Un grognement excédé, un tombereau d’insultes, un coup de poing sur un objet innocent… La « video game rage » revêt bien des aspects. Un côté polymorphe qui ne l’empêche pas de confiner à l’universalité : qu’ils soient professionnels ou occasionnels, jeunes ou vieux, plutôt console ou plutôt smartphone, tous les amateurs de jeux vidéo connaissent ce sentiment de frustration plus ou moins intense. Reste à savoir pourquoi.
Première observation des spécialistes : FPS ou dating sim, le genre du jeu vidéo mis en cause n’a pas vraiment d’importance. Certains psychologues soutiennent depuis longtemps que les images violentes favorisent les explosions de rage, mais de récentes études indiquent que la compétitivité est plus importante. Selon ces travaux, les joueurs peuvent devenir agressifs lorsqu’un jeu remet leurs compétences en question. Autrement dit, se faire botter par un sweatlord dans Warzone et lâcher une vie dans Candy Crush Saga sont des situations similaires, car toutes deux signifient au joueur que ses meilleurs efforts ne suffisent pas. Et ça, ça fait mal.
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Ça fait mal d’être mauvais
Les petits malins feront remarquer que la vie quotidienne est remplie d’éléments incontrôlables et frustrants : des collègues emmerdants, des trains ratés, des terrasses bondées. Difficile, pourtant, de faire plus crispant qu’une mauvaise partie. Dans son ouvrage Dans le cerveau du gamer, la psychologue Celia Hodent explique que cette désagréable intensité découle peut-être de ce que nous venons chercher dans les jeux vidéo. En effet, contrairement aux jeux-concours, Call of Duty et consorts ne promettent pas récompense extérieure, juste du plaisir. Les spécialistes parlent de motivation intrinsèque car tout se joue en nous. Le problème, c’est que notre for intérieur est sensible.
Contactée par VICE France, Celia Hodent détaille : « Selon la théorie la plus fiable dont nous disposions actuellement, celle de l’auto-détermination, les activités les plus motivantes intrinsèquement sont celles qui satisfont nos besoins en compétence, en autonomie et en affiliation. » Les jeux vidéo correctement conçus font partie de ces activités. Mais quand nous perdons une partie, ces besoins sont trahis et la défaite prend un goût de « défaut de compétence ».
Pour un joueur, cette situation peut être plus difficile à gérer que la perte d’une récompense promise par une motivation extrinsèque. Et quand les défaites s’accumulent, ce sentiment gonfle parfois jusqu’à l’explosion, explique la spécialiste : « Lorsqu’on sent que l’on ne progresse pas de partie en partie, que l’on n’arrive pas à dépasser un obstacle ou que l’on ne comprend pas comment s’améliorer à un jeu, que la frustration peut devenir la plus intense et amener au rage quit. »
Ego fragile du noob
Le docteur en psychologie Yann Leroux reçoit régulièrement des gamers au comportement explosif. Son analyse est plus directe : « Mon sentiment, c’est que la colère arrive lorsqu’il y a une atteinte narcissique, quand la personne a le sentiment que sa valeur personnelle est mise en danger par ses performances en ligne. C’est là que les explosions de colère sont les plus importantes. » Les pétages de câble consécutifs à une défaite seraient donc la manifestation d’un ego blessé. Mais pour la blogueuse et psychologue PlatinumParagon, le terrible effet Dunning-Kruger entre aussi en ligne de compte.
« Les individus les moins doués […] ont tendance à mieux se souvenir de leurs victoires que de leurs défaites »
L’effet Dunning-Krueger veut que les individus les moins qualifiés surestiment leurs compétences réelles. Autrement dit, plus on est mauvais, plus on se croit bon. Or « les individus les moins doués […] ont tendance à mieux se souvenir de leurs victoires que de leurs défaites, écrit PlatinumParagon dans un article publié en 2018. Dans les plus bas niveaux d’aptitude, cela peut générer des ego extrêmement gonflés qui refusent toute responsabilité – ils ont juste affronté des amateurs. » Ainsi, les statistiques officielles de League of Legends montrent que les joueurs les moins doués abandonnent leurs parties beaucoup plus souvent que les joueurs les plus performants. Le rage quit pourrait donc être une affaire de gros ego et de petit skill.
