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Quelques « putains de questions stupides » à Shirley Manson

Au beau milieu de notre échange à propos de This Is The Noise That Keeps Me Awake, le nouveau livre retraçant l’histoire de son groupe Garbage, Shirley Manson m’a demandé quelle « putain de question stupide » j’avais à lui poser. Avec Shirley Manson, ce genre de moment est monnaie courante. Comme on le comprend en lisant le bouquin, Manson et Garbage ont du faire face à un paquet de putain de situations stupides tout au long des 24 années qu’ils ont passés dans les eaux trouble de l’industrie musicale. Mais aujourd’hui, Shirley, à qui il est déjà arrivé de sauter dans un avion en Écosse pour aller rejoindre trois inconnus dans le Wisconsin en quête d’absolu rock’n’roll, a fait le tour de la question, et elle a bien gagné le droit de dire « non » quand elle n’a plus envie de supporter les conneries des autres.

Au bout du compte, This Is The Noise That Keeps Me Awake raconte l’histoire d’une survie. Le groupe a passé son temps à se battre contre les maisons de disques, les maladies, les modes, et un million d’autres petites emmerdes, pour réussir à s’imposer à l’échelle internationale. Il est arrivé que la pression amène le groupe à se séparer – comme lors de leur hiatus de 7 ans, entre 2005 et 2012. Mais il existe un lien particulier entre les quatre membres de Garbage – Manson, Butch Vig, Duke Erikson et Steve Marker – qui les ramène toujours les uns vers les autres. Contre toute attente, le groupe demeure l’un des seuls survivant de l’ère post-grunge, continuant encore à repousser ses propres limites.

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Voilà quelques questions, d’un degré de stupidité variable, qu’on a posées à l’incomparable leadeuse de Garbage, à propos de ce beau livre très grand format débordant de photos en couleurs, de documents exhumés et d’histoires intimes sur le groupe.

Noisey : Ce bouquin est sacrément volumineux. Pas vraiment le genre de truc qu’on amène dans le bus. Est-ce que ça ajoute quelque chose à l’expérience de se dire qu’on va devoir rester assis chez soi pour le lire ?
Shirley Manson : Probablement – de manière inconsciente. Mais pour être tout à fait honnête – et c’est une manière vraiment glauque de voir les choses – on en est arrivés au point où on s’est dit : « Bon, on est vieux. On va mourir. » Littéralement mourir. On voulait compiler un truc qui fasse office de testament pour nos enfants, qui témoigne de tout le travail qu’on a accompli. Ça n’allait pas plus loin que ça – même si c’est un peu macabre, je le reconnais. Généralement, ce n’est pas le genre de raison qui te donne envie de faire quoi que ce soit, mais pour nous, ça a été le moteur. On s’est donc tournés vers notre manager et on lui a dit : « Écoute, on veut faire un livre pour nos enfants » – tous les membres du groupe ont des enfants, sauf moi, mais j’ai une nièce et un neveu dont je suis totalement folle. Le temps qu’ils deviennent adultes et qu’ils en aient quelque chose à foutre, on sera probablement morts. Alors est-ce qu’on peut compiler un truc pour eux ? Et il nous a regardés comme si on était tarés, ce qui est le cas, et il a répondu : « OK, on va y réfléchir. » Donc, non, clairement, l’idée n’était pas de le trimballer dans le bus ou dans ta poche. [Rires]

Comment a t-il été compilé ?
Ça a été un putain de cauchemar. Vraiment. Ça a été une expérience désagréable, et j’espère qu’on n’aura plus jamais à le refaire. En plus de l’aspect pratique, de devoir rassembler tout le matériel éparpillé dans nos maisons, nos greniers, nos caves, il y a eu les problèmes divers auxquels on a dû faire face – il y a eu de grosses inondations chez moi, chez Butch, dans notre studio. Beaucoup de choses ont été détruites, ce qui est super triste.

On a également eu pas mal de soucis avec les différents labels sur lesquels on a signé tout au long de notre carrière, qui nous ont parfois refusé la permission d’utiliser nos propres trucs. Et puis d’un coup, on s’est pris en pleine gueule la leçon n°1 que t’enseigne l’industrie musicale : le groupe paye pour tout – absolument tout, jusqu’aux moindres petits timbres – et ne possède rien. Et ça, ça m’a plongé dans un état d’esprit très rageur, ça m’a rendue très combative. Il y a eu deux ou trois moments où j’ai fini en larmes. Mais on a fini par y arriver et on en est très fiers. Il est vraiment beau.

