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Santé

De la difficulté d'avoir un père porté sur le culte du corps

Ou comment la virilité exacerbée de mon géniteur m’a rendue alcoolique et anorexique.
Image extraite du film La Solitude des nombres premiers (Saverio Costanzo, 2011)

Cet article a été initialement publié sur VICE Australie.

Lors de ma cérémonie de remise des diplômes, j'étais à mon « poids idéal », à savoir 1,80 m pour 50 kg d'anémie et de membres disloqués. J'avais constamment faim et je m'évanouissais souvent. J'étais anorexique. J'adorais ça.

Même après avoir enfilé ma robe taille 34 et effectué mes deux heures et demie de cardio quotidiennes, j'avais jugé bon de mettre une gaine. La soirée a pris une tournure inattendue lorsque, après mon sixième verre de Prosecco, mes amis m'ont trouvée vautrée par terre dans les w.-c., en pleine crise de délire. Mes chevilles s'étaient mises à trembler, ma vision à se brouiller – c'est pourquoi je m'étais cachée là pour avoir un peu d'intimité. J'ai bafouillé une excuse, repris mes esprits et récupéré mon diplôme.

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Âgée de 18 ans à l'époque, j'étais touchée par un trouble alimentaire qui n'avait rien de nouveau. J'avais commencé à réduire mes portions de nourriture car j'assimilais « minceur » à « grandeur ». Je pensais sincèrement qu'en dépit des évanouissements et des maux d'estomac perpétuels, il y avait quelque chose de plus « grand » que mon trouble, que ma légèreté finirait par faire de moi une entité flottante et impassible. Je ne voulais pas ressentir d'émotions, et surtout pas de la frustration ou de l'anxiété. Je voulais simplement réussir dans la vie, et je tirais mon inspiration de la personne que j'admirais le plus au monde : mon père.

Il avait toujours été athlétique, touchant un peu à tout, du basket amateur à la natation. Il se démarquait toujours. Lorsqu'il a épousé ma mère, il mesurait 1,95 et avait la peau bronzée. Sur leurs photos de mariage, ses dents sont encore plus blanches que la robe de ma mère. Son apparence à elle passe toujours au second plan. Il a toujours aimé être le plus bel homme de la pièce, et faisait tout pour que les gens le remarquent. Il se qualifiait lui-même de « bel homme ». Voilà ce que voulait dire être un homme pour lui – être beau.

L'un de mes premiers souvenirs se rapporte à la fois où mon père m'a réveillée avec un jus de cannabis. Je devais avoir neuf ans tout au plus, mais je me souviens encore du goût râpeux et terreux de la concoction. « Bois ça », m'a-t-il ordonné, le sourire aux lèvres. J'ai fait ce qu'il m'a dit et j'ai avalé l'eau grisâtre. « Ça va te rendre forte », m'a-t-il assurée. Après quoi nous avons fait notre jogging quotidien de 5 km. Il courait toujours devant, et j'avais beau être essoufflée, mes jambes maigres suivaient le rythme. De retour à la maison, il saluait ma mère d'un, « Marie, tu devrais venir avec nous la prochaine fois. On a brûlé 1 000 calories… Un peu de jus de cannabis ? Ça te ferait du bien. »

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Ça te ferait du bien.

Mon père s'entraînait jusqu'à épuisement, suivait un régime, subsistait uniquement grâce aux jus de légumes, se noyait dans l'alcool, évacuait sa colère sur ses enfants et fumait clope sur clope pour calmer ses fringales. Il voulait avoir l'air d'un type qui fait du Cross Fit toutes les semaines, mais cet amas de muscles et de bronzage renfermait en réalité des poumons calcinés, de la matière grasse et un foie en décomposition – une confrontation perpétuelle entre alcool et nutrition.

Mon grand-père était un homme stoïque. L'Armée rouge l'a poussé à quitter sa Lettonie natale pour l'Australie au cours de la Seconde Guerre mondiale. Il y a trouvé un emploi dans la construction. Il a bâti de ses propres mains le foyer familial dans lequel mon père a grandi, mais il était froid et impassible. Il parlait peu, c'est pourquoi mon père – un individu sensible – s'est senti abandonné. Même si mon grand-père n'a jamais fait preuve d'une grande amabilité, il transmettait une certaine forme d'affection à travers les murs épais et fortifiés qu'il construisait.

