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Television

Si vous rêvez du taf, c'est de la faute du capitalisme

Dans un documentaire intitulé « Rêver sous le capitalisme », la réalisatrice Sophie Bruneau interroge la souffrance au travail exprimée dans les cauchemars de salariés.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
©alteregofilms

À la fin du lycée, comme pas mal de mes camarades, je me gargarisais de caler dans toutes mes dissertations la racine lointaine et latine du mot « travail » à savoir tripalium qui désignait j’imagine un vieil instrument de torture composé de trois pieux probablement rouillés. Ça me faisait moins rigoler que de dessiner des pentagrammes sur des pochettes Clairefontaine, mais c’était une petite manie que j’aimais entretenir.

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Après avoir mis un orteil dans la vie active, je me suis vite rendu compte qu’il y avait quand même des métiers bien plus éprouvants que de se faire écarteler par des légionnaires un brin zélés. Le documentaire Rêver sous le capitalisme (diffusé sur Arte ce lundi 8 octobre à 00 h 40 et disponible en replay sur le site de la chaîne jusqu’au 7 novembre) est venu confirmer mes craintes.

Sophie Bruneau, réalisatrice et anthropologue, a demandé à douze personnes de raconter puis d’interpréter le souvenir d’un rêve de travail. Ces récits, tantôt face caméra, tantôt en voix off et habillés d’un plan fixe de zones industrielles – parking vide, façade de bureau ou chantier – forment une mosaïque de souffrances provoquées par le système néolibéral. On a posé quelques questions à la cinéaste.

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VICE : Dans « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés », documentaire sorti en 2005, vous vous intéressiez déjà à la souffrance au travail. Comment a-t-elle évolué depuis ?
Sophie Bruneau : La plus grande différence, c’est que la souffrance qui était observée dans le privé l’est aujourd’hui dans le public. On peut même dire qu’elle s’est généralisée et approfondie. L’ouvrière de la chaîne de montage qui avait intégré dans son propre corps le rythme de son travail et qui finissait par bégayer – elle avait pris la « respiration » des machines – on le retrouve maintenant dans le secteur tertiaire. Une autre évolution, c’est que les gens sont aujourd’hui capables d’interpréter leurs propres rêves. Ils sont assez outillés pour faire les associations eux-mêmes.

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Il y a des échos entre les deux films qu’on va être amené à entendre de plus en plus. Par exemple, la onzième rêveuse qui travaille en open space fait le boulot de six personnes. Elle raconte un monde qui est devenu fou. Où le management pousse à l’individualisation, où l’on croit mesurer le travail en regardant le résultat. On passe par le quantitatif et le chiffre pour évaluer le boulot d’un enseignant ou d’un médecin. C’est terrifiant.

Dans les années 1990 sortait le livre de Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral au travail. À l’époque, les syndicats avaient encore du mal à trouver des liens entre les nouvelles formes d’organisation du travail et les souffrances individuelles. Ils se sont progressivement emparés du problème mais il aura fallu pas mal de temps pour comprendre que des pratiques qui s’étaient généralisées dans le monde du travail créaient des souffrances indues.

Pourquoi avez-vous décidé de prolonger votre réflexion autour de ce thème particulièrement anxiogène ?
À l’époque, les questions soulevées dans « Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » avaient initié un débat public. La question que je me suis posée, c’est comment alimenter ce débat qui s’essouffle avec des écritures, des formes et des matériaux capables d’interpeller. Sur le sujet, on a vite l’impression de raconter tout le temps la même chose. Or, c’est une question qu’il ne faut pas lâcher.

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Aujourd’hui, quand on parle de souffrance au travail, on évoque souvent le burn-out. C’est un vocable qui recouvre beaucoup d’aspects différents ; aussi bien l’épuisement que le karoshi, c’est-à-dire la mort subite sur le lieu de travail, ou les TMS (troubles musculo-squelettiques). Dans un article paru dans Le Journal du médecin, Christophe Dejours, psychiatre spécialisé dans la psychodynamique du travail, assure qu’en France, 500 000 personnes souffrent de TMS.

Ces problèmes d’articulation au coude et au poignet qui sont liés à des gestes répétitifs sous contrainte de temps étaient auparavant diagnostiqués chez les ouvriers des chaînes de montage. Aujourd’hui, on les retrouve chez les caissières et les employés de centre d’appels. Ce secteur a connu une telle intensification que les TMS, qui n’apparaissaient que chez des gens de 60 ans, touchent dorénavant les 45 ans.

Le rêve est-il une matière assez fiable pour être considéré comme un des premiers symptômes d’une maladie du travail ?
Les personnes qui rêvent de leur travail ont souvent des troubles du sommeil. J’ai d’abord contacté des médecins en tentant de les convaincre que ça allait être intéressant pour eux d’être des passeurs de rêves. Ils sont dans des sciences exactes, alors que le rêve est une matière glissante qui, si l’on suit un certain cloisonnement, appartient plus aux sciences psychologiques. Mais le rêve peut être un passage ou un tremplin pour comprendre la souffrance de son interlocuteur.

