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Que va-t-on bien pouvoir faire de Taylor Swift ?

En 2016, Taylor Swift est restée muette. Donald Trump mettait l’Amérique à feu et à sang et la chanteuse n’a pas dit un mot. Y compris lorsque Trump a adopté des positions allant clairement à l’encontre de la population LGBTQ, des valeurs féministes et d’autres causes en faveur desquelles Swift s’était, même indirectement, engagée. Son « engagement politique », s’est limité à une photo postée sur son compte Instagram, le jour des élections, sur laquelle on la voyait faire la queue devant un bureau de vote, accompagnée des mots : « Today is the day. Go out and VOTE. » [C’est aujourd’hui ou jamais. Sortez et ALLEZ VOTER !] Et même si elle a inséré au message un emoji drapeau américain, elle s’est bien abstenue de se déclarer en faveur d’un candidat. Au moment où des millions de fans dévoués étaient disposés à l’écouter, elle s’est contenté de sourire et de ne rien dire.

Il existe quelques théories qui expliquent pourquoi la chanteuse garde ses opinions politiques pour elle. Beaucoup prétendent qu’elle est secrètement conservatrice et qu’elle nourrit en privé le rêve de voir l’Amérique devenir great again. Cette théorie a bien naturellement été accueillie à bras ouvert par tous les suprémacistes blancs et néo-nazis du pays, qui ont pris son refus de dénoncer le programme de Trump comme une marque d’approbation tacite. Les sites suprémacistes comme le Daily Stormer ont fait de Swift leur déesse aryenne, dans la mesure où, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, elle ressemble à une pop-star tout droit sortie d’un rêve érotique d’Hitler.

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Selon une autre théorie, son silence servirait avant tout à protéger les intérêts de son business. Après tout, Taylor Swift est, avant toute chose, une femme d’affaires. Le moindre de ses mouvements correspond à une décision calculée, visant à atteindre le plus grand nombre de consommateurs et à faire progresser sa marque ; stratégie grâce à laquelle elle représente aujourd’hui une valeur nette de plus de 250 millions de dollars. Se lancer dans le jeu de la politique serait prendre le risque de se couper de certains consommateurs. Pourquoi dénoncer Trump alors que ses partisans ont le même pouvoir d’achat que les autres ? Et pourquoi vouloir se distancer des groupes appelant à la haine raciale, alors qu’eux aussi écoutent vos chansons sur Spotify ? Leurs croix gammées ont beau être rouge sang, leurs billets sont toujours verts.

Mais le constat est là : Taylor Swift a gardé le silence pendant toute l’année 2016, sur les réseaux sociaux, sur scène et dans les paroles de ses chansons. Ses collègues pop-stars ont fait entendre leur voix contre Trump ou ont offert leur soutien à son opposante, Hillary Clinton. Tous, de Madonna à Bruce Springsteen, en passant par les couples emblématiques comme Jay Z/Beyoncé ou John Legend/Chrissy Teigen, ont fait connaître leurs opinions. Sa meilleure ennemie Katy Perry a même écrit un hymne pro-Clinton. Mais la voix de Swift a brillé par son absence. Les célébrités n’ont évidemment aucune obligation de s’exprimer sur le plan politique, et parfois, ils feraient mieux de la fermer plutôt que d’exposer au grand jour le degré de leur ignorance crasse (tapez « celebrities + all lives matter. » dans Google, pour voir).

Mais Swift disposait d’une puissance de feu sans égal, au moment des élections de 2016. C’est une des plus grandes pop-star de la planète, si ce n’est la plus grande, et sa fanbase est très majoritairement composée de femmes blanches, une frange de la population qui a élu Trump à 53 %, malgré les innombrables déclarations misogynes du candidat, et en dépit du fameux enregistrement dans lequel il se vantait de « choper les femmes par la chatte » ou des commentaires incestueux sur sa propre fille (« Si Ivanka n’était pas ma fille, peut-être bien que je me la taperais »). La prise de position de Swift n’aurait probablement pas suffi à changer le cours de l’élection, mais son image de « fille du pays » aurait pu trouver écho dans l’Amérique profonde, là où ont échoué les stars libérales, ancrées dans les grandes métropoles. Les fans surprotectrices de la chanteuse auraient au moins été scandalisées par le tweet que Trump n’aurait pas manqué de publier dans l’heure, pour tacler leur idole en retour. On l’imagine d’ailleurs assez facilement : « Taylor Swift, chanteuse surestimée, m’attaque pour booster les ventes catastrophiques de son album, après sa rupture chaotique avec Calvin Harris. Triste ! »

