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société

« Quand on vous lance des pavés, vous ne renvoyez pas des fleurs »

Ils étaient de l'autre côté des barricades. Rencontre avec les policiers qui ont fait Mai 68.
Photo : STF / Archives / AFP. Quartier latin, Paris, Mai 1968. 

De mai 1968, Jean-Claude Bordes, 81 ans aujourd’hui, se souvient de tout. Monté à Paris dans l’urgence, il s’est retrouvé en plein chaos : arbres déracinés, panneaux arrachés, voitures retournées, vitrines fracassées… Le tout, sous les jets de pavés, de boulons et de cocktails molotov quadrillant le ciel. Souvenirs nostalgiques d’un manifestant ? Pas vraiment. Car si Jean-Claude Bordes a bien « fait » mai 1968, c’est de l’autre côté des barricades. À l’époque, il était flic et a participé activement à la répression du mouvement étudiant. Avec l’orgueil d’un ancien combattant, il raconte : « si vous saviez ce qu’on s’est pris dans la gueule… »

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Gérard Kieken, 27 ans à l’époque, a lui aussi quitté sa ville natale, Périgueux, pour éteindre la flambée de colère estudiantine. Les premiers jours n’ont pas été décoiffants – « une petite intervention à droite, à gauche… Rien de bien méchant », précise-t-il. C’est le soir du 10 mai que les choses ont dégénéré. Boulevard Saint-Michel, les premières barricades ont commencé à s’élever. Et les premiers projectiles à pleuvoir sur la tête de Gérard Klein et son unité de CRS. « Tout était bon pour nous foutre sur la gueule ! », s’indigne-t-il aujourd’hui.

Les flics ont d’abord encaissé sans broncher. Les consignes officielles étaient claires : surtout, ne rien faire. Mais à deux heures du matin, après cinq heures d’attente, ordre leur a été donné de charger. Casqués, armés de boucliers, de matraques et de mousquetons Berthier, les CRS ont donc foncé dans la masse. De façon mesurée, affirmeront – sans rire – les officiels. Avec « la rage », corrige Gérard Kieken. « Pour nous, c’était une vraie libération ! Ça faisait cinq heures qu’on restait là à se faire insulter, canarder et qu’on voyait les copains tomber parce qu’ils s’étaient ramassés un pavé… Alors, quand on nous a dit qu’on pouvait y aller, et bien, on y est allé ! On avait de la rancœur. On était méchants, on voulait en découdre. Il a fallu cogner ».

« Quand un manifestant reçoit un coup de crosse à l’épaule ou à la tête, il dégage ! »

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Ces violences policières, nourries par un sentiment de vengeance, Jean-Claude Bordes les assume encore aujourd’hui : « Ça n’était pas par plaisir, mais il fallait se défendre ! Ma compagnie a eu le premier blessé chez les CRS. Il avait reçu un pavé dans la cheville. Ceux d’en face ne nous faisaient pas de cadeaux. Pourquoi est-ce qu’on leur en aurait fait ? ».

Mais la nuit du 10 marquera les esprits des Français, qui avaient encore en tête les massacres d’octobre 1961 et de février 1962 où des manifestants contre la guerre d’Algérie ont été tués par des policiers. Si personne n’a perdu la vie cette nuit-là, les violences policières ont choqué. « Ça a été volontairement grossi par la presse », tente Jean-Claude Bordes avant de lancer : « on ne pouvait pas décemment laisser des jeunes détruire ce qu’ils voulaient ! Quand on vous lance des pavés, vous ne renvoyez pas des fleurs. Et je peux vous dire une chose : quand un manifestant reçoit un coup de crosse à l’épaule ou à la tête, il dégage ! ». On ne saurait être plus clair. Daniel Deslandes, CRS de 24 ans à l’époque, a vécu ce soir-là son « baptême du feu », comme il dit. Il le reconnaît sans fausse pudeur : « ça a été très violent ». Et avoue avec la même franchise avoir eu peur : « C’était extrême. Et il y avait un risque d’aggravation. Dans les rangs, on sentait l’inquiétude ».

« Nous, les CRS, sommes les bonnes de la République. On n’a pas le droit de poser de questions »

Aujourd’hui grands-pères, ces trois anciens CRS avaient, en 68, le même âge que les manifestants. Ils auraient pu être de l’autre côté de la barricade – du bon côté de l’histoire. Mais pas une seule fois, assurent-ils en chœur, ils n’ont pensé à rejoindre les rangs des manifestants. Pas même quand le mouvement tentera de leur tendre la main. « D’abord, c’était « CRS avec nous ! ». Et quand ils ont vu qu’on ne flanchait pas, c’est devenu « CRS = SS ! » », ricane Gérard Kieken. Les revendications des « soixante-huitards », Daniel Deslandes admet qu’il ne les « comprenait pas ». Et qu’il n’a pas cherché à aller plus loin : « on savait qu’il y avait l’effet du Petit livre rouge de Mao ». Un argument suffisant pour tourner le dos à ces aspirants révolutionnaires.

Jean-Claude Bordes, lui, concède que les manifestants avaient raison sur « un tas de choses », et assure qu’il n’était pas le seul à le penser parmi ses collègues. Mais les ordres étaient les ordres et il fallait les appliquer : « il faut comprendre que nous, les CRS, sommes les bonnes de la République. On n’a pas le droit de se poser de questions » Alors malgré les 2 000 blessés et la demi-douzaine de morts (dont deux policiers) engendrés par mai 1968, ces trois ex-CRS préfèrent se remémorer les meilleurs moments – et en rigoler. A l’image de Jean-Claude Bordes, qui glisse : « on nous lançait vraiment n’importe quoi ! J’ai même reçu des moules à dentier en plâtre. Ce n’est pas une blague : ils avaient été piqués dans une fabrique d’appareils dentaires. J’en ai gardé en souvenir »