Qui était Billy Milligan, l’homme aux 24 personnalités ?

Lequel d’entre nous, trop souvent déçu par la banalité de son existence, n’a jamais rêvé de tout plaquer, de partir loin et de tout recommencer sous un nouveau nom, avec une nouvelle personnalité et une nouvelle vie ? Et si nous avions, au contraire, la possibilité de vivre plusieurs vies à la fois ? C’est une idée folle, mais c’est aussi une forme de maladie mentale bien réelle.

Leonardo Di Caprio, dont les rôles ne cessent de se complexifier avec l’âge, interprètera en 2017 dans The Crowded Room le personnage de William Stanley Milligan, un criminel américain plus connu sous le nom de Billy Milligan — pas un “quelconque” psychopathe, mais le cas de trouble dissociatif de l’identité le plus controversé de l’histoire.

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Sa vie a inspiré plusieurs oeuvres : au théâtre, avec la pièce italienne 24 volte Billy, signée Cinzia Tani ; en littérature, avec le livre Les Mille et Une Vies de Billy Milligan de Daniel Keyes ; et, enfin, le cinéma. C’est d’ailleurs de la biographie signée Keyes que Di Caprio s’est inspiré pour son futur rôle.

En attendant la sortie du film de l’acteur oscarisé, vous pouvez voir Split (qui est sorti en salles le mercredi 22 février), dans lequel James McAvoy incarne un personnage très proche de celui de Milligan.

“Toutes les scènes et les dialogues sont reconstruits à partir des souvenirs de Milligan”, explique Daniel Keyes dans la préface de sa biographie. “Les séances de thérapie sont tirées directement des enregistrements, je n’ai rien inventé”, affirme-t-il en insistant sur la véracité de l’histoire. “L’un des plus gros problèmes auxquels j’ai eu à faire face, en commençant à écrire, a été la mise en place d’une chronologie, car souvent, depuis sa plus tendre enfance, Milligan avait ‘oublié’ des périodes de temps entières – il prêtait rarement attention aux horloges et aux calendriers, et bien souvent il avait trop honte d’admettre qu’il ne savait pas quel jour ou quel mois on était”, conclut-il.

Billy Milligan a eu une vie difficile, et son enfance a été particulièrement dramatique. Il naît à Miami le 14 février 1955, et juste après sa naissance, sa mère Dorothy et son père — un comique qui avait des problèmes d’argent, d’alcoolisme et de jeu — se séparent.

À l’âge d’un mois à peine, Billy manque de mourir à cause d’une tumeur à l’oesophage. Peu avant ses 4 ans, son père se suicide et sa mère décide de déménager. Dorothy se remarie alors avec un homme dérangé, Chalmer, qui commence en 1963 à abuser sexuellement de Billy, alors âgé de 8 ans.

À cause de son enfance particulièrement difficile, Billy commence dès le plus jeune âge à souffrir de troubles dissociatifs caractérisés par une discontinuité de l’intégration normale de la conscience, de la mémoire, de l’identité, de l’émotion, de la perception, de la représentation du corps et du comportement. Et son adolescence ne se passe pas franchement mieux.

Le cas de Billy Milligan est unique dans la mesure où les personnalités qui peuplent son esprit ne sont pas deux, mais vingt-quatre.

À 15 ans à peine, il est interné pour la première fois dans un hôpital psychiatrique, le Columbus State Hospital, où le docteur Harold T. Brown lui diagnostique une “névrose hystérique avec aspects passifs-agressifs.”

Sa vie est un long tunnel de confusion et d’absence, entrecoupé de rares et brefs moments de lucidité lors desquels il tente de se suicider : sa première tentative de suicide survient à l’âge de 16 ans. Pourtant, à chaque fois, ses personnalités les plus fortes et “dominantes” prennent le contrôle de son esprit et l’empêchent de mettre fin à toutes les consciences qui, à l’intérieur de lui, vivent simultanément.

Dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, la maladie de Billy Milligan est définie comme trouble dissociatif de l’identité, et se caractérise par la présence d’au moins deux identités chez un même individu (chacune ayant sa propre façon de percevoir et d’interagir avec le monde). Mais le cas de Billy Milligan est unique dans la mesure où les personnalités qui peuplent son esprit ne sont pas deux, mais vingt-quatre.

Billy commence à manifester les premiers signes de la maladie dès l’enfance. L’un des symptômes les plus évidents de la pathologie est l’amnésie dissociative : Billy semble avoir beaucoup de mal à se souvenir des choses et paraît souvent absent.

Déjà, à l’âge de 4 ans, on distingue deux personnalités chez Billy : Christene, une petite fille dyslexique de trois ans qui apparaît à chaque fois qu’il est grondé ou puni, et Shawn, un garçon sourd de 4 ans qui émet une sorte de ronronnement étrange avec la bouche pour prévenir des vibrations de son crâne.

