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Crime

La « station-service la plus chère du monde » est en Afghanistan, et elle a coûté 43 millions de dollars au Pentagone

Une station-service équivalente, mais de l’autre côté de la frontière, au Pakistan, a coûté seulement 500 000 dollars. VICE News cherche alors à comprendre où sont passés les 42,5 millions de dollars restants.
Photo par Jim Lo Scalzo/EPA

Perdue dans Sheberghan, une ville de taille moyenne de la province du nord de Jowzjan en Afghanistan, se trouve une petite station-service lambda avec deux, trois pompes. Cette station, qui devait fournir du gaz naturel pour véhicules (GNV) bon marché aux automobilistes afghans, a coûté la bagatelle de 43 millions de dollars (39 millions d'euros) — et c'est le ministère de la Défense américain qui a réglé la note.

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La station-service a été conçue et payée par la Task Force for Business and Stability Operations (pour « Groupe de travail pour les Opérations Commerciales et de Stabilité ») plus connue sous son acronyme : TFBSO. « On fait du capitalisme, » expliquait Paul Brinkley, un des anciens boss du programme. « On aide les entreprises à faire de l'argent. » Ce programme du ministère de la Défense a été abandonné depuis près d'un an.

Pour le cas de la station-service de Sheberghan, « faire du capitalisme », signifiait en réalité : dépasser le budget de 42,5 millions de dollars pour construire une station-service bien peu fréquentée. Une station équivalente de l'autre côté de la frontière, au Pakistan, a coûté seulement 500 000 dollars.

Pourquoi la construction de la station de Sheberghan a-t-elle coûté autant d'argent ? Et où cet argent s'est retrouvé ? Aujourd'hui, c'est encore un mystère. Le dernier rapport du Special Inspector General for Afghan Reconstruction (« Inspecteur Général pour la Reconstruction de l'Afghanistan » - SIGAR) se sert de l'exemple de la station-service pour illustrer la propension du Pentagone à gaspiller de l'argent.

« Le ministère de la Défense a fait payer 43 millions de dollars au contribuable américain pour ce qui est sans doute la station-service la plus chère du monde, » a déclaré John Sopko, le chef du SIGAR.

D'après le SIGAR, personne au Pentagone ne veut s'exprimer sur ce projet de station-service, ou sur le programme TFBSO qui a coûté près de 800 millions de dollars. Le SIGAR a demandé à plusieurs reprises au Pentagone de leur expliquer pourquoi la station de Sheberghan a coûté 42,5 millions de plus que prévu. L'agence accuse désormais le Pentagone d'obstruction.

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« [Le Pentagone] déclare qu'ils ne sont pas au courant du projet, » confie Sopko à VICE News.

Le Pentagone, de son côté, ne nie pas le fait qu'il s'agisse de gaspillage et précise que Sopko et son équipe ont un accès total aux dossiers associés au projet de la station-service. « Je n'ai pas d'éléments à opposer aux chiffres cités dans le rapport du SIGAR, » explique un officiel du ministère de la Défense, qui a accepté de s'exprimer sous condition d'anonymat. L'officiel rappelle que les membres du SIGAR peuvent consulter les documents relatifs au projet de la station de Sheberghan dans une « salle de lecture » sécurisée à Washington, DC.

Pendant ce temps, ce gaspillage d'argent public attire l'attention des sénateurs américains — et ce, des deux côtés de l'échiquier politique.

« Il n'y a plus grand-chose qui me surprend dans ce travail, » explique à VICE News, la sénatrice démocrate du Missouri, Claire McCaskill, après avoir consulté le rapport du SIGAR. « Mais parmi tous les exemples de projets inutiles menés en Afghanistan et en Irak… Celui-ci m'a particulièrement choquée. Il est difficile d'imaginer une manière plus scandaleuse de gaspiller de l'argent que de construire une nouvelle station-service dans un pays ravagé par la guerre, et ce 8 000 pour cent plus cher que prévu. »

« Il est difficile d'imaginer une manière plus scandaleuse de gaspiller de l'argent. »

Ce lundi, McCaskill a envoyé une lettre au ministre de la Défense, Ash Carter, pour lui demander de coopérer avec le SIGAR pour comprendre d'où vient ce gaspillage d'argent. Elle a aussi réclamé que le ministère de la Défense rende disponible Joseph Catalino (le dernier directeur de la TFBSO) pour qu'il puisse être entendu par le Senate Subcommittee on Investigations (une commission sénatoriale).

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L'officiel du ministère de la Défense nous précise que Catalino s'est déjà entretenu avec le SIGAR quand il était encore en poste à la TFBSO, mais que l'ancien directeur n'avait pas une connaissance poussée du sujet puisque le projet de la station-service avait été décidé par son prédécesseur.

Chuck Grassley, un sénateur républicain de l'Iowa, est lui aussi bien remonté après avoir lu le rapport du SIGAR. « C'est choquant pour deux raisons, » explique Grassley. « Le coût d'une station-service inutile en Afghanistan a atteint un prix démentiel. Maintenant, le ministère de la Défense bloque l'accès aux documents et au personnel qui pourraient expliquer comment cet argent a été dépensé. »

Quand VICE News a demandé au Pentagone s'il pouvait fournir plus de détails sur le financement de la station, l'officiel du ministère a répondu que de telles informations n'étaient pas disponibles dans l'immédiat.

