L’amour du cinéma est, d’une certaine façon, une affaire de diplomatie. Tout comme les puissants de ce monde serrent des pognes ennemies pour relancer les industries de leurs contrées, le cinéphile doit souvent mettre de côté ses petites aversions personnelles pour jauger le film d’un type imbuvable. Dans ces moments-là, il faut se changer en Hubert Védrine des salles MK2, et laisser au vestiaire ses préférences culturelles pour se confronter au Grand Autre. Juger l’oeuvre, rien que l’oeuvre. Oublier tout ce qui nous fait horreur chez l’auteur, par exemple sa petite gueule d’amour taillée pour que les mémés férues d’Almodovar lui pincent les joues, et qu’on rêverait plutôt de voir redessinée par les doigts de fée de Mike Tyson ou de Jason Voorhees. Oublier son ego titanesque et ses accroche-coeurs qui semblent obstruer la moitié de son champ de vision (ça expliquerait beaucoup de choses). Oublier surtout ses sorties décomplexées (« Si un mec descend mon film alors qu’il met cinq étoiles à Fast and Furious, qu’est-ce qu’il branle à Cannes ? »). Ne considérer que son travail, ses fulgurances tantôt navrantes, tantôt électrisantes (on avait trouvé un terrain d’entente avec Laurence Anyways, où « The Funeral Party » de Cure cohabitait en harmonie avec « Pour que tu m’aimes encore »). Oublier ses préjugés, en somme, et tenter de saisir ce que l’entité derrière la caméra – on parle de Xavier Dolan, vous l’aurez compris – cherche à transmettre.
C’est là que les choses se corsent. Que Dolan n’ait absolument rien à dire n’est pas la question -nombre de cinéastes immenses n’ont rien à dire. Le problème, c’est plutôt la foule de tics qui alourdissent son cinéma, comme pour nouer agressivement un dialogue cacophonique. Voir un film de Dolan, c’est avoir l’impression qu’un enfant obèse vous tire la manche pour vous montrer son nouveau tour de magie, alors que vous tentez vaille que vaille de vous concentrer sur un concert potable de Taxi Girl : ce serait presque plaisant si le petit braillard la mettait un peu en veilleuse avec ses effets à deux balles. Rien n’y fait, il faut que Xavier parasite ses propres films à coups d’ornements superflus et dissonants, apparemment voués à nous faire basculer dans un monde qui ne nous fait franchement pas rêver. En tête de ces chichis intempestifs : ses choix musicaux.
Quand il tire du formol le « Dragostea Din Tei » d’O-Zone pour rythmer la scène de félicité de son dernier film, Juste la fin du monde (sorte de mélo apocalyptique chez Habitat), il creuse davantage le fossé qui existe entre lui et nous. Et nous met en gros dans la position de Jim Carrey quand, sous les traits de The Mask (un film toujours aussi foireux à la revoyure, quoique très sympathique), il entend un assourdissant klaxon pour la première fois : « Je crois que ce Martien veut commuiquer ».
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Allons-y donc une bonne fois pour toutes. Essayons de comprendre ce que ce Martien tente désespérément de dire en nous infligeant pêle-mêle Blink-182, Moby, Exotica et Camille. Analysons l’élan kamikaze qui le pousse à saloper ses séquences dans les grandes largeurs avec des tubes indignes du pire Fabien Onteniente. Bien sûr, on a souvent vu de très grands auteurs utiliser de la très mauvaise musique (Apocalypse Now s’ouvre bien sur les Doors, après tout). Mais comme Xavier Dolan n’est pas un grand auteur, il faut tout de même s’interroger sur l’accumulation faramineuse d’attentats popeux perpétrés depuis l’aube de sa carrière. Le comprendre, c’est déjà un peu l’aider à changer.
