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Les photos sont de l'auteure.
Santé

J'ai transformé ma propre mâchoire en boucles d'oreilles

« Je voulais garder ce fragment de mâchoire pour une raison qui va au-delà de la simple fascination. Je veux transformer cette partie de moi-même en quelque chose de merveilleux. »
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

La veille de l'opération, dans mon AirBnb à Buenos Aires, mon chirurgien crânio-facial pose son grand corps bronzé sur le canapé. Les chirurgiens ont tendance à se prendre pour des dieux, et celui-ci a la présence d'Héphaïstos, un artisan si sûr de son travail qu'il n'avait pas besoin de porter des vêtements chers ou de gommer chacune de ses rides au Botox comme ces médecins de la Cinquième Avenue qui semblent tout droit sortis de Nip/Tuck. Quoi qu’il en soit, il est là pour discuter des détails de la façon dont, le lendemain, je vais me faire couper la mâchoire.

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J’ai une demande qui sort des procédures médicales strictes que nous devons aborder : vais-je pouvoir garder l'os qu’il va m'enlever ? Il fronce les sourcils et soupire. « Non… non, je ne crois pas », répond-il, avant de me réciter la politique relative aux déchets médicaux en milieu hospitalier.

Pour essayer de cacher ma déception, je hoche la tête de la manière flatteuse à laquelle s'attendent les professionnels de santé. La décision de réduire ma mâchoire et de raccourcir mon menton par voie chirurgicale découle, en partie, du besoin de me sentir maîtresse de mon corps.

« À moins que…, dit-il en fronçant les sourcils. Demain, c'est lundi, donc il n'y aura pas beaucoup de monde à l'hôpital. Je vais voir ce que je peux faire. »

Douze heures plus tard, un anesthésiste me fait une injection. C'est la pire partie de l’opération : une grosse aiguille en acier est insérée dans ma main, à la recherche d'une veine dans laquelle pomper son venin pacificateur. Ça fait mal, très mal, mais je finis par m'endormir.

Le chirurgien fait une incision dans la partie inférieure de ma mâchoire, insère une petite scie et commence à couper l'os. Il coupe et ponce, tel Héphaïstos sculptant un bloc de pierre pour révéler la statue qui s’y cache.

Je suis atteinte de dysmorphie corporelle, un trouble semblable au trouble obsessionnel compulsif. Les personnes qui en souffrent sont obsédées par des imperfections corporelles imaginaires ou très légères, ce qui les pousse à s'examiner attentivement dans les miroirs ou, au contraire, à les éviter complètement, à manquer leur travail et leurs engagements sociaux, et parfois à se blesser elles-mêmes. Quand je vois mon reflet, je me dis que ce n'est pas moi. Ça ne peut pas être moi. Si c'est vraiment moi, alors autant me tuer.

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« Ce morceau de moi dans ma main a été délibérément coupé. Je pensais que les os étaient blancs et propres, mais le sang et les tissus secs collés à mon os me rappellent qu'il était normalement classé en tant que déchet médical »

Mon cerveau est incapable de reconnaître la réalité de mon image, ou si c'est le cas, quelque chose en moi sait que cette image ne mérite que profanation. Tant les étrangers que mes amis me disent sans cesse que je suis belle, mais je trouve toujours un moyen d'invalider leur opinion.

La dysmorphie corporelle est difficile à traiter parce que sa cause est biopsychosociale, un cocktail complexe de génétique, d'éducation et de schémas de pensée. On la traite habituellement avec des antidépresseurs et une thérapie comportementale cognitive. Ma mère m'a dit un jour qu'il y a quelque chose dans l'esprit de notre famille qui ne communique pas correctement. Son côté de la famille est marqué par la mélancolie, les troubles de l'humeur et la dépression. Je me demande comment ils ont réussi à survivre assez longtemps pour que je sois ici.

Peut-être que ma mère a raison et qu'un circuit dans ma tête est incomplet ; ou peut-être qu'un événement traumatisant de mon enfance a changé ma façon de me voir ; ou peut-être que je suis influencée par les impératifs omniprésents de la beauté diffusés par les médias, allez savoir. Je suis en thérapie depuis des années, j'ai essayé divers médicaments, j'ai pratiqué des exercices de pleine conscience. Rien n'a vraiment marché.

