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Petit guide pratique de l'immortalité

Depuis quelques années, la Silicon Valley monnaye les vieux fantasmes cyberpunk : le téléchargement de conscience et la régénération cellulaire. Ces technologies n'existeront sans doute jamais, mais ouvrent la voie à de nouvelles questions éthiques.
Détail de La Fontaine de Jouvence (1546) de Lucas Cranach l'Ancien. Image : Wikimedia

En 2017, la vie éternelle est un sujet tout à fait laïque et parfaitement sérieux.

Autrefois l'apanage des dieux et des héros, l'immortalité est aujourd'hui un domaine où l'on investit - à la fois sur le plan financier et intellectuel - tant chez philosophes et les scientifiques que chez les entrepreneurs de la Silicon Valley. Plusieurs centaines de personnes ont déjà fait le choix d'être cryopréservées dans l'azote liquide plutôt que de se résoudre à mourir comme tout le monde, espérant que la science parviendra à leur donner une seconde vie, dans un siècle ou deux. Mais si nous percevons la mort comme un problème, que penser des solutions (hautement spéculatives) qui ont été proposées pour le résoudre ? Que disent-elles de notre perception de l'individu ?

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Évidemment, nous ne possédons pas, à l'heure actuelle, les moyens de réaliser l'immortalité humaine grâce à des outils technologiques, et rien ne nous dit que ce sera un jour possible. Deux options hypothétiques ont toutefois attiré l'intérêt et l'attention des investisseurs depuis plusieurs années : la régénération cellulaire et le téléchargement de l'esprit.

Telle une fontaine de Jouvence futuriste, la régénération promet de supprimer et de renverser les dégâts causés par le vieillissement au niveau cellulaire. Des gérontologues médiatiques tel qu'Aubrey de Grey estiment que la vieillesse est une maladie comme les autres, et que nous pouvons la contrôler en remplaçant ou en réparant nos cellules à intervalles réguliers. D'un point de vue pratique, cela signifie que devrions faire un séjour dans une clinique de régénération tous les deux-trois ans. Non seulement les médecins devront alors éliminer les cellules infectées, cancéreuses et malsaines, mais ils devront également induire la régénération des cellules saines afin que ces dernières éliminent plus efficacement les déchets accumulés. Ces opérations permettraient "d'inverser l'horloge du corps", vous rendant physiologiquement plus jeune que vous ne l'êtes réellement. Cependant, en dépit de votre vigueur cellulaire, vous resteriez vulnérable à une mort violente par traumatisme aigu - une blessure grave ou un empoisonnement, par exemple, qu'ils soient de nature criminelle ou accidentelle. En terme d'immortalité, on peut faire mieux.

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La régénération semble être, à première vue, une solution peu risquée : elle se contente d'étendre et d'améliorer la capacité naturelle du corps à se réparer au cours de la vie. Mais si vous vouliez vraiment accéder à la vie éternelle, il vous faudra alors vivre en prenant le moins de risques possibles, puisque vous ne survivriez ni aux accidents de voitures, ni aux chocs septiques, ni aux coups de couteau, ni aux hémorragies internes. Cela risquerait de faire de vous la personne la plus anxieuse au monde, ce qui n'est pas nécessairement une manière idéale d'aborder l'éternité.

L'autre option proposée par les prophètes de la Silicon Valley, c'est le téléchargement de conscience. Il consiste à faire un scan numérique des informations stockées dans votre cerveau, et à les copier sur un ordinateur. Cette méthode repose sur un présupposé extrêmement controversé selon laquelle la conscience serait analogue à un logiciel informatique qui tournerait sur une sorte de "disque dur organique". De même, ce qui constitue votre identité serait la somme des informations stockées grâce aux opérations du cerveau - des informations qu'il suffirait alors de migrer sur un substrat ou une plate-forme physique différents pour obtenir une réplique de vos souvenirs, de votre personnalité, de vos facultés de raisonnement et de votre histoire affective.

Cependant, laissons de côté la question hautement philosophique de la composition du "moi", (que personne n'a jamais réussie à résoudre), et examinons plutôt l'idée de produire une copie numérique du cerveau.

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Contrairement à la régénération, le téléchargement de conscience pourrait en théorie nous offrir une expérience authentique d'immortalité. De même que nous sauvegardons des fichiers sur des disques durs externes ou dans le cloud, votre esprit pourrait être copié un nombre illimité de fois, et sauvegardé en toute sécurité sur des supports choisis disposés un peu partout, de façon à ce que la copie de votre personnalité ne soit pas détruite par la première catastrophe naturelle ou humaine venue.

En dépit de cet avantage certain, le téléchargement de conscience présente de nombreux problèmes éthiques. Certains philosophes, comme David Chalmers, pensent qu'il existe effectivement une possibilité pour que de "la copie" de votre cerveau soit fonctionnelle et qu'elle produise une réplique convaincante de votre esprit. Cependant, cet esprit n'aura jamais fait l'expérience du monde qui l'entoure : ainsi, "vous" ressembleriez davantage à un zombie qu'à une personne humaine. D'autres, comme Daniel Dennett, estiment que la conscience humaine est réductible à l'ensemble des processus qui interviennent dans le cerveau, qu'il soit numérique ou organique. Toute copie de vos données cérébrales permettrait alors de simuler une conscience qui vous ressemble trait pour trait, quel que soit le substrat physique sur lequel sont stockées ces données. La plupart des scientifiques sérieux doutent franchement du bien-fondé de cette hypothèse.

