Dans les années 1970, la Belgique a connu sa deuxième vague féministe. Après une première vague portée par des revendications sociales et axée sur les droits fondamentaux comme le droit de vote, le débat portait désormais sur la libération du corps, la sexualité, les violences sexuelles et conjugales ou encore la question de l’égalité des genres au travail. Notamment sous l’impulsion de différents groupes structurés comme Dolle Mina en Flandre, les ouvrières du collectif Marie Mineur en Wallonie ou encore le Front de Libération des Femmes (FLF) à Bruxelles, les femmes sont descendues dans la rue pour se faire entendre. La décennie a été marquée par un climat politique fertile. « Le privé est politique », disait-on à l’époque.
En réalité, même si on parle encore assez souvent de « vagues » dans l’histoire de l’émancipation des femmes, cette notion est assez critiquée, car elle est historiquement insuffisante : l’émancipation ne se produit pas par vagues, c’est une lutte continue. Et cette lutte n’a pas non plus commencé seulement en 1830 – date de la première vague féministe – mais dure en réalité depuis des siècles.
Videos by VICE
Quoi qu’il en soit, on a parlé avec deux féministes qui, en première ligne, ont été témoins de cette période. Avec leurs souvenirs, elles dressent un petit tableau de ce à quoi ressemblait leur militantisme, et redonnent un peu de couleurs aux photos en noir et blanc.
« C’était très amusant et convivial, même si on n’avait rien fait pour que ça le soit », me confie Lieve Snellings (68 ans), qui a participé à de nombreuses actions dans le passé (et continue de militer encore aujourd’hui). À l’époque, les féministes se sont mises à faire des « maisons des femmes » leurs nouveaux lieux de rencontre. Ces maisons ont été montées un peu partout dans tout le pays, principalement dans les villes. Il s’agissait de safe spaces avant l’heure, où les hommes n’avaient pas le droit d’entrer. Une maison de femmes, c’était un lieu de discussion et de soutien pour les féministes.
« Attention, il y avait aussi beaucoup de travail politique, poursuit Lieve. Une maison des femmes disposait de plusieurs groupes de travail. Il y avait une “gazette des femmes” pour les membres. Les week-ends, on mettait également en place plusieurs activités, comme des ateliers de chant – de chansons militantes féministes –, des cours d’autodéfense ou des “balades lesbiennes à vélo”. »
Greta « Spandoek » Craeymeersch (80 ans) se rappelle aussi de ses actions féministes passées. Elle possède notamment une boîte à souvenirs remplie de photos, qu’on a pu consulter par l’intermédiaire de l’Amsab (l’Institut d’histoire sociale de Gand, qui conserve des archives sur les mouvements humanitaires et sociaux). « En 1972, j’ai décidé de prendre le train pour Bruxelles depuis la Flandre occidentale, se souvient Greta. Une action féministe s’y déroulait, je voulais y aller pour écouter ce qui allait se dire. » Cette action, c’était la toute première journée nationale de la femme en Belgique, le 11 novembre 1972, au Passage 44 – Simone De Beauvoir allait notamment y prendre la parole. Ce jour-là, du côté francophone, un ouvrage collectif, le Petit Livre Rouge des Femmes, s’est vendu à 15 000 exemplaires.
Depuis, l’enseignante qu’elle était a étroitement été associée aux Dolle Mina de Gand. « J’étais une exécutante, pas une penseuse, explique-t-elle. J’ai surtout travaillé en coulisses : je rédigeais des rapports, tapais et envoyais des lettres, passais des coups de fil, allais à la banque, faisais des courses, confectionnais des banderoles… » C’est tout ce travail acharné qui lui a valu le surnom de « Spandoek » (bannière, en néerlandais).
Lors des manifs, Greta avait l’habitude de marcher en tête de cortège avec un mégaphone planté devant son visage : « J’avais une voix qui portait et je ne voulais pas être reconnue, d’où le mégaphone, explique-t-elle. Je vivais avec mon compagnon sans être mariée, ce qui était inhabituel pour l’époque, surtout pour une enseignante. Je voulais m’éviter des ennuis au travail – on pouvait être renvoyées à cause de ça, il suffit de penser à Eliane Morissens (une enseignante et activiste belge qui s’est vu refuser une promotion au poste de directrice en 1977 parce qu’elle était lesbienne, NDLR).
Lieve garde en tête un souvenir particulièrement marquant lors de la visite du pape, en 1985. « Il était contre la pilule, l’avortement, les lesbiennes, gays, bis et trans, dit-elle. Il allait de soi qu’on se devait de battre le pavé. Trente-deux femmes ont brandi des pancartes portant des slogans comme “Mieux vaut être lesbienne que pape”. “Mais la gendarmerie nous a arrêtées. Ils nous ont dit qu’il était interdit de s’adresser de la sorte à un chef d’État ami. On a alors déchiré une partie de la pancarte et on a continué avec “Mieux vaut être lesbienne”. »
Cela dit, le défilé a surtout été remarqué en raison des bruits particuliers que les femmes ont émis. « On était fort inspirées par le Women’s Pentagon Action (un mouvement féministe américain, NDLR), donc on a décidé de ne pas scander de slogans mais plutôt d’exprimer nos sentiments par des cris indistincts. On a exhalé le passage de la tristesse à la colère et à la résistance. Jamais auparavant on avait reçu autant d’attention… C’était une action réussie qui nous a donné, à nous les féministes, une tonne d’énergie. »