Dans la tête des fans invétérés des vidéos de baston
Image YouTube tirée du clip Distance de Rendez-Vous.

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Culture

Dans la tête des fans invétérés des vidéos de baston

YouTube est à la baston de rue ce que YouPorn est à la pornographie – pour le plus grand plaisir de millions de Français.
Paul Douard
Paris, FR

« Il faut une fin brutale, comme un violent KO avec beaucoup de sang. C'est ça que les gens veulent », m'explique un type qui semble tout droit sorti d'une usine de métallurgie de l'Arkansas. Cet homme répond au doux pseudonyme de Scarface et tient StreetBeef Fights, une chaîne YouTube populaire aux États-Unis qui ressemble à un concours de bastons au fond du jardin. Mais ce fervent défenseur de Donald Trump n'est pas une exception. En France, regarder des vidéos d'humains décérébrés se coller des droites en pleine rue reste une activité appréciée des 18-35 ans.

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Il faut dire qu'à côté des parodies porno de blockbusters hollywoodiens, des règlements de comptes entre YouTubeuses beauté et des concours de fléchettes, les vidéos de baston occupent une place prépondérante dans le paysage Internet français – certaines cumulant des millions de vues. Naturellement, j'ai voulu en savoir plus sur ces personnes qui, tels des chercheurs d'or, sondent les bas-fonds d'Internet dans l'espoir de tomber sur la pierre précieuse en matière de bastons – mais aussi ceux qui aiment passer leur soirée à regarder des gens se faire violemment tabasser. Selon une étude récente menée par le Ministère de l'éducation nationale, les jeunes utilisent majoritairement Internet pour « regarder des vidéos ». La même étude montre que 18 % des jeunes se rendent régulièrement sur des sites « choquants » voire « horribles ». Si un tel essor des vidéos de baston est possible, c'est donc avant tout parce qu'il est aujourd'hui socialement admis que filmer et regarder des gens en train de se battre est considéré comme « OK ».

Image YouTube tirée du clip Distance de Rendez-Vous.

Image YouTube tirée du clip Distance de Rendez-Vous.

Le site français Baston TV recense pas mal de genres différents : bastons de rue, « road rage », les « pool fights » – qui sont souvent les plus drôles, car personne n'a envie de se battre sur du carrelage trempé en portant un short hawaïen. J'ai pu discuter avec Mohammed, l'homme à l'origine du site, qui m'a donné quelques détails sur son job : « Je trouve généralement les vidéos sur Facebook, ou bien je les réceptionne directement sur ma page personnelle. » Dans ce business, tout n'est pas bon à prendre : « Les vidéos françaises ou de célébrités attirent beaucoup l'attention, au même titre que celles qui finissent par des beaux KO. » Évidemment, si autant de vidéos fleurissent sur internet, c'est qu'il existe une forte demande. Raphaël, un trentenaire rencontré sur Twitter, m'a parlé de son ancien amour pour les passages à tabac gratuits : « Je regardais beaucoup de bastons de rue classiques, ces confrontations sauvages prises sur le vif que j'observais avec autant de curiosité que de dégoût. Je pense que je matais ça en me disant que c'était des choses que j'étais moins amené à observer au quotidien. » Pour Louis Brunet, professeur au Département de psychologie à l'Université du Québec de Montréal, ce comportement est tout à fait normal : « Quand on roule sur une autoroute et qu'on passe devant un accident, on regarde. C'est normal qu'on soit fasciné. La mort, la violence, la destruction font partie de nos angoisses naturelles. Nous sommes tous mortels, tous sujets à la violence et aux accidents. On pourrait fermer les yeux quand on voit quelque chose de violent. D'ailleurs, certains le font. Mais regarder est une façon de chercher à comprendre et à maîtriser nos angoisses », confiait-il au magazine de son université. Composer avec la mort serait en fait un défi qu'on se lancerait à nous-mêmes, comme pour ritualiser la violence qui sommeille en chacun de nous.

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Pour Wyatt justement, contributeur de VICE et adepte des bagarres sur YouTube, « c'est un peu comme un pèlerinage vers une animalité plus brute, plus primaire et plus instinctive. Je considère que nos sociétés civilisées sont très violentes : le marketing est violent, les réseaux sociaux sont violents et les enfants sont violents. Cette violence est en nous. Nous avons seulement déplacé notre goût du sang et notre intérêt pour la confrontation sur d'autres fronts comme l'entreprise et la politique. » En effet, regarder des scènes particulièrement violentes nous évite de percevoir la violence inhérente à notre société et aux relations sociales qui en découlent – lesquelles sont bien plus subtiles.

« Il y a des gens pour qui cela devient un plaisir de voir souffrir, et qui recherchent cela. »

Et les gens ont tendance à devenir exigeants en matière de violence, comme le souligne Raphaël : « On est à la recherche de la perle rare ». Trouver une bonne vidéo de baston est généralement un long chemin de croix. Comme dans le porno, si la quantité est là, la qualité n'est quant à elle pas toujours au rendez-vous. La plupart ressemblent aux vidéos que l'on pouvait télécharger grâce au WAP sur nos téléphones dans les années 2000. Image floue, saturation du son et endings ratés rendent le plaisir très souvent quasi inexistant. Pour Wyatt, « cela fait appel aux mêmes genres d'instincts [que le porno]. Ça tape sur la même corde sensible. Certains sont fans de grosses productions et certains préfèrent le réel, les trucs amateurs. » Il y aurait donc une sorte d'érotisation de la violence, la plaçant sur le même registre que le plaisir sexuel. « Il y a des gens pour qui cela devient un plaisir de voir souffrir et qui recherchent cela », expliquait Louis Brunet. Récemment, on a pu voir apparaître le hashtag #RiotPorn lors des violentes manifestations contre la loi Travail, dont l'objectif était évidemment de recenser toutes les vidéos de CRS tabassant des manifestants – ou l'inverse. Enfin, les affaires de viols et de meurtre filmés en direct sur Facebook Live attirent beaucoup de voyeurs, souvent très jeunes, comme celle de Chicago où 40 personnes ont regardé une jeune fille se faire violer sans bouger le petit doigt.

Regarder des vidéos de baston est donc « normal » psychologiquement parlant, mais quand même foncièrement malsain, il faut l'avouer. C'est comme faire un tour sur Bestgore.com : on trouve ça fun jusqu'au moment où l'on tombe sur une décapitation d'enfant en slow motion ; on finit alors par se lever de son bureau pour aller boire un verre d'eau avant de faire un tour sur la page Facebook « Un jour une loutre ». Sauf que les consommateurs réguliers de ce genre de vidéos subissent un phénomène neurologique qui se produit lorsqu'on en regarde beaucoup trop. En fait, plus on en regarde, plus on en redemande. C'est ce qu'expliquait récemment Frederick Zimmerman – spécialiste en santé publique et professeur au Department of Health Services de l'université de Californie à Los Angeles – au Monde : « Nous savons que regarder beaucoup de scènes de violence conduit quasi directement à un comportement agressif. » Mais regarder des vidéos de ce genre ne ferait qu'aider à en regarder davantage : « Ceux qui regardent régulièrement la télévision violente sont désensibilisés aux effets de la violence et tendent à penser le monde en termes de violence et de danger », conclut Zimmerman.

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