Le bouquin évoque vraiment souvent votre lutte contre l’industrie musicale. Est-ce qu’il y a des choses que vous reconsidérez aujourd’hui ? Des choses que vous regrettez avoir fait ?
Il y a quelques trucs dont on parle dans le livre, oui. Il y a un clip qu’on nous a plus ou moins forcés à faire. En gros, on nous a menacé, genre « si vous ne le faites pas, on vous vire. » On nous a donc fait une offre qu’on ne pouvait littéralement pas refuser. Mes plus grands regrets, vraiment, c’est de ne pas avoir compris le fonctionnement de l’industrie musicale, et d’avoir été poussée à dépenser autant de fric pour des vidéos, des visuels, des photos dont on n’avait pas la propriété. On a dépensé des millions et des millions de dollars, et 20 ans plus tard, rien ne nous appartient. Pas le moindre truc.

Sur le tournage du clip de « Cherry Lips » – Photo de Roxy Erickson, la fille de Duke

Tes relations avec le management et les labels semblent avoir été un véritable enfer…
Je ne parlerais pas de véritable enfer, mais il y a eu des moments très difficiles, c’est clair – et exacerbés par le fait que je suis une femme. Exacerbés aussi par le fait que je suis la plus jeune membre du groupe. Donc oui, il y a eu des moments très durs, mais d’un côté, si c’était facile, tout le monde le ferait, pas vrai ? Je suis assez fière d’avoir réussi a traverser tout ça sans m’effondrer. Je n’ai jamais manqué un seul concert. Et je trouve que ça, c’est putain de badass ! [Rires] Je suis fière de moi ! Je veux dire, il y a un truc qui me plaît là-dedans, d’être allée tenir tête à ces putain de nababs des maisons de disques. Qu’ils aillent se faire foutre.

Je suis sûr qu’il y en a plein qui n’ont sûrement plus de boulot à l’heure qu’il est.
C’est marrant que tu dises ça, parce que je crois qu’un des trucs les plus satisfaisants, quand on a fini le bouquin, ça a été de se dire : « On est toujours là et tous ces trous de balles ont disparu. » Ça vaut le coup d’être noté, ce genre de remarques.

Une des choses que je trouve les plus difficiles, quand il s’agit d’écrire sur un groupe, c’est qu’on raconte l’histoire du groupe dans son ensemble, mais qu’on perd celle des individus. Est-ce que cet aspect t’a inquiété ?
J’avais déjà réglé ce problème dans ma tête, parce que je savais que le genre de bouquin que je ferais serait très différent de celui que le collectif a fait. Les membres de mon groupe sont bien plus réservés que moi, et bien plus pragmatiques. J’ai le sentiment de n’avoir rien à perdre en étant aussi franche que possible. Mais je fais partie d’un groupe, et mes actions et mes paroles ont des répercussions sur les autres, et il faut que je fasse attention à certains trucs que je raconte, tu vois ce que je veux dire ?

Est-ce que ça veut dire que tu comptes écrire tes mémoires un jour ?
Putain, un peu oui ! Un jour je le ferai. [Rires]

Et là tu pourras balancer tous les détails sordides.
En fait, c’est juste une version subjective des événements, non ? Et je ne dis pas que la mienne sera plus vraie que la version de Butch, de Steve ou de Duke. Mais ce sera la mienne. Et tu m’aideras, hein Dan ?

Oui, on est en plein entretien, là.
[Elle prend un accent bidon de vieux new-yorkais] T’as l’boulot, mon gars. Tu l’as décroché il y a longtemps, dans ce resto à New York. [Rires]

Qu’est-ce qu’il fallait, selon toi, passer sous silence pour…
…Dan, tu es vraiment putain de bon dans ton domaine. Désolé, j’ai zappé ta question, il va falloir me la reposer, mais tu es vraiment bon dans ton domaine.

Ce n’est pas comme ça que tu vas m’avoir.
[Rires] Non, je crois que tu as besoin de l’entendre. Les gens qui font ton boulot ne l’entendent pas assez souvent. Bref, continuons, quelle putain de question stupide est-ce que tu voulais me poser ?