Quoiqu’il en soit, les hypothèses sur l’impact qu’aurait pu avoir Taylor Swift sur les élections sont désormais vaines : le mal est fait et, chaque matin, les américains se réveillent dans un enfer encore plus cauchemardesque et embarrassant que la veille. Le niveau de stress et d’anxiété post-élections a atteint des sommets dramatiques dans tous le pays, et chez des personnes de tous bords politiques. Les américains ont peur de perdre leur assurance santé, d’être renvoyés dans leur pays d’origine, ou de se faire réduire en charpie radioactive par la Corée du Nord, au cas où leur leader ne se ferait pas brosser dans le sens du poil par Trump, un type qui n’a même pas réussi à gérer une rencontre avec les Boy Scouts of America sans que ça merde à 300 % – à tel point que l’organisation s’est vue obligée de publier des excuses officielles. Les racistes ont suffisamment pris confiance en eux pour défiler fièrement dans les rues. Les combats idéologiques ont atteint un niveau de violence inédit.

C’est dans cette cocotte-minute menaçant d’exploser à tout moment que Swift a choisi de faire son retour, avec un nouvel album, de nouveaux morceaux, donnant au monde un aperçu de ce qu’elle avait en tête l’an dernier, alors qu’autour d’elle la société s’enflammait. Et, devinez quoi ? Ça parle encore d’elle, et rien que d’elle.

La semaine dernière, elle a teasé son retour avec deux vidéos de 10 secondes qui montraient un serpent en images de synthèse, manière ridiculement maladroite d’annoncer qu’elle était prête à jouer la méchante et à se retourner contre ceux qui lui avaient fait du tort, balançant ainsi par la fenêtre tout le bullshit positif du genre « Haters gonna hate/shake it off » sur lequel elle s’appuyait jusque-là. L’annonce de son sixième album Reputation a rapidement suivi et, pas de surprise, on y retrouve Swift sur la pochette, qui a opté pour une image nettement plus dark. Rouge à lèvre noir, collier ras-de-cou, et t-shirt savamment déchiré à l’épaule, elle incarne un personnage torturé avec des résultats à peu près aussi involontairement comiques qu’Olivia Newton John clope au bec et perfecto sur le dos dans Grease.

Un single a rapidement été diffusé après l’annonce de l’album, « Look What You Made Me Do. » [Regardez ce que vous m’avez fait faire] Et ce qu’on a poussé Taylor Swift à faire reste encore à définir, dans la mesure où le morceau est, pour citer un des abrutis finis qui tient lieu de fils au Président, un « sandwich à rien ». Dans les paroles, on ne retrouve pas la spécificité propre à un vrai clash : la cible reste vague, et comme sa liste de rivaux est longue – Katy Perry, Kanye West, Nicki Minaj, la presse, chacun y entendre bien ce qu’il veut. On peut même y projeter nos propres vendettas personnelles, comme l’a fait le site alt-right Breitbart News, tweetant les paroles aux côtés de liens dirigeant vers ses articles. Difficile de savoir comment un média réputé pour ses commentaires xénophobes répétés pourrait interpréter un texte comme « I don’t like your kingdom keys, they once belonged to me. You asked me for a place to sleep, locked me out and threw a feast » [Je n’aime pas que tu aies les clés du royaume, elles étaient à moi. Tu m’as demandé de t’héberger, tu m’as enfermé dehors et organisé un festin], mais bon, avec un peu d’imagination…