Le rage quit est une crampe
Il serait tout de même injuste de ne fournir que ces explications peu flatteuses pour les joueurs. Dans de nombreux cas, la colère et le rage quit ne sont que les conséquences du stress ou de la fatigue. « C’est comme un sport, affirme le psychologue Olivier Duris à VICE France. Les disciplines physiques excitent le corps, les jeux vidéo excitent l’esprit. » Au bout d’un moment, la fatigue se fait nécessairement sentir. Et lorsque le sportif ou le gamer refusent de mettre un terme à l’entraînement en dépit de la douleur ou du stress, ils prennent le risque de briser leurs outils. Selon cette théorie, quitter un jeu dans un accès de colère serait un peu comme laisser tomber ses haltères, les muscles tétanisés par une crampe.
Ces situations de rupture dépendent également de l’état d’esprit du gamer. « L’expérience de jeu est subjective, rappelle gentiment Olivier Duris. Un joueur qui lance une partie pour s’amuser avec ses amis aura moins de chance de basculer dans la colère qu’un joueur qui s’est mis en tête de finir un niveau, de battre un record ou tout simplement de gagner. » Cependant, la présence d’amis ne signifie pas nécessairement que la crispation gagnera moins facilement un joueur acharné, car les coéquipiers rigolos peuvent vite se transformer en témoins d’une contre-performance. Dans cette situation, l’âge du joueur est important.
Il faut que jeunesse se passe
C’est un cliché, mais c’est vrai : la « colère vidéoludique » est un phénomène essentiellement juvénile. « Le sentiment d’appartenance à un groupe est très important à l’adolescence, souligne Celia Hodent, et donc l’opinion du groupe a beaucoup de poids. » Après une défaite humiliante devant des amis, les gamer les plus jeunes auront tôt fait de piquer une crise pour défendre leur honneur. Yann Leroux confirme : « À chaque fois que vous jouez, vous mettez votre valeur sur la table de jeu. Et quand vous perdez, vous ne perdez pas que la partie. Vous n’êtes plus reconnu comme un individu d’importance, vous n’êtes même plus reconnu du tout. Et dans ces situations, le meilleur moyen de retrouver ses billes, c’est de renverser la table. »
« Ce sont ces gens qui explosent quand ils loupent un headshot, quand ils n’ont pas le bon item dans World of Warcraft, quand ils perdent une partie dans Clash Royale »
Les joueurs les plus jeunes ont un autre désavantage, biologique cette fois : le cortex préfrontal, cette partie du cerveau qui se charge notamment de réguler les émotions, n’atteint la maturité qu’aux alentours de 25 ans. Ainsi, une frustration difficile à gérer pour un adulte aura l’air d’une tempête d’émotions insurmontable pour un adolescent. Les parents paniqués par les crises de leur progéniture auraient pourtant tort de le priver de jeux vidéo à tout jamais.
« Le jeu est un bon moyen pour l’enfant d’apprendre à réguler ses émotions, explique Celia Hodent, puisqu’il lui permet d’apprendre à être bon perdant. » RAGE Control, un petit jeu vidéo de type Space Invaders développé par des chercheurs du Children’s Hospital de Boston, exploite d’ailleurs cette dynamique pour aider des enfants colériques à gérer leurs émotions : si leur rythme cardiaque dépasse une certaine limite, leur vaisseau ne peut plus tirer. Les résultats de l’expérience se sont révélés encourageants, mais le problème du rageux va plus loin.
Le mythologique Sardoche
Qu’elle soit psychologique ou biologique, la rage vidéoludique profite d’une assise culturelle. La légende du « rageux » qui détruit son clavier est fameuse dans le multivers des gamers. « Ce sont ces gens qui explosent quand ils loupent un headshot, quand ils n’ont pas le bon item dans World of Warcraft, quand ils perdent une partie dans Clash Royale, plaisante Yann Leroux. Je pense que cette figure perdure parce qu’une grande partie de la culture des gamers est une culture adolescente masculine. Et dans cette culture, la performance et la compétition sont valorisées. » Dans un tel contexte, un pétage de câble consécutif à une défaite est folklorique et presque attendu. Les explosions de Sardoche seraient sans doute moins amusantes sans ce terrain, et les compilations de rageux moins populaires sur YouTube.