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Autre problème : nous ne pouvons pas prédire ce que ce clone de la "personne" ressentirait en quittant son subtrat organique pour être téléchargé vers un disque dur. Une continuité ? Une rupture ? Quelque chose d'autre ? Et si votre existence en tant qu'entité numérique était si radicalement différente de votre existence biologique qu'elle vous laisserait dans une terreur sans nom ? Un état catatonique ? Et si demeuriez coincé dans la prison de l'ordinateur, incapable de dire votre souffrance, de communiquer avec autrui ou même de "mourir" sur demande, comme si vous étiez dans le coma ?

Dans ce cas, votre immortalité serait plus une malédiction qu'une bénédiction. La mort, ce n'est pas si mal. Pourvu qu'elle reste une option disponible.

De plus, dans le cas où votre conscience serait copiée plusieurs fois et où les copies seraient exécutées simultanément (comme une armée de clones), on se retrouverait devant un paradoxe inédit. En philosophie, on considère généralement que l'identité d'un individu dépend étroitement de sa volonté de demeurer une personne singulière ; un dédoublement de votre identité équivaudrait donc à la mort. Plus précisément, s'il devait exister un vous 1, un vous 2, un vous 3, un vous 4, etc, le concept même de "vous" serait réduit à néant et vous cesseriez d'exister en tant qu'individu. Certains penseurs, comme le défunt Derek Parfit, ont soutenu que, bien que que le moi ne puisse survivre au dédoublement, tant que chaque nouvelle version de votre esprit possède un lien ininterrompu avec sa version originale, on peut considérer qu'il s'agit là d'une manière de survivre comme les autres.

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De ces deux options - régénération et téléchargement - laquelle est la plus acceptable sur le plan éthique ? Je pense que le "simple" rajeunissement serait le choix le moins problématique. Pourtant, vaincre la mort aggravera pour sûr les problèmes déjà dramatiques de surpopulation et d'inégalités, mais au moins, ce seront des problèmes familiers auxquelles l'humanité est confrontée depuis des milliers d'années déjà. Nous pouvons être certain, par exemple, que la régénération accroîtra l'écart entre les riches et les pauvres, et finira par nous forcer à prendre des décisions radicales concernant l'exploitation des ressources et la limitation de la croissance démographique.

À l'inverse, le téléchargement de conscience ouvrirait toute une gamme d'interrogations éthiques jamais vues jusqu'à alors. Les esprits téléchargés pourraient constituer des types d'agents moraux inédits. Par exemple, nous considérons généralement que les capacités cognitives sont un moyen pertinent de définir le statut moral d'un agent (c'est pour cette raison que nous attribuons un statut moral plus élevé aux humains qu'aux insectes). Mais il serait difficile d'évaluer précisément les capacités cognitives d'esprits dont les performances peuvent être améliorées sur demande grâce à des ordinateurs plus rapides - des esprits et qui peuvent communiquer les uns avec les autres à la vitesse de la lumière. Cela les rendrait incomparablement plus intelligents que les humains biologiques les plus intelligents. Comme l'explique l'économiste Robin Hanson dans The Age of Hem (2016), il faudrait donc trouver un moyen de réguler les interactions entre l'ancien domaine et le nouveau, c'est-à-dire entre les humains biologiques et les consciences téléchargées, et entre les consciences téléchargées entre elles. Un bel imbroglio philosophique et politique.

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Qu'en est-il enfin des conséquences personnelles et pratiques de notre choix de l'immortalité ?

En supposant que vous viviez assez longtemps pour connaître un monde où la régénération et le téléchargement de conscience seraient des services mis à disposition des citoyens ordinaires, votre décision dépendra probablement du rapport bénéfice/risque lié à chaque option, et la nature du risque encouru.

Si la régénération semble être l'option la plus familière et la plus attractive, elle pourrait vous rendre si craintif et si précautionneux que vous en oublieriez de vivre. Le téléchargement de conscience, lui, permettrait de garantir la pérennité de votre esprit (ou du moins les informations contenues dans votre cerveau), mais rien ne dit que votre "moi" pourrait survivre à l'opération. Ce qui est sûr, c'est que la perspective d'être libéré des chaînes de la mortalité est assez séduisante pour que, en dépit des risques, il se trouve toujours quelqu'un pour succomber à la tentation.

Francesca Minerva est en post-doc de philosophie à l'Université de Ghent en Belgique. Elle était l'invitée du workshop "Personal Identity and Public Policy'" au Centre for the Study of Existential Risk en novembre 2016, où elle a donné la présentation sur laquelle est basé cet article. Adrian Rorheim est chercheur au sein de l'Effective Altruism Foundation de Berlin.

Cet article a initialement été publié sur Aeon sous licence Creative Commons.