Quant à mon père, c'était un nerd, un gourou de l'informatique – sa quête de masculinité ne provenait donc pas de sa profession. Le fait que son corps athlétique soit cloué derrière un bureau à longueur de journée lui permettait de justifier son entrée dans la « Zone ». La Zone désignait son régime à base de jus de légumes pressés à froid. Et de rien d'autre. Chaque jour, à chaque repas. Rien que des jus. « Quand je suis dans la Zone », m'a-t-il déclaré en tirant sur sa ceinture pour me montrer son ventre, « je peux perdre jusqu'à 500 grammes par jour ».

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Il voulait être maître de son corps, mais buvait jusqu'à ne plus le sentir. Inévitablement, ce sens faussé de la masculinité a déteint sur les femmes de sa vie. Ma sœur, ma mère et moi avons toutes les trois développé nos propres problèmes d'alimentation et d'alcool. Joe, ma sœur, a sauté sur la balance quand elle avait neuf ans et a vaincu l'anorexie l'an dernier, à l'âge de 22 ans. Elle a également lutté contre le démon de l'alcool.

Un jour, quand j'avais dix ans, mon père nous a emmenées tirer des paniers sur le terrain de basket local. Il avait apporté un pack de six Tiger Beer et une bouteille de vodka Absolut. Une fois là-bas, il a joué seul, ivre et en sueur. Nous étions assises sur le banc de touche, à le regarder rater tir après tir, jusqu'à ce que ma sœur ne le lui fasse remarquer. Il a vacillé, s'est approché de nous et a versé l'intégralité de sa bière sur la tête de ma sœur, qui avait onze ans à l'époque. Il a ensuite saisi une bouteille de jus de légumes fait maison dans son sac à dos et nous a laissées sur le terrain. « Je vais chercher des cigarettes », nous a-t-il crié de loin. Je l'ai regardé trébucher tandis que ma sœur, avec ses vêtements dégoulinant de bière, me tenait fermement la main.

Ma mère n'était pas non plus à l'abri. Quand j'avais sept ans, elle a subi une liposuccion, arrêté les glucides et connu de nombreuses adhésions ratées à des clubs de fitness. Elle avait la quarantaine et un poids modéré – ce qui n'était pas suffisant pour mon père. Ils se sont mis à faire du sport et des régimes ensemble.

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Malgré ces nouvelles habitudes, le poids de ma mère n'a pas bougé d'un iota. Elle adorait le chocolat et cachait des tablettes dans son tiroir à sous-vêtements. Elle avait également un problème de foie qui ne lui permettait pas de perdre du poids supplémentaire. Mon père adorait pourtant lui faire des commentaires désinvoltes sur son poids : « Marie », disait-il, affublé de son T-shirt Nike qui suintait l'alcool, « viens marcher avec moi avant d'aller au travail, histoire de te débarrasser un peu de toutes ces toxines ».

L'alcoolisme faisait partie intégrante de sa virilité. Bien qu'il soit contre-productif à sa perte de poids, mon père finissait néanmoins toujours sa semaine de travail avec une bouteille de spiritueux et un pack de bière. En revanche, il ne buvait pas pendant la semaine, de peur que cela ne vienne perturber sa routine d'entraînement. Mais tous les vendredis, il s'enfermait dans son bureau et buvait.

S'ensuivait un déluge de violence verbale – nous étions des « chiennes » qui « ne l'aimaient pas » – puis des pleurs hystériques face au fait qu'il avait « échoué en tant que père ». Lorsque ma sœur et moi avions vraiment peur, nous appelions un taxi et restions chez une amie le temps que ma mère parvienne à le calmer. Mais nous avons vite appris qu'il n'avait pas peur de prendre le volant, complètement ivre, pour nous retrouver. Il n'avait pas non plus peur d'emboutir sa voiture, de se faire arrêter et d'être hospitalisé.