Oh, je sais plus. On s’arrête là ? Je suis censé faire quoi quand on me dit que mes questions sont « stupides » ?
[Rires]

Bon, OK, alors voilà une question vraiment très stupide.
Vas-y.

Dans le bouquin, il y a 20 ans de photos de presse. Tu es très forte quand il s’agit de te faire prendre en photo. Hyper naturelle. Quand je prends des photos, on dirait un gamin qui se fait faire le portrait en entrant en sixième. Comment je peux faire pour avoir de meilleures photos ? Donne-moi des trucs.
Oh, ta gueule. Arrête d’essayer de m’extorquer des compliments. Je ne vais même pas répondre à ta question.

T’es obligée.
Je ne suis pas obligée. Tout ce que je peux te dire, c’est que j’ai eu l’immense privilège de me faire photographier par des génies, vraiment. C’est ce que les gens ne comprennent pas. Ça n’a rien à voir avec le sujet. Tout dépend de la personne derrière l’objectif.

Bon, mais alors comment est-ce que tu fais pour choisir la bonne personne ? Toutes ces photos sont magnifiques, chacune à leur manière.
J’ai été super maline. Je vais paraître arrogante, mais j’étais très maline pour choisir les gens avec lesquels on travaillait sur le plan visuel. Je le sentais d’instinct, quand il fallait décider qui serait la bonne personne, à un moment précis de notre évolution. Je prenais l’imagerie du groupe très au sérieux. Ce n’était pas considéré comme un truc si cool que ça. C’était l’époque post-grunge, et ce qui était cool, c’était de donner l’impression que tu n’en avais rien à foutre. Et on est arrivés en donnant l’impression qu’on en avait quelque chose à foutre. On a choisi un super photographe de mode, on a fait appel à une équipe de stylistes de haute couture pour se faire maquiller, se faire coiffer, avoir des sapes. On allait vraiment à contre-courant de l’époque, et de fait, on ne ressemblait à personne d’autre. Et on a continué dans cet esprit-là.

Une photo pour la tournée Version 2.0 signé Joseph Cultice.

À un moment donné dans le livre, tu déclares que si tu avais laissé les mecs gérer, vous auriez juste porté des chemises de bûcheron.
C’est vrai, même s’ils ont bon goût. Ce ne sont pas des débiles non plus. Ils approuvaient mes suggestions. Ils auraient facilement pu s’y opposer – et ils l’ont fait de nombreuses fois, sur de nombreux sujets. Mais ils comprenaient l’intérêt de s’entourer de ces gens qui allaient nous faire des looks incroyables, plutôt que des looks de base. Pourquoi avoir un look basique, quand on peut avoir un look spectaculaire ?

Je ne sais pas, je n’ai jamais essayé, mais il y a une photo là-dedans qui est très subtile. C’est une photo qui a fini dans SPIN après avoir été retouchée, mais dessus, tu pisses nonchalamment par terre. Et la légende ne m’a pas fourni beaucoup d’explications. Pourquoi est-ce que tu es entrain de pisser, sur cette photo ?
Eh bien, parce qu’on avait été invités à participer au shooting du calendrier de SPIN Magazine, et je savais qu’il y allait avoir les photos de 12 groupes différents, et on voulait que la nôtre se démarque – parce que tu es là pour ça, non ? Tu n’es pas là pour te fondre dans la masse. Tu es là pour que ta photo soit celle dont tout le monde parle. Et si tu penses au rock’n’roll, tout a déjà été fait, par tout le monde. Combien de fois on va devoir encore se fader des groupes qui explosent leurs guitares par terre ? Ça a déjà été fait. Je me disais donc que l’image d’une femme, habillée normalement, mais sans culotte, en train de pisser par terre, l’air de rien, c’était… on ne voit pas ça tous les jours quoi ! Je me suis dit que ce serait une image vraiment saisissante. Et c’est ce qu’on a fait.

Et ils l’ont photoshopée avant qu’elle soit publiée ?
Ouais, SPIN ont fini par nous appeler, et ils nous ont dit « Bon, nos annonceurs vont péter les plombs. On ne peut pas publier la photo telle quelle. » Et comme tu peux l’imaginer, j’étais atterrée.

Ça compromet toute ton intention de départ.
Exactement. Bienvenue dans l’industrie musicale. Quelle merde.

Dan Ozzi est sur Twitter.