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Aletheia : la blockchain contre les multinationales de la publication scientifique

Pour contourner le système des revues scientifiques payantes, une équipe de chercheurs met au point une plateforme de publication décentralisée basée sur la blockchain.
Le philosophe présocratique Parménide d'Élée. Image : YouTube

En grec ancien, alètheia est un concept flottant, inventé par le philosophe Parménide au début du Ve siècle avant Jésus-Christ, qui signifie peu ou prou « vérité ». Un paquet de siècles plus tard, dans son ouvrage Être et temps paru en 1927, le philosophe allemand Martin Heidegger s’empare de l’idée et la traduit par Unverborgenheit, qui signifie littéralement « non-voilement ». Depuis, la définition de l’Aletheia est restée à peu près fixée comme « la vérité par le dévoilement », notion qui lie de manière inextricable transparence et honnêteté . Avance rapide jusqu’à nos jours : à l’ère de Wikileaks, d’Anonymous et des lanceurs d’alerte, le zeitgeist a rarement été aussi favorable à la transparence. Et la déesse Aletheia s’offre un disciple génial, qui finira par payer de sa vie son combat pour l’accès à la connaissance, à tout juste 26 ans : Aaron Schwartz.

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Entre 2010 et 2011, alors étudiant au MIT, le jeune hacktiviste décide de télécharger et diffuser gratuitement sur Internet l’intégralité du catalogue d’articles scientifiques du JSTOR, la gigantesque banque numérique d’archives scientifiques accessible uniquement aux élèves de certains établissements ayant souscrit un abonnement. Bien que n’ayant techniquement commis aucun délit, Schwartz est arrêté puis poursuivi pour fraude électronique par le procureur des États-Unis Cameron Ortiz. Alors qu’il encourt 35 ans d’emprisonnement et un million de dollars d’amende, il sera retrouvé pendu dans son appartement de Brooklyn le 11 janvier 2013, un mois avant le début de son procès. Si l’histoire d’Aaron Schwartz est de loin le plus célèbre exemple de la lutte entre partisans de l’open access et multinationales de la publication scientifique, d’autres initiatives portent son héritage idéologique et de nouvelles figures émergent, proposant des solutions toujours plus ingénieuses pour démocratiser l’accès à la connaissance.

Pour le moment, personne n’incarne mieux la relève qu’Alexandra Elbakyan, l’étudiante kazakhe derrière Sci-Hub, le « Pirate Bay des articles scientifiques » . Hébergé en Russie, le site parvient encore à rester en ligne (et attirer près de 700 000 visiteurs uniques mensuels sur son fork principal, sci-hub.org) malgré deux procès perdus, en novembre 2017 contre l’American Chemical Society et en juin contre le géant néerlandais de la publication scientifique Elsevier (1,5 milliards de dollars de bénéfices nets engrangés en 2016). Mais la situation n’est pas pour autant reluisante : depuis la décision de justice américaine, le site a cessé d’être référencé par les moteurs de recherche et doit désormais 15 millions de dollars de dommages et intérêts à l’éditeur scientifique – une somme dont Elbakyan a déjà promis de ne jamais s’acquitter.

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Dans l’ombre de la lutte menée par Sci-Hub, de nouvelles initiatives de diffusion du savoir en ligne émergent, avec un point commun : la mise en place de structures décentralisées, bâties autour de la blockchain. Le système de stockage et de transmission d’informations, créé par Satoshi Nakamoto pour lancer Bitcoin en 2008, présente en effet de multiples avantages pour les activistes de la diffusion du savoir : une blockchain publique, c’est une base de données sans propriétaire, disséminée de par le monde chez des utilisateurs à l’anonymat garanti, ce qui la rend extrêmement difficile – voire impossible – à faire disparaître en utilisant les voies légales traditionnelles utilisées contre Sci-Hub et consorts. En 2018, plusieurs groupes de chercheurs expérimentent la création de journaux scientifiques décentralisés, gratuits et open source, fondés sur cette architecture. L’un des plus ambitieux, à l’heure actuelle, se nomme Aletheia. Évidemment.

Une fois la structure montée, le seul véritable obstacle à franchir est celui de la réputation.