Les événements qui se succèdent dans la vie de Billy contribuent progressivement à donner de nouvelles faces à cette étrange mosaïque, à faire naître de nouvelles personnalités et de nouvelles obsessions — par exemple Danny, un garçon de 14 ans qui aime peindre des natures mortes. Il naît alors que le beau-père de Billy le bat, et il a deux phobies majeures : il a peur des hommes à cause de la violence de Chalmer, et de la terre car, un jour, le beau-père le contraint à creuser sa propre tombe pour l’enterrer vivant.

À mesure qu’il grandit, les personnalités de Billy se multiplient. Elles proviennent de plusieurs villes et n’ont pas toutes le même âge, ni les mêmes centres d’intérêt ou traits de caractère : il y a Christopher, 13 ans, frère de Christene ; Ragen Vadascovinic, 23 ans, un Yougoslave doté d’une force incroyable et qui parle vraiment le serbo-croate ; Arthur, 22 ans, un Londonien qui lui parle (et écrit) couramment l’arabe ; Adalana, une lesbienne ; et Philic, qui au contraire est homophobe.

Ce qui rend ce cas encore plus incroyable, c’est qu’il semble que les personnalités de Billy soient conscientes les unes des autres et qu’elles aient établi entre elles une sorte de code éthique qui s’appuie sur cinq règles principales : ne pas dire de mensonges ; protéger les femmes et les enfants ; rester chastes ; rester actives intellectuellement — en ayant de nombreux centres d’intérêt et en se spécialisant dans certaines disciplines — et ne rien voler aux autres personnalités.

Mais pourquoi Billy Milligan est-il devenu un cas médiatique, et pas seulement clinique ?

« Je me rends désormais compte […] que quand la police est venue me chercher à Channigway, en vérité elle ne m’a pas arrêté. Elle m’a sauvé. Je suis désolé que des personnes aient du souffrir avant que cela arrive, mais j’ai l’impression qu’après vingt-deux années Dieu a enfin décidé de me sourir. »

Tiré du livre “Les Mille et Une Vies de Billy Milligan” de Daniel Keyes.

Billy a eu des problèmes avec la police dès l’adolescence : la première fois qu’il est arrêté — pour avoir agressé, séquestré et violé deux prostituées — il a 17 ans. D’autres infractions suivent bientôt : vol de médicaments, vol à main armée, agressions sur plusieurs aires de repos dans les comtés de Fairfield, en Californie, et Hocking, Ohio ; mais la goutte qui fait déborder le vase survient lorsqu’il est arrêté le 27 octobre 1977, accusé d’avoir enlevé, violé et volé en pleine journée trois étudiantes de l’Ohio State University.

Après que David, l’une de ses personnalités, a révélé à la psychiatre chargée de le suivre durant son procès, l’existence des 23 autres identités, l’étendue de la bizarrerie de Billy commence rapidement à émerger.

C’est ainsi qu’il commence à suivre une thérapie et qu’au cours de son séjour au sein du département psychiatrique du Harding Hospital à Worthington, dans l’Ohio, il parvient enfin à fusionner toutes ses personnalités et à en développer une nouvelle, omnisciente, qui prendra le nom de Maestro. Ce stratagème lui permet de maintenir temporairement une forme d’intégrité qui, rapidement, à cause de la tension liée au procès et de ses antécédents, finira par se désintégrer et verra resurgir l’ensemble de ses 23 personnalités.

Un documentaire produit en 1985, quand Milligan avait affaire à la justice de l’Ohio.

Mais qui est vraiment William Stanley Milligan?

En soi, le cas de Billy a quelque chose d’angoissant mais aussi de délicat, comme un équilibre extrêmement complexe qui risque en permanence de se rompre et de s’effondrer. Sommes-nous si sûrs de notre perception de la conscience comme étant unique ? Pouvons-nous affirmer avec certitude que Billy était une seule et unique personne, et que les 23 autres personnalités n’existaient pas ? Nous ne connaissons pas encore l’ensemble des capacités de notre cerveaux, et nous sommes peut-être capables de “jongler” avec le temps et l’espace de manière bien plus étonnante que nous ne l’imaginons.

Chaque jour, la médecine, la chimie et la physique accomplissent des pas en avant extraordinaires et, quand elles travaillent de concert, elles obtiennent des résultats encore plus surprenants. La physique, en particulier, ne cesse de nous montrer à quel point il est nécessaire de toujours douter de ce que nous croyons savoir.

Pour tenter d’y voir plus clair, nous pouvons justement nous appuyer sur la physique : le terme “ entanglement” signifie littéralement “enchevêtrement”, “imbrication”. En mécanique quantique, ce terme désigne l’inséparabilité des éléments d’un système, c’est-à-dire la corrélation entre des objets physiques séparés par une distance quelconque.