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De nombreux psychologues disent que la pire chose que les personnes souffrant de dysmorphie corporelle peuvent faire, c'est de subir une intervention chirurgicale : elle ne les satisfera pas, ou leur fixation se déplacera vers une autre partie du corps. Mais mon obsession pour la forme de ma mâchoire est si intense – je suis convaincue qu’elle ruine mon visage – que je passe quand même à l’acte.

Après mon opération, je me réveille dans le brouillard. La perfusion m'hydrate mais n'arrange pas ma bouche engourdie. Mon chirurgien entre avec un sourire fier. « J’ai pu en garder un morceau pour vous, c'est tout », dit-il en plaçant un petit contenant en plastique à côté de mon lit d'hôpital.

Je peux à peine voir l'os à travers le gobelet, lui-même scellé dans un sachet en plastique. Vraiment, je ne vois que des formes, des couleurs : un fragment de quelque chose de blanc, strié de rouge. C'est trop dur à supporter pour moi. J'avais fait cette demande à moitié pour plaisanter. Depuis mon lit, j'ai l'impression que si je le touche, ou même si je le regarde bien, une réaction de contact pourrait réduire mon corps à une pile de milliers de ces fragments. Je garde le contenant dans mon sac en toile et je fais de mon mieux pour ne pas y penser pendant que je m'étale sur le canapé de l'AirBnB, tout en essayant d'ouvrir ma mâchoire assez large pour prendre une bouchée d’empanada.

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Ma mâchoire.

Quelques semaines plus tard, de retour à New York, je sors le contenant du sac, dévisse le couvercle et touche l'os. L'expérience la plus proche que j'ai eue, c'était de m’arracher une dent de lait, mais c'était différent. Ce morceau de moi dans ma main a été délibérément coupé. Je pensais que les os étaient blancs et propres, mais le sang et les tissus secs collés à mon os me rappellent qu'il était normalement classé en tant que déchet médical. Il n’a pas l'air de faire partie de moi. Je voulais garder ce fragment de mâchoire pour une raison qui va au-delà de la simple fascination. Je veux transformer cette partie de moi-même en quelque chose de merveilleux.

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Je fais la connaissance de Christian Fox sur Twitter après avoir lancé un appel à artiste sachant travailler les os. Elle a notamment travaillé sur la célèbre exposition de Salt Lake City sur les momies du monde et étudié d'innombrables techniques de conservation. Elle a même gardé son utérus après une hystérectomie et l’a offert à sa mère pour sa fête.

Je sais très peu de choses sur Christian quand je lui confie une partie de mon corps à traiter, à nettoyer, à séparer en deux parties et à monter sur une paire de crochets. Même si Christian est une inconnue, une partie de moi sait qu’elle est la personne idéale pour ce travail, avant même que nous en parlions.

« Fait amusant, me dit Christian. Si vous remplissez un formulaire, vous pouvez garder à peu près tout ce qui est retiré de votre corps. » C'est vrai, bien que tout le monde croie qu'il est illégal pour les médecins de donner aux patients des viscères prélevés au cours d'interventions médicales ; en fait, il n'existe aucune loi de ce genre, ni aucune loi interdisant à quiconque de garder des parties de son propre corps.

Ma mâchoire cicatrise encore. J'évite de voir mon reflet. Pour me maquiller, j'utilise un miroir compact, afin de ne pas voir l’ensemble de mon visage en même temps. J'aimerais pouvoir vous mentir et vous dire que je suis enfin heureuse. Mais je ne peux pas. J'aimerais vous dire que je ne me ferai plus jamais opérer. Mais je sais que je vais répéter ce processus de remodelage de ma chair et de mes os ; que je vais continuer à poursuivre un idéal qui sera toujours hors de portée.

Chaque semaine, je prends une photo de mes progrès. Je compare mon image à d'autres plus anciennes. C'est un travail lent et douloureux. Je commence à me demander si les psychiatres ont raison au sujet de la chirurgie : peut-être suis-je tellement brisée que rien ne pourra me réparer.

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Les boucles d'oreilles réalisées par Christian.

Les boucles d'oreilles arrivent dans une enveloppe blanche. Je les mets aussitôt. La nausée a laissé place à l'émerveillement. Christian a transformé quelque chose de déprimant – autrement destiné à l'incinérateur de l'hôpital – en quelque chose de beau. Enfin, mon os est à moi. Je porte mes boucles d'oreilles presque tous les jours et, selon mon thérapeute, c'est une merveilleuse façon d'honorer mon corps.

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