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Il faut aussi préciser qu’il y a différentes sortes de rêves et que ceux auxquels je m’intéresse sont dits « manifestes » et clairement en lien avec le contexte extérieur et l’environnement du travailleur qui l’a engendré. Le contexte est déjà clairement établi dans le rêve lui-même. C’est ce que Charlotte Beradt, qui m’a inspirée, fait dans Rêver sous le Troisième Reich. Dans les rêves manifestes qu’elle collecte et qu’elle appelle « rêves politiques », le lien est clair entre le récit et le contexte.

Il y a une peur qui transparaît, celle de ne pas être à la hauteur. C’est Hannah Arendt qui met en évidence dans Les Origines du totalitarisme la notion de la peur qui entraîne des comportements de soumission et d’obéissance. Pire, elle annihile la faculté de penser. Pour Dejours, on retrouve cette utilisation de la peur au niveau du management.

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Comment s’est effectué le choix des rêveurs ?
La première personne que j’ai filmée, c’est la médecin qui voit défiler la misère du monde à sa table de consultation. Elle n’en peut plus. C’est la souffrance de ceux qui s’occupent de la souffrance. Dans le film, il y a quatre personnes qui sont dans le « prendre soin ». La sélection est une étape de choix successifs. Ce sont aussi des miroirs qui ont la puissance à la fois de la condensation et de l’exagération ou d’une symbolisation.

Beradt dit dans sa préface : « Les rêves ont la force des masques de carnaval ». Dans leur puissance déformante, dans leur exagération des traits, ils nous disent des choses avec une écriture qui nous interpelle et qui nous permet à nouveau de repenser. C’est leur nature même. Ils nous dépassent. Ils vont au-delà de nous-même. L’intérieur de l’intérieur rejoint l’environnement social de telle façon qu’ils prennent une dimension universelle.

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Le processus d’identification à l’autre était d’ailleurs trop important pour que je filme de manière anonyme. La télé nous a habitués à victimiser les gens en ajoutant des bandeaux, en filmant à contre-jour ou en modifiant les voix. Je ne pouvais pas me reconnaître dans cette manière de les stigmatiser. J’ai dû résoudre une contrainte que m’ont posée les rêveurs ; ils voulaient bien témoigner mais une grande partie d’entre eux ne voulaient pas être filmés. Certains avaient peur de perdre leur boulot parce qu’ils sont en congés maladies.

J’ai alors décidé de séparer le son de l’image, ce qui m’a ouvert un nouvel espace d’invention que je n’aurais pas pu imaginer toute seule. Des richesses se sont créées. En n’enregistrant que la voix – je ne gardais parfois que quelques minutes – la quintessence – d’entretien pouvant durer 1 h 30 – j’ai entendu des choses que je n’aurais pas pu entendre autrement.

Ce qui est terrible pour moi, c’est que je n’ai pas trouvé de jeunes qui rêvent. J’ai essayé. J’ai un fils de 25 ans. Je l’ai tanné pour qu’il me ramène un rêve. Les gens interrogés sont plus âgés. Ils ont connu autre chose au travail. Ils ont vu l’évolution. Du coup, ils périodisent. Aujourd’hui, j’entends souvent : « On me demande d’aller vite pour des dossiers importants qui peuvent avoir des conséquences graves et je n’arrive plus à faire du bon travail ». Quand on retrouve ce genre de discours chez les travailleurs intérimaires du nucléaire, ça fait un peu peur quand même.

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Pourquoi illustrer les rêves avec des plans fixes ?
Chaque plan a été tourné muet. Que ce soit le parking avec les mouettes ou la sortie de la Gare du Nord avec le grand escalier qui est un peu mon Potemkine bruxellois. J’ai travaillé sur des associations, des ambiances un peu imaginaires, pour faire correspondre les récits à des images qui n’existent pas. Quand elle veut représenter des images mentales ou des représentations de type onirique, la grammaire conventionnelle utilise souvent des ralentis, des flous et des surimpressions. Je ne voulais pas de ça.

J’ai commencé à comprendre que l’eau et l’air sont deux matériaux importants pour l’onirisme, la songerie et les rêveries. Je me suis rendu compte que la lumière était importante et j’ai travaillé dans des espèces d’entre-deux. J’ai beaucoup tourné en hiver, quand les gens partent travailler alors qu’il fait encore nuit. J’attendais parfois la pluie, le ciel bleu. Au début de la journée et à la fin, la lumière est tellement évolutive qu’il y a des choses qui apparaissent et qui disparaissent. C’était une manière de faire état des rapports de transformations de déformations. Un reflet dans une vitre, minérale et aérienne, c’est à la fois ancré dans une réalité tout en étant dans une autre.

À l’inverse des rêveurs, j’ai commencé à voir une version onirique de la réalité. Comme dans un miroir, eux rêvaient à partir d’un ancrage qui était leur espace de travail quotidien et moi j’allais chercher dans cette espace une matière onirique.

Le documentaire Rêver sous le capitalisme est diffusé sur Arte ce lundi 8 octobre à 00 h 40 et sera disponible en replay sur le site de la chaîne jusqu’au 7 novembre. Il sortira en salles le 12 décembre prochain.

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