Partons du début : en 1964, le physicien John Stewart Bell démontre l’incompatibilité entre les principes physiques de localité et de réalité, qui étaient jusque-là les pierres angulaires de la physique — pour qu’une quantité physique soit réelle, il faut pouvoir établir avec certitude sa valeur, sans perturber le système dans lequel elle se trouve.

La notion de localité nous dit que des objets distants ne peuvent avoir d’influence directe l’un sur l’autre car toute information voyage à une vitesse forcément limitée et non infinie. Quand j’essaie d’observer un objet dans le cadre de la mécanique quantique, cependant, mon opération de mesure la perturbe fortement : je ne peux déterminer l’état dans lequel il se trouve avec certitude et précision, il y a une probabilité non négligeable que je me trompe.

J’ai alors deux possibilités : soit la description d’un phénomène déterminé fournie par la mécanique quantique est incomplète, soit les deux objets ne peuvent exister simultanément. Si l’on considère que les deux options sont valides, on tombe alors effectivement dans un “enchevêtrement” absurde et inextricable.

Cet enchevêtrement semble pouvoir s’appliquer aussi au domaine des neurosciences. Dans un système traditionnel (non-quantique), prévoir le futur d’un système est une opération plutôt directe car chaque particule occupe une position spécifique à chaque instant. À l’inverse, dans un système quantique, une particule peut occuper deux positions simultanément, une propriété connue comme le principe de superposition.

La physique ne cesse de nous montrer à quel point il est nécessaire de toujours douter de ce que nous croyons savoir.

Au début des années 90, le physicien et mathématicien Roger Penrose et l’anesthésiste Stuart Hameroff commencent à examiner la structure de la conscience humaine, ce qu’ils appellent “The Hard Problem of Consciousness“, à travers la mécanique quantique.

Selon leur théorie, la conscience trouve son origine dans le cerveau, et plus précisément dans le cytosquelette : une armature de filaments protéiques qui donnent leur forme aux neurones. On appelle ces filaments des “microtubules” et, selon Hameroff, ce sont eux qui sont chargés de l’élaboration quantique et qui maintiennent une connexion instantanée entre les cellules, quelle que soit leur distance.

La sous-unité qui compose ces organismes cellulaires est une protéine, la “tubuline”, qu’on pourrait comparer aux bits d’un ordinateur, ou plutôt aux bits quantiques — les qbits. Quand les microtubules présents dans le cerveau se trouvent “enchevêtrés”, les qbits sont en mesure de rester un certain temps en phase de superposition quantique : la tubuline réussit donc à prendre différentes formes géométriques et temporelles en même temps.

La théorie audacieuse des deux scientifiques a été récemment corroborée par un groupe de chercheurs du National Institute of Material Sciences de Tsukuba, au Japon, qui ont pu observer des vibrations quantiques à l’intérieur des microtubules neuraux.

Hameroff s’interroge : “L’origine de la conscience reflète notre place dans l’univers, la nature même de notre existence, explique-t-il. La conscience a-t-elle évoluée à partir d’un algorithme complexe unissant les neurones du cerveau humain, comme le soutiennent la plupart des scientifiques ? Ou a-t-elle au contraire toujours existé, comme l’affirment des approches plus métaphysiques ?”

Et c’est précisément cette question qui nous ramène vers notre sujet initial. Si même le père de cette théorie n’exclut aucune possibilité concernant l’origine et l’état de la conscience — qu’elle soit unique ou multiple —, comment pouvons-nous affirmer que Billy n’ait pas réellement été à la fois Billy, Danny et Christene, par exemple ?

Les diverses personnalités de Billy possédaient des informations distinctes les unes des autres, des connaissances propres, et semblaient provenir d’endroits différents et ne pas avoir le même âge.

Le débat entre unicité et multiplicité est récurrent dans le champ scientifique. Pensez par exemple à la théorie du Multivers. Comme on peut le lire dans un autre article : “Des milliards d’univers — et de galaxies et de copies de chacun de nous — se superposent sans pouvoir communiquer entre eux et sans pouvoir connaître la véritable réalité […] Mais s’il existe une copie de nous dans chacun de ces univers et qu’il en existe une infinité, quel est le véritable “moi” ? L’une de ces versions de moi est-elle meilleure ou plus authentique que les autres ? Comment pourrais-je savoir ce qu’est la “vraie” nature de la réalité si une version de moi croit en l’existence du multivers, et une autre non ?”

Sommes-nous uniques ? Sommes-nous multiples ? Il existe certainement encore des “variables cachées” dans les lois qui régissent l’esprit humain et la physique. Pour l’heure, nous sommes incapables de donner une réponse unique et définitive à cette question. Mais en attendant, on peut toujours aller au cinéma et se la poser en regardant James McAvoy et Leonardo Di Caprio réinterpréter l’étrange histoire de Billy Milligan, l’homme aux 24 personnalités.

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