Hypothèse 1 : ses goûts sont proches du peuple
Pourquoi ce ne serait pas aussi simple que ça, après tout ? On pourrait très bien se dire que Xavier, comme nous tous, est partagé entre playlists plus ou moins pointues et plaisirs coupables de sa pré-adolescence. Que son cinéma s’efforce d’être brut, sincère, qu’il déshabille nos vies et nos émotions sans ambages, et que pour ces raisons-là, balancer « Wonderall » pendant l’instant de respiration de Mommy est un choix judicieux. Sur le papier, l’hypothèse se tient. Mais c’est moins son goût pour les vieux hits usés jusqu’à la corde qui pose problème, que leur insertion dans le montage : accompagner un moment de liesse avec Oasis, pourquoi pas. Mais caler le break de batterie sur une soudaine ouverture du format carré, c’est avoir la main lourde sur la candeur. En fait de candeur, d’ailleurs, on est fortement tenté de voir dans une telle surcharge un calcul savant. Une sorte de politique du romantisme #nofilter, si ostensiblement sirupeux qu’il n’a plus grand-chose de spontané.
Hypothèse 2 : il cherche l’avenir du mélo arty dans le passé de la pop mainstream
Xavier Dolan est un jeune homme de son temps. Ce qui veut dire qu’il a sans doute intégré cette règle, en vigueur du Plateau montréalais à l’Est parisien : qui n’affiche pas immédiatement ses goûts de chiottes grand public se voit déchu de ses droits de cité au sein de la sphère créative (ne dites plus : « Mon nouveau docu crowdfundé s’inspire à la fois de Jonas Mekas et de l’école de Chicago », mais dites : « Mon nouveau docu crowdfundé s’inspire à la fois des Gardiens de la galaxie et de Street Dance 3D »). Peut-être qu’au fond, le jeune Québécois entend non seulement rester au diapason de son époque, mais aussi chercher le renouvellement de sa propre mise en scène dans les canons du mainstream. Quoi d’étonnant à ce que Céline Dion devienne une habituée de ses bandes-son, à l’heure où bon nombre de ses spectateurs entendent abattre les clivages de classes ? Et si le mélodrame auteurisant de demain était pétri dans les mêmes émotions qu’un concert de variétoche 90’s ?
Hypothèse 3 : il ne cherche rien du tout, c’est lui le mainstream
Mais il se peut qu’on ait tout faux, et que Dolan se foute pas mal du label « auteur » comme de la casquette de romantique arty. Peut-être même que l’essence de son cinéma est mainstream : lui qui a récemment déclaré boycotter Cannes où il a tendance à diviser (au risque de dénoncer, rappelons d’ailleurs qu’on s’entête à ne pas lui donner sa Palme d’or) a toujours plutôt affiché les ambitions popu de ses récits. On attendait de Juste la fin du monde un huis-clos feutré et respectueux du texte de Jean-Luc Lagarce, il en tire un drama hyperactif rempli de stars françaises glamour ; les critiques lui parlent de Godard au sujet de ses influences, il répond Maman j’ai raté l’avion. Il est peut-être temps de revoir tous notre copie au sujet de ce garçon qui ponctuait ses pics de nostalgie éthérée avec le vieux hit estival d’un boys band moldave (logique : après « Wonderwall », il fallait bien repousser ses propres limites popu). ;
Hypothèse 4 : il pense pouvoir changer la merde en or
Là, on chauffe peut-être. En étant un peu psychanalytique sur les bords, on pourrait voir dans ses sélections musicales une sorte de complexe de réhabilitation. Tout se passe effectivement comme si le patient, pris de bouffées d’orgueil irrépressibles, choisissait les pires bouses sonores pour mieux les maculer de son génie, et prouver que tout ce qu’il touche se transforme en or. Il y a peut-être un peu de La Montagne sacrée de Jodorowsky dans Juste la fin du monde – sauf que Dolan lui-même tient le rôle de l’alchimiste perché, et le « Natural Blues » de Moby celui du gros étron changé en lingot.
Hypothèse 5 : il nous hait, tout simplement
Autre thèse, plus prosaïque : il est possible que l’aversion qu’on peut avoir pour Dolan soit réciproque. Peut-être que lui aussi nous a épinglé pour délit de sale gueule, et qu’il éprouve tout simplement un plaisir sadique à nous enfermer dans un living-room étriqué avec ses pires compils d’enfance jouées à fond les ballons. Tout ça parce qu’il veut régler ses comptes avec nous, spectateurs aveugles devant son étincelant génie. On aurait préféré résoudre cette histoire directement à la roulette russe, m’enfin.
Juste La Fin Du Monde sort aujourd’hui mercredi 21 septembre sur tous les écrans français.