Organisation autonome décentralisée

Co-fondée par deux chercheurs en sécurité informatique, Kade Morton et Roo, en octobre 2015, Aletheia est, pour faire simple, une plateforme de publication d’articles scientifiques open source. Actuellement développée par 22 contributeurs, elle pourrait permettre à terme à n’importe quel chercheur ou équipe de recherche de publier et de consulter des résultats de travaux sans aucune limite ou tarif d’entrée, tout en assurant un même niveau d’exigence que les publications traditionnelles les plus réputées comme Nature et Science. Comment ? En se structurant comme une organisation autonome décentralisée (decentralized autonomous organization, DAO), une entité numérique sans siège social ni hiérarchie, transparente et sécurisée, dont chaque membre héberge une petite partie des données, gouvernée non pas par un organe central de contrôle mais par un programme informatique. Les échanges entre utilisateurs sont publics, tout comme les comptes de l’organisation ou l’historique des décisions prises par la communauté. La colonne vertébrale d’une telle structure : une fonctionnalité de la blockchain Ethereum, le « smart contract » , qui « permet à la base d’utilisateurs d’effectuer des actions basées sur le consensus », explique Kade Morton. En gros, le même principe que sur Wikipédia, où toute modification doit être soumise au vote avant d’être mise en place, mais sans propriétaires ni existence juridique.

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Une fois la structure montée, le seul véritable obstacle à franchir est celui de la réputation. Dans le petit monde de la publication scientifique, c’est le processus d’évaluation par les pairs (la peer-review) qui fait le succès d’une revue. C’est sur ce principe que s’arc-boutent des entreprises d’édition comme Elsevier ou Springer : payer pour lire les articles publiés dans l’élite des revues, c’est s’assurer de la solidité des résultats. Le problème, rappellent Aletheia ou des médias comme le Guardian, c’est que vu de l’extérieur, le circuit de la publication scientifique a quelque chose d’absurde. Des groupes de chercheurs, le plus souvent financés par de l’argent public, soumettent des travaux à des revues, gratuitement ; ces revues paient ensuite des collaborateurs qui estimeront si le travail vaut d’être évalué ; le gros du travail, l’évaluation par les pairs, est effectuée sur la base du volontariat par d’autres chercheurs ; une fois l’étude évaluée et publiée, l’éditeur vend le droit de consultation, via paywall ou abonnement, à des écoles ou universités, financées par de l’argent public.

En éliminant la majorité des coûts liés à la production du contenu, une multinationale comme Reed-Elsevier parvient à des marges de profit de l’ordre de 30% – et génère des centaines de millions de dollars de bénéfices annuels, rien qu’en jouant sur la réputation de ses revues. Dans le monde d’Elsevier, enfin, les chercheurs qui veulent publier en open access sous la coupe de l’éditeur doivent payer des frais, de l’ordre de 2 000$, détaillait The Atlantic en 2016.

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Évidemment, ce plan de développement se poursuivrait sans heurt dans un monde idéal où publier des articles scientifiques n’était pas une activité particulièrement lucrative.

Aletheia a un plan pour perturber en profondeur cet écosystème oligarchique ronronnant : « Premièrement, nous gagnons en respectabilité en construisant une plateforme solide qui tient les promesses de la décentralisation. Nous faisons ce que nous avons annoncé. Ensuite, nous gagnons en respectabilité en offrant un processus de peer review qui fonctionne. Nous pouvons hasher les articles et les bases de données, les utilisateurs peuvent soumettre des commentaires pour peer review, l’auteur original peut amender l’article en se basant sur les commentaires et vous pouvez accéder à tous les documents pendant le processus. Nous gagnons notre respectabilité en offrant quelque chose que Nature et les autres n’ont pas : une réputation de transparence. » Ensuite, il s’agit simplement de créer un cercle vertueux : plus les articles publiés sur Aletheia seront bien perçus dans la communauté scientifique, plus les chercheurs souhaiteront à leur tour soumettre leurs travaux sur la plateforme, et ainsi de suite. Quant aux coûts d’entretien de la plateforme, ils sont « relativement minimes », explique Morton : pas de serveurs centralisés, pas d’administrateurs mais des bénévoles… La seule chose à payer, finalement, c’est l’utilisation d’Ethereum.

