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Life

J’ai survécu à 35 coups de couteau

« Trois jours plus tard, je me suis réveillé, l’esprit embrouillé par la morphine. J’étais entouré de membres de ma famille et de ma copine. Le tube dans ma gorge m’empêchait de parler. »
Noor Spanjer
propos rapportés par Noor Spanjer
Amsterdam, NL

Ce qui est bizarre, c’est que je n’ai pas vraiment réalisé que je m’étais fait poignarder. L’adrénaline a insensibilisé la douleur. Quand on m’a conduit à l’ambulance, j’ai demandé ce qu’il s’était passé. Les secouristes m'ont dit que « c’était pas beau à voir » et m'ont demandé s’ils pouvaient contacter quelqu’un de ma famille. Je leur ai donné le numéro de ma mère. C’était en 2008. Je ne sentais plus rien, je ne voyais que du blanc.

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L’ambulance s’est rendue à l’hôpital, à l’est d’Amsterdam, mais juste avant d’arriver, les ambulanciers ont changé d’avis en disant que mes blessures étaient trop graves et que nous devions aller dans un plus grand hôpital. C’est là que je me suis dit : OK, c’est la fin.

Trois jours plus tard, je me suis réveillé en soins intensifs, un tube dans la gorge et un millier de fils le long du corps. Les docteurs m’ont dit que j’avais frôlé la mort, à dix minutes près.

C’est arrivé un 7 novembre, anniversaire de la mort de mon père. Deux ans plus tôt, on était tous les deux au Panama parce qu’il envisageait d’y déménager. Ce jour-là, il était sorti seul pour faire quelques courses et avait prévu d'acheter de l'herbe sur le chemin du retour. Il s’est fait agresser, dépouillé et on lui a tiré dessus. Quand on me l'a annoncé au téléphone cette nuit-là, j’ai cru sombrer en enfer. Quelques jours plus tard, je suis rentré à la maison, sans mon père.

Les années qui ont suivi, j'ai commencé à faire des conneries. Je n’avais peur de personne. Je traînais avec beaucoup de voyous et je faisais des trucs stupides. Parfois quand je sortais, ça se finissait en bagarre. Mais il ne s’était jamais rien passé de vraiment grave, jusqu’à ce que je me fasse poignarder.

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Ce soir-là, j'étais sorti en ville après le travail pour prendre un verre. Inconsciemment, je pensais peut-être à mon père, mais il n’était pas au cœur de mes préoccupations. Il était assez tard quand ma petite amie de l’époque a appelé. Elle était dans une boîte sur la place Rembrandt, dans le centre-ville d'Amsterdam, et m'a proposé de la rejoindre. J’ai pris mon scooter pour y aller.

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Sur la route, j'ai croisé deux gars que je connaissais de l'école. Je traînais avec l'un d'entre eux, on on faisait de la zik ensemble, on rappait. J’avais été chez lui et même rencontré sa mère, mais je ne l’avais pas vu pendant un an. Il a toujours été un loubard, il traînait avec les mauvaises personnes, bien plus que moi.

« Je m’étais fait poignarder deux fois au foie et surtout au dos et aux bras. J'avais des points de suture sur la tête et le visage »

C’est tout de suite parti en couilles. Il a dit quelque chose sur ma copine, du genre « Elle est où la salope ? » J’ai décidé que je n’étais pas d’humeur à me battre et je me suis éloigné. Je n’ai pas réalisé que l’un d’entre eux avait laissé un sac en plastique avec une bouteille de Whisky sur mon scooter. Je voulais tirer de l’argent quelque part mais tous les distributeurs étaient en panne. Ça, plus ce qu’il avait dit sur ma copine, m’a encore plus énervé et agité. Puis, l’un des gars m’a appelé et a commencé à gueuler quelque chose sur sa bouteille. Je savais qu’elle était toujours sur mon scooter mais je m’en foutais. Je n’avais jamais eu de problème avec ce gars avant. Mais maintenant, je pétais un câble, je voulais lui faire du mal.

Je les ai trouvé sur la place et je leur ai demandé de me suivre pour discuter. Derrière la place Rembrandt, il y a un petit pont sur un canal. Quand on est arrivés, je lui ai mis une droite dans la gueule. On a fini par se battre. D’autres gars se sont pointés mais ils étaient juste debout à nous regarder. Il faisait sombre et on était tous les deux excités par l’adrénaline. Je crois que je l’ai frappé à la tête.

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Mais ensuite, je me suis rendu compte que le sang coulait sur mon visage et je me suis senti mal. Je me suis effondré au sol. Un des gars m’a demandé si j’avais trouvé ce que je cherchais. Je lui ai dit de la fermer et d’appeler une ambulance. D’autres personnes sont arrivées et les deux gars sont partis en courant. L’un d’entre eux a dû appeler les secours parce que quelques minutes plus tard, les flics et une ambulance ont débarqué.