En fait, c’est le clip de « Look What You Made Me Do » qui assure le sale boulot ; il regorge en effet de piques visuelles destinées à ses ennemis. Certaines sont assez légères, comme lorsqu’elle tient un Grammy Award arborant une coupe de cheveux très Katy Perry, soulignant le fait qu’elle a déjà gagné dix Grammys et que Katy attend encore le premier. D’autres sont plus vicieuses et plus méchantes, comme la séquence dans laquelle elle se prélasse dans une baignoire remplie de bijoux (estimés à 12 millions de $), mimant un pistolet avec son pouce et son index, ce qui semble faire allusion à la scène décrite par Kim Kardashian en octobre dernier à Paris, lorsqu’on a braqué une arme sur elle pour lui dérober ses diamants, et que les malfrats l’ont forcée à rentrer dans une baignoire.

Même lorsqu’elle ne le fait pas exprès, Swift n’arrive pas à éviter sa propre mesquinerie. Comme beaucoup l’ont rapidement fait remarquer, la date de sortie de Reputation est prévue le jour anniversaire du décès de la mère de Kanye West. (Un représentant du label a plaidé en faveur de la coïncidence.) Et lorsque Swift (ou, probablement, un membre de son équipe de com) a partagé le lien du clip de « Look… » sur Twitter, pendant les MTV Video Music Awards, c’est tombé juste pendant l’allocution sur scène de la mère de Heather Heyer, la femme tuée par l’attaque automobile perpétrée par un suprémaciste blanc à Charlottesville. Même s’il n’est probablement pas intentionnel, ce timing malheureux montre bien à quel point Swift est absolument déconnectée du monde qui l’entoure.

Voilà la bulle égocentrique et coupée du monde dans laquelle vit Taylor Swift. Dans un climat social débordant de problèmes graves et urgents, elle utilise sa visibilité planétaire pour raviver de vieilles rancœurs – elle est convaincue que le monde attendait impatiemment de les voir réglées, ignorant complètement la teneur des inquiétudes qui pèsent sur « les vrais gens ». Au lieu d’évoluer, en tant qu’artiste et qu’être humain, elle se complaît dans ses accrochages minables avec d’autres millionnaires, qui pouvaient intéresser le public en 2015, mais sûrement plus aujourd’hui. On pourrait dire que Reputation arrive deux ans trop tard et que Swift est bloquée dans le passée, mais ce ne serait pas exact. Elle est coincée dans sa propre temporalité, une réalité alternative dans laquelle elle est perpétuellement le centre de l’Univers.

Il y a quelque chose de très nombriliste dans le lancement de Reputation : aussi horrible qu’ait pu être l’année précédente, elle a eu quelques effets positifs. Beaucoup d’artistes, à tous les niveaux, ont fait entendre leur voix pour soutenir des causes urgentes, et encourager les progrès sociaux. Même des artistes qui, historiquement, étaient restés discrets sur la question politique, ont été galvanisés par l’effet d’entraînement. Tous ont été tellement unis contre Trump que celui-ci a vraiment eu du mal à trouver des gens qui accepteraient de jouer à sa cérémonie d’investiture, et qu’il a finalement du se résoudre à prendre des ringards comme Three Doors Down. Mais aujourd’hui, cette dynamique est éclipsée par le nuage de fumée toxique émanant des Usines Swift. La chanteuse s’apprête à pomper tout l’oxygène de l’industrie de la musique, et avec près de trois mois de promo prévus à la sortie de l’album, elle devrait monopoliser l’attention jusqu’à la fin de l’année, et bien au-delà en 2018.

Le coup d’état Swift a déjà commencé, par le biais de contrats avec des sponsors importants. Elle a engagé de gros partenariats avec Ticketmaster et UPS – et ce n’est que le début. Ce blitzkrieg commercial parfaitement orchestré va lui faire empocher des millions. « Look What You Made Me Do » a déjà battu les records YouTube et Spotify du meilleur lancement de l’histoire. Voilà pourquoi elle n’a aucun intérêt à faire des vagues avec des broutilles politiques. Le drama est le produit phare du business Swift, et le business se porte bien. Mais au lieu d’affronter sur ce créneau le plus gros adversaire possible (Donald Trump), elle a décidé de jouer la facilité et de taper plus bas, pour être sûre de gagner.