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Rester légal à tout prix

Évidemment, ce plan de développement se poursuivrait sans heurt dans un monde idéal où publier des articles scientifiques n’était pas une activité particulièrement lucrative. Si Aletheia et les autres plateformes décentralisées comme ScienceFair, PaleorXiv, Dokieli, AristotleOx, Crowdbc et les autres peuvent s’organiser tranquillement (et lentement) c’est parce qu’elles restent microscopiques. Si jamais elles devaient atteindre une taille suffisante pour grignoter ne serait-ce qu’une miette du gâteau cuisiné par Springer, Wiley-Blackwell, Elsevier et consorts, alors, elles devraient s’attendre à différentes menaces. Et Kade Morton en est bien conscient : « Le CV des éditeurs n’est pas reluisant. Ils achètent la concurrence, mais Aletheia est open source. Ils intentent des actions en justice, mais Aletheia est un DAO, personne n’en est responsable et nous avons prévu de nous conformer totalement à la loi si nous le devons. L’espionnage industriel existe aussi – je suis consultant en sécurité, des familles entières de malwares sont dédiées à cela. Je pense qu’il est possible qu’Aletheia subisse des attaques d’ordre technique, et c’est pour cette raison que je ne veux pas stocker ses contenus sur un serveur centralisé qu’un assaillant pourrait vider, par exemple. »

« Les communautés décentralisées sont le futur, un jour tout le monde le saura. »

Pour le cofondateur de la plateforme, être un peu parano, c’est surtout être prévoyant : « Une attaque technique est un scénario extrême mais les intérêts financiers sont extrêmes. Sécuriser notre futur vaut bien d’être paranoïaque et quand je vois ce qui se passe [dans le milieu], j’ai raison. » L’objectif, martèle-t-il, est de rester légal, car « l’open access dans son ensemble vit avec le stigmate [de l’illégalité]. Si des plateformes légales commencent à prendre leur part du gâteau, la critique n’est plus possible, et la discussion autour de l’open access peut se déplacer de « l’immoralité » de Sci-Hub vers l’immoralité des structures d’édition payantes. »

D’autant que le secteur de l’édition scientifique n’est pas le seul à pouvoir bénéficier des avantages des DAO, développe Morton. Le modèle est potentiellement profitable à « toute industrie qui fournit des biens au travers d’un medium électronique, car il aide à lutter contre la censure et supprime la nécessité des tierces parties de confiance. Les journaux, les éditeurs de musique et de littérature sont certaines des industries qui me viennent à l’esprit. » Assez paradoxalement, cependant, il avoue « détester beaucoup d’autres projets liés à la blockchain », qu’il refuse de voir comme « une solution miracle », contrairement aux DAO, qui lui apparaissent « inévitables ». « Les communautés décentralisées sont le futur, un jour tout le monde le saura », prophétise-t-il.

Sans aller jusque-là, le modèle centralisé et payant de la distribution du savoir semble de plus en plus clairement menacé ces dernières années – non seulement par les initiatives indépendantes, mais aussi par les acteurs institutionnels. En France, rappelle Le Monde, la base de données Istex rassemble désormais 21 millions d’articles scientifiques à disposition des chercheurs ou simples amateurs de sciences, le CNRS possède sa base de données HAL et certains organismes de recherche publique, comme l’Inria, obligent leurs collaborateurs à publier en accès libre ; enfin, l’article 30 de la loi Numérique du 8 octobre 2016 autorise désormais les professionnels de la recherche à disposer d’un « droit d’exploitation secondaire » qui facilite les dépôts en archives ouvertes, six à douze mois maximum après sa publication originale.

À l’échelle gouvernementale, la France, déjà en discussion avec Springer, devrait commencer à renégocier avec Elsevier début 2018. En 2014, Rue89 révélait que le ministère de la Recherche avait conclu un contrat à hauteur de 172 millions d’euros avec le géant néerlandais pour racheter, pendant cinq ans, les études payées par le contribuable… histoire de les rendre accessibles à ses auteurs et leurs confrères. La même année, le budget de l’université était amputé de 400 millions d’euros. En 2018, tout le monde, des chercheurs aux gouvernements, semble en avoir marre de payer.