Le burn-out, secret honteux de l'industrie musicale
Pierre Thyss

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Musique

Le burn-out, secret honteux de l'industrie musicale

Dans un secteur où la limite entre travail et vie privée est floue, voire inexistante, il est facile de passer en un instant du rêve au cauchemar.
Pierre Thyss
illustrations Pierre Thyss

Cet article a initialement été publié par Noisey France.

C'est vraiment génial de bosser dans la musique. On passe son temps à rencontrer des artistes, à picoler à l'oeil, à aller de soirées en festivals, à dormir dans de supers hôtels et à traîner backstage aux concerts. Et en tant qu'attachée de presse, j'ai eu la chance de faire tout ça - pendant des années. Avant de faire un burn-out début 2016.

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Le burn-out est un phénomène qui touche le monde du travail dans son ensemble. Au Pays-Bas, où je vis, il concernerait pas moins d'un salarié sur sept. Mais l'industrie musicale est un secteur à part - déjà parce que la limite entre travail et vie privée y est beaucoup plus floue, voire carrément inexistante. Votre bureau, c'est un jour un site de festival, le lendemain une salle de concert, le jour d'après un tour bus - et quoi qu'il arrive il y aura toujours un bar ou de l'alcool pas loin. C'est ce qui rend ce boulot aussi intéressant, amusant et passionnant - et c'est aussi ce qui peut en faire un véritable cauchemar.

Il y a quelques mois, au début de cette année, je me suis effondrée. Littéralement effondrée. Les raisons ? La surcharge de travail. L'obstination. Et, pour ne rien arranger, une sale histoire à base de ragots, de pression et de harcèlement. Il y a eu pas mal de moments par le passé où je me suis dit que je n'en pouvais plus, qu'il fallait que je ralentisse la cadence - et le jour où tout ça m'est tombé dessus, j'ai ressenti une frustration énorme.

Une nuit, je me suis réveillée parce que je pleurais tellement fort que mes épaules s'étaient mises à trembler. J'avais l'impression d'être prise au piège sous un gigantesque rocher. J'ai cru que j'allais avoir une crise cardiaque et j'ai immédiatement appelé ma mère et mon médecin traitant. Le diagnostic a été rapide : je venais de faire un burn-out. Après m'être absentée du bureau pendant une semaine, j'ai décidé de mettre un terme à tous mes projets en cours. Ça a été la décision la plus difficile à prendre de toute ma vie. Après des années d'études, après 12 ans d'expérience, après avoir monté ma propre boîte et travaillé d'arrache-pied pendant 3 ans pour la faire vivre, je laissais tout tomber. Comme ça. D'un coup.

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Je devais m'arrêter, prendre l'air - une perspective qui me faisait complètement déprimer. J'ai reçu de nombreux messages de soutien de la part de mes collègues. Beaucoup comprenaient ce que je vivais, parce qu'à divers degrés, ils avaient déjà connu la même situation.

Ma timeline Facebook affiche chaque jour les exploits réalisés par mes homologues : concerts sold-out, disques de platine, tournées à l'étranger, contrats, articles, clip à X millions de vues sur YouTube. J'ai, moi aussi, fait part de mes succès sur les réseaux sociaux - et j'ai vite réalisé à quelle point ça pouvait avoir des effets dévastateurs. Parce qu'il y aura toujours quelqu'un qui fera mieux que vous. Vous managez un groupe qui vient d'enchaîner 3 concerts archi-complets ? Pas de bol, quelqu'un juste à côté vient de boucler une tournée entière à guichets fermés. Vous venez d'avoir une chronique positive dans un webzine ? Super, mais dans le même temps, d'autres en ont eu cinq - et dans des quotidiens nationaux, eux. Frank Kimenai, tourneur néérlandais à la tête de Lexicon Bookings, connaît très bien le problème. « Regarde la façon dont on présente les choses au public. Tout est toujours parfait, il n'y a jamais de choses négatives, de mauvaises nouvelles », raconte-t-il. « Quand j'ai commencé à avoir des soucis, au lieu de m'appuyer sur mes qualités, mes forces, mes compétences, je me suis comparé à mes collègues. Je me suis imposé des objectifs impossibles à atteindre, ce qui qui n'a fait qu'empirer la situation. C'est une spirale dans laquelle tombent beaucoup de gens dans ce milieu - et il est très difficile d'en échapper. »

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Quand vous bossez dans la musique, il n'y a rien de plus important que votre réseau. Tourneurs, programmateurs, attachés de presse, managers, journalistes, artistes : ils dépendent tous les uns des autres. Vous devez connaître les bonnes personnes et faire en sorte que ces personnes aient envie de vous aider. Pour entretenir ce réseau, vous devrez vous déplacer aux festivals, aux soirées, aux concerts et à des tas de rendez-vous. Et il ne suffira pas d'une fois. Surtout si vous travaillez en direct avec des artistes - vous devrez être présents avec eux en permanence. C'est un job qui prend énormément de temps, comme le rappelle Kimenai. « Durant les premières années, tu es obligé de te donner à fond et il est impossible de prendre ne serait-ce qu'une semaine vacances. Et considérer les festivals ou les tournées comme des vacances peut s'avérer extrêmement dangereux. Tu es toujours au taquet et tu n'as jamais vraiment le temps de te reposer », explique-t-il.

