C’est du jamais-vu aux États-Unis : voilà qu’un troisième grand détaillant américain prend le taureau par les cornes et décide de restreindre la vente d’armes à feu aux jeunes adultes. Tout cela tandis que le président Trump presse le congrès de prendre de sérieuses mesures pour resserrer le contrôle des armes.
Hein? Quoi?
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C’est pourtant bien ce qui se passe. La plus grande chaîne de supermarchés américaine, Kroger, a annoncé jeudi matin qu’elle ne vendrait plus d’armes à feu ni de munitions aux moins de 21 ans.
Mercredi, Walmart avait fait pareille annonce. Le géant du détail emboîtait ainsi le pas du détaillant Dick’s Sporting Goods, qui venait de faire connaître son intention de relever l’âge minimal pour acheter une arme à feu à 21 ans, en plus de cesser la vente de fusils d’assaut semi-automatiques et de chargeurs à grande capacité.
Et puis, il y a toutes ces compagnies comme Hertz, Enterprise, Avis, Delta Air Lines, Metlife, et Chubb qui peu à peu choisissent de retirer les avantages accordés aux membres de la National Rifle Association (NRA).
Tout cela arrive dans la foulée de la tuerie du 14 février dernier dans une école de Parkland, en Floride, où 17 personnes ont péri sous les balles d’un tireur de 19 ans.
Le débat sur les armes à feu semble depuis prendre une ampleur nouvelle. Est-ce que toutes ces compagnies peuvent avoir un impact sur la société? C’est ce qu’on a demandé à deux experts en la matière.
Peut-être, mais ça ne règle pas tout
Le membre associé de l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand, Francis Langlois, accueille favorablement ces nouvelles mesures. « Un des gros problèmes de la société américaine, c’est que ces objets-là sont très, très, très, très, très disponibles », rappelle celui qui est également professeur d’histoire au cégep de Trois-Rivières. « Plus c’est réglementé, moins [les fusillades] vont arriver. »
Un impact, il y en aura un, croit M. Langlois, surtout si tout le monde en vient à suivre le mot d’ordre.
Mais ce n’est pas la solution à tout. D’abord, parce qu’on estime que 40 % de la vente d’armes se fait sans aucune forme de contrôle, entre particuliers, c’est-à-dire que ce sont des personnes qui se les vendent entre elles sur internet, dans des gun shows, des foires… Ajoutez à cela qu’un gun bien entretenu, ça dure longtemps. On se retrouve ainsi avec un immense marché de revente.
Le chercheur associé à la Chaire Raould-Dandurand, Rafael Jacob, est d’un avis semblable. « Ce sont pratiquement comme des gouttes dans l’océan, quand on regarde tous les endroits où on peut acheter des armes à feu », illustre-t-il. Il reconnaît que les entreprises pourraient participer à un effet de vague, mais juge que leur impact demeure mineur. « C’est sûr qu’il n’y a rien comme une loi fédérale, parce que ça a le potentiel de venir contraindre la totalité des acteurs du secteur privé. C’est sûr que la portée est immensément plus grosse. »
Justement, les compagnies peuvent-elles influencer les politiques?
Il faut voir si ce qui se passe au Walmart reste au Walmart, où bien si le vent qui se lève va souffler jusqu’au Congrès, où les débats tournent en rond depuis des années.
Pour Francis Langlois, cette mouvance des grands détaillants américains aura un impact, dans une certaine mesure. Elle vient mettre en lumière un mouvement de fond. « Ça montre qu’il y a des gens qui sont prêts à se dresser contre les exigences de la NRA. »
Et le mouvement ne se résume pas à ces trois grands magasins. Les entreprises qui quittent le navire de la NRA ont aussi un rôle à jouer : elles viennent affaiblir un opposant de taille au changement politique qui ralentit systématiquement les débats en comités législatifs, qui conteste les lois devant les tribunaux et qui mobilise des gens ultra-passionnés.
Ces entreprises qui rompent leur lien avec la NRA viennent l’isoler économiquement, analyse Francis Langlois. En la quittant, elles rendent son membership moins attrayant aux quelque cinq millions de membres.
M. Langlois donne en exemple l’assureur Chubb qui a récemment mis fin à la politique d’assurance controversée offerte aux membres de la NRA, la Carry Guard. Surnommée la « murder insurance » (l’assurance meurtre), cette politique assumait les frais juridiques des membres qui auraient utilisé leur arme pour se défendre.
Oui. Ça existait. Et ça n’existera plus.
« Je pense que ça a beaucoup d’impact, estime M. Langlois. Maintenant qu’ils perdent ces avantages-là, c’est pas clair qu’ils vont rester dans l’organisation. »
Reste que d’aller changer des politiques, c’est une autre paire de manches
Il faudrait que les astres s’alignent de façon précise pour que se produise un changement législatif au niveau fédéral. Le mouvement des commerçants peut y contribuer, « mais est-ce que c’est suffisant? » demande Rafael Jacob, sceptique.
Il faudrait que les astres s’alignent assez bien pour qu’on voie une loi fédérale se modifier dans un avenir rapproché. Il faudrait que la pression publique continue de façon farouche jusqu’aux élections de mi-mandat de 2018, et qu’il y ait une importante vague démocrate qui déferle sur le congrès.
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Il y en a, des obstacles, avant qu’on en arrive là. En ce moment, même si Donald Trump veut des changements, il doit composer avec un congrès républicain qui est indépendant du président et qui a peu d’appétit pour l’idée de resserrer les lois sur l’achat d’armes à feu, rappelle M. Jacob.
Et même si la population américaine se dit de plus en plus favorable à un resserrement des règles, on se bute à une classe politique très récalcitrante à l’idée d’empiéter sur les droits constitutionnels américains. Ces politiciens ont une peur bleue de se mettre à dos les militants qui vouent une ferveur presque religieuse à la défense du second amendement.
« Le camp pro-NRA, pro-deuxième amendement est minoritaire actuellement. Mais cette minorité est plus puissante, dans la mesure où elle est vue comme étant mieux organisée et plus apte à causer du trouble à des législateurs qui iraient contre elle », explique M. Jacob.
Ce n’est pas impossible, d’imaginer un monde où le gouvernement fédéral américain va parvenir à resserrer les règles. Mais ça va être long. Très long, avant qu’on arrive à un changement substantiel. D’ici là, « des tragédies comme on a vues, il risque d’en avoir d’autres », laisse tomber Francis Langlois.
Justine de l’Église est sur Twitter.