Avachi sur le sol poussiéreux de sa tente posée dans le nord de l’Irak, Ali fait glisser de la terre séchée entre ses doigts en racontant les horreurs de sa vie passée. C’est la première fois que cet adolescent de 15 ans confie son histoire. Sa mère, qui a le cœur brisé depuis la perte combinée de son mari et de ses deux aînés, refuse de parler des trois dernières années – espérant oublier ces temps maudits.
« J’ai vu quelqu’un se faire massacrer pour avoir parlé à l’armée. Et à chaque fois que quelqu’un se rendait coupable d’adultère, ils le balançaient du haut d’un immeuble, dit Ali. Pour les femmes, ils les lapidaient. Parfois, ils les mettaient au milieu de la rue avant de les tuer. »
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Ali avait 12 ans quand l’organisation État islamique (EI) est arrivée à Mossoul en 2014 – juste après que son père et ses frères ont été tués dans une frappe aérienne, qui a détruit une bonne partie de sa maison. Il n’a alors eu d’autre choix que celui d’endosser le statut d’homme du foyer. Pour faire vivre sa famille, il a commencé à vendre des bidons d’eau directement aux combattants de l’EI.
Chaque jour, les djihadistes essayaient de le recruter. Ils lui promettaient de l’argent, des voitures, de beaux habits, des armes et un aller simple vers le paradis en devenant martyr. Ali était tenté, se rappelle-t-il. Mais il avait peur que sa mère le renie.
Pour nombre d’amis d’Ali, perdre l’amour de leur mère ne faisait pas le poids face à l’effroi provoqué par la plus brutale des organisations terroristes du monde. Ils se sont engagés par dizaines, comme des milliers d’autres jeunes garçons installés dans le nord de l’Irak, en Syrie ou ailleurs. Certains ont été enlevés, beaucoup ont été contraints à s’engager et d’autres y sont allés de leur plein gré – attirés par l’aventure, le pouvoir et la sécurité. Collectivement, on les surnomme les « Lionceaux du Califat » : une armée de jeunes garçons méticuleusement embrigadés par l’EI pour former la nouvelle génération de djihadistes.
Pendant l’été, nous avons rencontré de nombreux « lionceaux » dans le nord de l’Irak. Ils nous ont expliqué comment ils ont été arrachés à l’enfance par des pensées radicales avant d’entrer dans l’âge adulte, coincés entre la terreur, la famille, l’État et l’idéologie.
Plusieurs garçons nous ont expliqué comment ils ont été recrutés dans les quartiers pauvres. Les djihadistes récupéraient des enfants âgés de 8 à 18 ans pour les emmener dans des camps d’entraînement, où leurs journées étaient consacrées à l’apprentissage du Coran. Ces enfants étaient coupés du monde. Leurs seuls « divertissements » se résumaient aux chants glorifiant le califat ou des films louant les décapitations de « koufars ».
Ils ont suivi un entraînement physique et technique poussé – se familiarisant avec un ensemble d’armes, dont certaines étaient trop lourdes pour leurs frêles corpulences. Ils ont aussi appris à fabriquer des IED (engins explosifs improvisés), et à les faire exploser. Un adolescent nous a confié que chaque matin, ses amis et lui devaient enfiler des gilets explosifs et imaginer évoluer dans des rues bondées ou se ruer sur une position ennemie afin de faciliter une offensive. Réaliser cette mission leur permettrait d’accéder au paradis, on leur disait, où des concubines vierges, du vin et la gloire les attendaient.
« Ils nous ont donné des cours pendant deux ans et 45 jours. Leur objectif était qu’on devienne comme eux, ils voulaient nous changer », dit Saif, un jeune yézidi de 15 ans, qui a été capturé par l’EI avec son frère Sari, en 2014. Après avoir validé leur formation militaire, ils ont été envoyés sur le front à Rakka pendant un an et demi. Ils ont fait feu sur des « infidèles » avec leurs AK47 et ont jeté des grenades. « Je tirais sur les infidèles. Il y avait des hommes et des femmes, se rappelle Sari. Mes amis se battaient aussi à mes côtés, donc on était excité, je suis devenu plus courageux… Tous ceux qui suivaient leur religion ont ressenti cette excitation. »
Ces jeunes n’oublient pas facilement ce passé ultra-violent. Pendant nos interviews, nous avons dû faire des pauses à de multiples reprises. Les enfants étaient parfois pris d’épisodes de colères incontrôlables, de crises de larmes ou de ricanements inquiétants quand ils parlaient des atrocités de leur passé.
« [Ces enfants] ne sont pas en bonne santé psychologique », avance le docteur Anne Speckhard, directrice d’un centre études s’intéressant à la question de la violence extrémiste. « Lorsque vous regardez de plus près les enfants de l’EI, il est très difficile d’y voir autre chose que des criminels endurcis, des monstres… La meilleure chose à faire et de les forcer à participer à des programmes de réinsertion sociale, et ce avant leur remise en liberté. »
Malheureusement, jusqu’à aujourd’hui, de tels programmes n’ont que rarement été mis en place. Les États, dans leurs arbitrages budgétaires, ne tiennent généralement pas à dépenser des deniers publics pour accompagner des combattants de l’EI dans leur réhabilitation.
Pour le moment, le futur des enfants de l’EI est sombre. Certains des gamins rencontrés sur place sont emprisonnés dans des geôles sordides, en attente d’un procès incertain, reporté sine die à cause d’un système judiciaire irakien complètement dépassé. Des enfants âgés de 10 ans passent leurs journées dans des cachots surpeuplés en compagnie d’anciens combattants aguerris de l’EI, dans une température avoisinant les 50 degrés.
Pour les plus chanceux – ceux ayant évité l’emprisonnement –, l’avenir n’est pas rose non plus. Pour certains, les camps de réfugiés constituent l’unique horizon. Pour d’autres, il s’agit avant tout de se cacher des autorités et d’une large partie de la population, demandeuse de vengeance. Un adolescent irakien rencontré après sa sortie de prison a accepté de nous parler tout en demandant à rester anonyme. Après avoir passé un mois dans un camp d’entraînement de l’EI après la conquête de sa ville par les combattants djihadistes, il en subit désormais les conséquences. Aujourd’hui, il s’apprête à quitter ses proches, sans dire à personne quelle sera sa destination, par peur des représailles.
Dans un pays qui tente de se remettre de trois années d’invasion djihadiste, le désir de revanche est omniprésent. De nombreux Irakiens ont été kidnappés, torturés, violés, assassinés – de la manière la plus barbare qui soit. Pour leurs proches, l’heure n’est pas au pardon. Quiconque a collaboré de près ou de loin avec l’EI doit payer.
Dans le village d’Houd, quelque part dans le sous-district de Qayyarah, des dizaines de maisons ont été rasées après que les habitants du coin ont décidé de se venger. On dénombre également plusieurs meurtres perpétrés en dehors de toute intervention du système judiciaire irakien.
« Il faut se souvenir d’une chose : la société irakienne est une société tribale, qui a perdu toute confiance dans son système judiciaire, précise Anne Speckhard. De plus, les armes à feu sont partout. Les gens se chargent eux-mêmes de rendre la justice. Il est plus qu’urgent de travailler avec toutes les communautés afin de réintégrer ces jeunes, et de convaincre la population qu’il faut les pardonner. »
Isobel Yeung est journaliste et productrice pour le compte de « VICE on HBO ».