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Tôt ou tard, mes insécurités ont fait place à des addictions. À l'âge de 18 ans, je souffrais d'un trouble alimentaire grave et d'une dépendance malsaine à l'alcool. Je mangeais jusqu'à quatre heures du matin, je m'entraînais énergiquement et je prisais particulièrement mon adolescence sans règles. J'aimais l'idée que mon corps travaille de concert avec moi pour se détériorer et paraître joli.

Le pire est arrivé lorsque j'ai découvert que mon père trompait ma mère. Elle s'appelait Monica et venait de Roumanie. Ses cheveux étaient orange, comme de la paille, et même aujourd'hui, après des années de thérapie, je reste convaincue que Monica était une prostituée. À l'époque, j'éprouvais encore plus de rage qu'aujourd'hui. Pour faire taire ces émotions, je me suis tournée vers le tapis roulant. Je me suis rabattue sur la seule chose qui me donnait encore un sentiment de contrôle. Je n'avais pas d'emprise sur mon père, mais j'avais une emprise sur mon poids.

J'étais émaciée. Je courais sur le tapis tel un zombie. Ma sœur essayait de m'extirper de la machine, mais je me défendais à grand renfort de griffures et de pleurs. Quand ça ne marchait pas, elle tentait de me raisonner. « Penny, disait-elle, imagine un peu tout ce que tu pourrais faire en deux heures et demie si tu ne t'entraînais pas. Tu pourrais lire, écouter des podcasts, regarder des films, ou même apprendre quelque chose de nouveau. » C'était l'argument massue : je n'avais pas la moindre envie de gâcher ma vie dans la Zone, à l'instar de mon père. Je ne voulais pas manquer de confiance en moi.

Lorsque j'ai déménagé à l'étranger, je me suis débarrassée de ce qu'il restait de notre relation. À bord d'un vol international lors duquel il était ivre, il m'a traitée de « salope » et a menacé de frapper un passager. Selon ma psychologue, il est impossible d'entretenir une relation avec lui. « Pour le bien des progrès que vous réalisez face à votre poids et votre anxiété, a-t-elle expliqué, il serait bien d'envisager de prendre vos distances avec votre père. » Nous parlons toujours à l'occasion, et je suis à peu près sûre de l'aimer, mais ce n'est pas lui que j'appellerai en cas de problème. Non pas parce qu'il ne m'aiderait pas – il le ferait, à sa façon – mais parce que je ne veux pas prendre le risque de le voir saper ma confiance en moi à nouveau.

Ma mère, de son côté, ne se laisse plus faire non plus. Elle lui avait accordé une seconde chance après qu'il l'a trompée, mais a tout de même fini par demander le divorce. Elle ne pouvait plus voir en peinture ses jus de concombre pressés agrémentés à 70 pour cent de whisky. Bizarrement, ils sont restés amis ; elle l'emmène à l'hôpital de temps à autre et lui fait des courses quand il ne peut plus se le permettre. Mais elle a pris ses distances sur le plan amoureux. Elle est bien dans son corps, boit des cocktails et ne fait aucun sport. Elle n'a jamais semblé aussi heureuse.

Mon père est toujours alcoolique. Il a terminé aux urgences il y a quelques mois – une énorme plaque de verre était plantée dans son mollet. Ivre, il avait enfoncé sa porte d'entrée et n'avait pas été en mesure de s'occuper de ses blessures ou d'appeler quelqu'un. Au lieu de quoi il est resté assis sur le palier, se vidant de son sang, jusqu'à ce qu'un voisin ne le trouve.

Il suit une thérapie – du moins, il essaie. À chaque fois que nous discutons au téléphone, tous les 36 du mois, le fossé se creuse un peu plus. « Je suis plus calme, Penny, m'affirme-t-il. Les rénovations de la maison sont presque terminées. J'ai hâte que tu voies ça. » Je lui réponds que la distance nous fait du bien, en omettant de lui rappeler que le dernier souvenir que j'ai de cette maison, c'est quand il m'en a expulsé, complètement bourré. J'attends qu'il aille mieux, car de mon côté, je vais mieux et je suis heureuse. Il n'a plus qu'à rattraper son retard.