D'autant plus que nombre d'acteurs de l'industrie musicale sont travailleurs indépendants ou freelances. Des gens qui ne peuvent pas se permettre de perdre une journée quand ils sont malades et qui doivent répondre à leurs mails même depuis leur lit avec 39° de fièvre. Cinderella Schaap, qui dirige l'agence de promotion PIMP, a l'impression que la pression ne retombe jamais, même pendant ses jours de congés. « C'est difficile de satisfaire les gens. Tu n'en fais jamais assez, tout le monde pense que tu peux faire mieux, que tu peux faire plus », raconte-t-elle. « Ça te met une pression énorme, ça te donne l'impression que tu n'en as jamais terminé avec ton boulot. »

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Le principal souci dans la musique, c'est que votre vie professionnelle empiète très largement sur votre vie privée. L'alcool est omniprésent et la plupart des gens n'auront aucun problème à vous parler de leur consommation de drogue. Ça ne concerne évidemment pas tout le monde, mais même pour ceux qui y échappent, la tentation est réelle et constante. Prendre des drogues pour tenir le coup, boire pour sociabiliser plus facilement avec ses collègues ou homologues : c'est facile, tout le monde le fait et ça fait partie du folklore. Mais si vous mélangez ça avec de grosses doses de stress, vous pouvez vite sombrer dans l'excès.

Comme on a un métier intéressant et amusant, on a parfois l'impression de ne pas vraiment travailler. Et comme on a parfois l'impression de ne pas vraiment travailler, on ne compte pas ses heures. Et comme on ne compte pas ses heures, on ne pense jamais à récupérer ou à décrocher. « On attend de vous que vous soyez présents, fidèles au poste », reprend Kimenai. « Tu ne veux rater aucun évènement et tu es souvent incapable de dire 'non' aux propositions qu'on te fait. » La raison ? La majorité d'entre nous, si ce n'est la quasi-totalité, font ce boulot par passion. Et si on le fait par passion, c'est forcément gratifiant, non ? Je veux dire, on est payés pour écouter de la musique, pour être à des concerts et des festivals et pour bosser avec d'autre passionnés, comme nous. On a nos noms sur toutes les guest-lists et on paye rarement nos consos. Que demander de plus ?

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Pour Kimenai, le décalage entre le travail et ce qu'on en retire au final est énorme. « On m'a donné un exemple assez révélateur : un chirurgien qui fait son job a la reconnaissance de son patient et de la famille de son patient. Il a également la satisfaction d'avoir rempli sa mission. Mais personne ne lui propose pour autant de salaire au rabais pour ça. » Un avis que Schaap partage largement : « Dans les labels pour lesquels j'ai bossé, on montrait vraiment peu de reconnaissance envers les attachés de presse - sans même parler du salaire. J'ai l'impression que les choses se sont un peu arrangées mais je trouve qu'il y a encore pas mal de choses - notamment au niveau financier - qui ne collent pas avec le temps et l'énergie nécessaires à ce type de travail. »

Aujourd'hui, on peut être formé aux métiers de l'industrie musicale à l'université. Curieuse de voir si des sujets comme le burn-out étaient évoqués en cours, j'ai contacté Rob Van Der Veeknen, qui supervise plusieurs cursus à la Herman Brood Academy, une école spécialisée dans les métiers de la musique basée à Utrecht. « Nous avons un cours intitulé 'Développement de Carrière' dont le but est de savoir où se situent nos limites et comment on peut gérer au mieux notre santé physique et mentale », explique-t-il. « C'est un cours qui a pour but de préparer les élèves à la réalité du terrain. Par exemple, on leur explique qu'ils vont souvent devoir dire 'oui' au début de leur carrière et qu'ils ne pourront se permettre d'être un peu plus sélectifs qu'après quelques années seulement. On suit également leur parcours en classe de très près. On essaie de les accompagner au maximum. » Savoir que des gens sont actuellement formés de manière solide et complète est symbole d'espoir pour les années à venir.

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Mais que peut-on faire pour celles et ceux qui sont déjà sur le terrain ? Où peuvent-ils trouver l'aide dont ils ont besoin ? Quand j'ai fait mon burn-out, je n'ai pas su vers qui me tourner. Il est aujourd'hui important de donner une visibilité à ce problème et d'y sensibiliser l'ensemble des acteurs de l'industrie musicale - des employés aux freelances en passant par les artistes eux-mêmes. Aborder ouvertement le sujet du burn-out dans le milieu musical ne permettra pas seulement de lever le voile sur un des secrets honteux de la profession : cela contribuera également à assainir de manière significative le secteur dans son ensemble.

Lisa Gritter est une journaliste basée à Amsterdam.

Pierre Thyss est un illustrateur basé sur Tumblr.