Trois jours plus tard, je me suis réveillé, l’esprit embrouillé par la morphine. J’étais entouré de membres de ma famille et de ma copine. Le tube dans ma gorge m’empêchait de parler. Tout le monde voulait savoir ce qu’il s’était passé, parce qu’ils n’en avaient aucune idée. Mais moi non plus, je n’en savais rien.

Les médecins avaient dit à ma famille qu’ils ne pensaient pas que je survivrais et quand je me suis réveillé, on m’avait déjà fait trois opérations et un de mes poumons s’était affaissé. Je m’étais fait poignarder deux fois au foie et surtout au dos et aux bras. J'avais des points de suture sur la tête et le visage. Les médecins ont dû m'ouvrir pour voir d'où je saignais exactement. J'avais environ 300 points de suture au total : ils m’ont agrafé tout l’abdomen. On m'a transfusé 12 litres de sang, sachant que le corps humain n'a que six litres. Je pissais le sang. Mon corps était comme une passoire.

Le chirurgien a dit que j’avais reçu environ 35 coups de couteau, même si je ne compte pas autant de cicatrices – j’en ai entre 10 et 20. Mais il y a une très grande cicatrice qui pourrait en contenir beaucoup de petites. En tout cas, c’est un chiffre de dingue. Poignarder quelqu’un une ou deux fois peut être un geste d’auto-défense mais autant de fois, c’est une autre histoire.

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Je suis resté deux mois à l’hôpital. C’était atroce à certains moments. On m’a posé trois drains chirurgicaux – des tubes pour drainer le liquide de mes plaies – et au bout d’un moment, ils ont pensé que j'étais prêt à ce qu’on les retire. Mais ce n’était pas le cas. Il restait encore trop de liquide, ce qui a failli provoquer un nouvel affaissement de mon poumon et m’empêchait de respirer normalement. Alors ils ont fait un trou dans ma poitrine. J’ai pu respirer tout de suite, mais c'était très douloureux.

Voilà, je savais ce que ça faisait de se faire poignarder.

Après l’accident, ma vie a pris un nouveau tournant. Mon père était musicien et avait laissé beaucoup de ses instruments. Quand j’étais à l’hôpital, j’ai décidé de faire quelque chose avec. J’ai demandé à un ami s’il pouvait amener une des guitares, je me disais que c’était quelque chose d’utile à faire.

Au total, j'ai été en convalescence et au chômage pendant deux ans. Un des amis de mon père a commencé à m'apprendre la guitare. Aujourd'hui, je me défends pas mal à la gratte. Je joue avec plusieurs groupes et j'ai fait quelques concerts dans des festivals de musique et au Paradiso [lieu emblématique d'Amsterdam, ndlr]. J'ai coupé les ponts avec mes soi-disant « amis » qui n’étaient jamais venus me voir.

Je pense qu’il y a un lien entre mon père et ce qui m'est arrivé. Vu comment je vivais, quelque chose devait péter. C’est dur de se dire que j’ai dû me faire poignarder pour pouvoir faire ce changement, mais c’est vrai que cela m’a beaucoup aidé. C’est comme si ma vie avait été reprogrammée. Je crois qu'une partie de mon père est revenue quand je me suis réveillé à l'hôpital. Nous sommes ensemble maintenant. Il ne me manque pas, je sais qu’il est en moi.

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Le type qui m'a poignardé a été arrêté le soir même. La police a trouvé l'arme – un couteau à cran d’arrêt – sur les lieux. Il y a eu un procès, mais je n'y suis pas allé. Je n’étais ni physiquement, ni mentalement prêt à le voir. Il a passé deux ans derrière les barreaux et on lui a demandé de ne pas me contacter. Je ne l'ai jamais revu, je crois qu'il a déménagé à la campagne.

Je le connaissais et je sais qu'il peut être un bon gars. Je me suis demandé pourquoi tout avait explosé cette nuit-là. Peut-être voulait-il faire ses preuves auprès des durs avec qui il traînait, et il était vraiment dans un délire de gangster. Pourtant, lui et ses amis ne sont pas vraiment des gangsters.

La première année après sa sortie de prison, je me faisais des films sur ce que je lui ferais si je le croisais. Peut-être que je l’attendrais quelque part pour le prendre par surprise avant de le tuer ? Mais je sais que ce n’est qu’un fantasme et que je ne le ferais jamais, parce ce que ça ne servirait à rien. On a tous les deux reçu une bonne leçon.

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