession commerciale.

D’ailleurs, à bien regarder le catalogue du label, une certitude se dégage : si Mos Def & Talib Kweli Are Black Star est un disque très important pour une génération d’auditeurs, peu nombreux au regard des ventes de DMX, Jay-Z ou Outkast à la même époque mais religieusement acquis à sa cause, il le reste aussi pour Rawkus, qui saura miser sur ce succès. Un an plus tard, la structure new-yorkaise publie ainsi les albums de Pharoahe Monch, Company Flow et l’excellente compilation Soundbombing 2 (avec six titres de Black Star), mais aussi le premier solo de Mos Def ( Black On Both Sides) qui poursuit en quelque sorte la veine sociale et cette prise de conscience noire développée sur Mos Def & Talib Kweli Are Black Star.

C’est dire si ce premier album est important dans l’histoire du hip-hop et saisit l’esprit de l’époque : enclin à la conscientisation de son propre genre, il se fait également le portraitiste aigu du fait d’être un jeune noir américain à la fin du 20ème siècle. Musicalement, la production, en grande partie assurée par Hi-Tek (dont le style rappelle parfois celui des Soulquarians), a marqué les esprits, s’autorisant parfois des des sonorités plus 80’s (« B Boys Will B Boys ») ou synthétiques (« Hater Players »). On peut également noter que les deux MC’s, vingt ans après, n’ont jamais viré de leur combat initial : d’un côté, Mos Def a milité en faveur de la révision du procès du condamné à mort Mumia Abu Jamal, protesté en Californie contre la Proposition 21, un projet de loi visant à faciliter la condamnation des mineurs membres de gangs, et accepté d’être alimenté de force afin de sensibiliser la population sur le sort des prisonniers de Guantanamo ; de l’autre, Talib Kweli s’est engagé pour la lutte contre le SIDA et a continué de publier des albums plus ou moins fédérateurs (et plus ou moins réussis) mais toujours politisés, tout en enregistrant en parallèle le maxi Hip-Hop For Respect aux côtés de Mos Def et dans le but de mobiliser la communauté contre les brutalités policières. On peut dire ce que l’on veut, mais cela n’a rien d’anodin. On appelle tout simplement ça de la constance, ce truc précieux que d’autres perdent en route.

Maxime Delcourt est sur Noisey.