Ce que l'on sait en revanche, c'est que le ministère de la Défense a signé un contrat de 3 millions de dollars, pour la construction de la station, avec la Central Asian Engineering — une multinationale du BTP qui se décrit comme une entreprise qui réalise « les travaux les plus difficiles », dans « les endroits les plus dangereux », et avec « les meilleurs employés ». L'entreprise n'a pas pu répondre aux multiples requêtes de VICE News pour nous éclairer. Et le téléphone de leur bureau dans la capitale américaine n'a pas de répondeur.

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Quand Central Asian Engineering a fini sa mission en mai 2014 à Sheberghan, l'entreprise a confié la suite à Qashqari Oil and Gas Services, une entreprise qui n'a aucun lien avec le gouvernement afghan, ni aucune présence dans le pays. D'après le SIGAR, la licence commerciale de l'entreprise est expirée.

D'après le SIGAR, le Pentagone n'avait pas mené d'étude de faisabilité de son projet de station-service avant le début des travaux en 2011.

Mais des officiels du ministère de la Défense ont pourtant déclaré au Congrès, en janvier 2015, que la demande pour des stations-service délivrant du gaz naturel était telle, que cela avait convaincu Qashqari Oil and Gas Services de construire une « station soeur » de celle de Sheberghan, dans la ville de Mazar-i-Sharif. Aucune station n'y a vu jusqu'ici le jour.

Une raison possible pour expliquer cela, c'est que les véhicules qui roulent au gaz naturel sont trop chers pour la plupart des Afghans, d'après le SIGAR. Convertir une voiture pour qu'elle fonctionne au gaz naturel coute environ 730 euros — et le salaire annuel moyen des Afghans est de 630 euros. Le Pentagone a payé de sa poche pour convertir au gaz naturel 120 véhicules. Payer pour ces voitures pourrait notamment avoir fait gonfler la note du projet de la station-service.

À part le contrat de construction de 3 millions de dollars, il est impossible de trouver une trace écrite qui expliquerait où a bien pu aller l'argent du Pentagone.

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Puisque SIGAR et le Pentagone étaient avares de détails, VICE News a contacté la station-service de Sheberghan et demandé à parler au responsable. Il n'avait jamais entendu parler de Central Asian Engineering ou de Qashqari Oil and Gas Services. Il nous confie que la station-service est opérationnelle et qu'elle est la propriété de l'Afghan Gas Company. Le manager estime que la station fournit en carburant près de 250 voitures converties au gaz naturel — dans une province qui compte 500 000 habitants.

Il est difficile de savoir quand l'Afghan Gas Company a récupéré la propriété de la station. SIGAR n'a pas pu visiter le lieu à cause des problèmes de sécurité, et le Pentagone n'a pas rendu public de documents expliquant les raisons de ce changement de propriétaire.

"Inefficacité bien connue"

« Il existe des instruments pour faire ce qu'on appelle du suivi budgétaire ou du suivi comptable, donc on peut se demander : pourquoi ces outils n'ont-ils pas été utilisés ? » s'interroge Rukshana Nanayakkara, le responsable régional de Transparency International — une organisation de lutte contre la corruption. « Y a-t-il des circonstances extérieures qui expliqueraient ce gaspillage ? Ces outils n'ont pas été utilisés à cause de difficultés sur le terrain ? »

En d'autres termes, Nanayakkara suspecte les entrepreneurs d'avoir payé des pots-de-vin. Integrity Watch Afghanistan, le principal groupe de lutte contre la corruption du pays, estime qu'entre 50 et 90 pour cent de l'aide étrangère est siphonnée « Vous devez parfois payer des intermédiaires pour parvenir à certains accords, » explique Nanayakkara.

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Sayed Ikram Afzali, le directeur d'Integrity Watch, explique que la Task Force du Pentagone (la fameuse TFBSO) était connue pour graisser la patte de certains intermédiaires. En 2011, Afzali avait révélé comment des fonds, prévus pour un projet d'exploitation minière de chromite, mené par la TFBSO ,s'étaient retrouvés dans les mains de miliciens de la province de Kunar. Des centaines de millions de dollars avaient été investis dans ce projet pour encourager les Afghans à extraire et exporter le précieux minerai.

« La TFBSO n'a pas de très bons résultats en Afghanistan, » explique Afzali depuis Kaboul. « Son inefficacité est bien connue. De plus, ils ont facilité la corruption et les détournements de fonds. »

Afzali suppose que l'argent de la station-service s'est retrouvé dans les mains de personnages peu fréquentables, ce qui expliquerait que le Pentagone ne souhaite pas rentrer dans les détails. « Donner d'importantes sommes d'argent à de puissants seigneurs de guerre locaux, c'est devenu la norme plutôt qu'une exception, » explique Afzali.

Afzali n'est pas vraiment impressionné par le fiasco de la station-service de Sheberghan. « On a entendu des histoires bien pires, » confie-t-il. « Comme payer des millions de dollars pour des immeubles qui ont seulement été construits sur le papier. »

Aleem Agha a contribué à la rédaction de cet article depuis l'Afghanistan. 

Suivez Avi Asher-Schapiro sur Twitter : @AASchapiro