Regarder quelqu’un rager fait toujours plaisir. Cependant, rager fait plaisir aussi. C’est intense, libérateur, au point que les joueurs recherchent peut-être ces crises malgré eux. « Le jeu vidéo peut être utilisé comme un régulateur émotionnel, analyse Yann Leroux. Tout ce qu’on n’ose pas faire avec les parents ou le conjoint, on peut le faire en ligne. Les moments de colère extrême, les insultes, les propos sexistes, homophobes… Tout ce qui est justement réprimé dans notre société va s’exprimer dans cet espace virtuel, avec comme calcul plus ou moins conscient qu’il va permette de se réguler. » Ajoutez à cela l’effet de désinhibition numérique, selon lequel il est plus aisé de mal se comporter dans un espace virtuel que dans le monde physique, et vous obtenez un beau moment de rage.
Parfois, un jeu chiant est un jeu chiant
Toutes ces explications ont un problème : elles rejettent l’entière responsabilité des crises de nerfs post-défaite sur les joueurs et leur ego, leur cerveau, leur culture. Or, les jeux vidéo eux-mêmes ne sauraient être considérés comme parfaitement innocents dans cette affaire. Beaucoup d’entre eux sont trop exigeants pour ne pas causer des situations de stress intense et donc propice aux dérapages : quelques professionnels de StarCraft effectuent 600 actions par minute pendant leurs parties. Mais une fois de plus, tempère Olivier Duris, l’apparence d’un jeu ne révèle pas forcément sa propension à générer de la tension : « Je dis souvent aux parents de mes patients que Battlefield, un jeu de guerre relativement lent, est beaucoup moins excitant que les Sims, où il faut parfois gérer une famille de six personnes. » Et si les jeux sont partiellement responsables, leurs développeurs le sont aussi.
« C’est une chose de perdre, c’en est une autre de perdre contre quelqu’un qui en plus vous insulte et cherche à vous humilier »
On fait difficilement plus frustrant que les jeux vidéo du bon vieux temps, ces machins répétitifs, grinçants, sans niveaux de difficulté, sans sauvegardes. Combien d’apprentis gamers ont perdu la tête devant un titre d’Infogrames ? Par bonheur, le passage du temps et les progrès de la technique ont permis à l’industrie vidéoludique de corriger ces problèmes pour proposer une expérience toujours plus agréable. Les derniers gros titres flattent le joueur avec des commandes précises, des situations variées et claires, des checkpoints incessants et parfois même une difficulté évolutive. Dans certaines situations, cependant, la frustration des joueurs est inévitable. C’est le cas des titres multijoueur. Mais même pour eux, des solutions existent.
Celia Hodent a participé au développement de Fortnite en tant que directrice de l’expérience utilisateur chez Epic Games. Elle sait que les titres multijoueurs finissent toujours par frustrer leurs participants : la défaite est inévitable et parfois même cuisante, surtout dans les battle royale. Dans ce contexte, le meilleur moyen de tempérer le déplaisir des perdants consiste à les recentrer sur eux-mêmes. « On peut aider les joueurs à dépasser leur frustration en évitant de comparer leurs performances à celle des autres joueurs, explique la psychologue, et au contraire en mettant en avant leur progression par rapport à leurs statistiques personnelles. Même si l’on perd une partie, on gère mieux sa frustration quand on comprend que l’on a malgré tout progressé. » Ainsi, la compétence demeure dans la défaite.
Git gud scrub
Peut-être que la « video game rage » est une réaction quasi-naturelle aux jeux vidéo compétitifs, qu’elle fait du bien, qu’elle dépend de facteurs mentaux et biologiques complexes, que les développeurs et les psychologues déploient leurs meilleurs efforts pour la tempérer. Reste que son contrôle appartient d’abord aux joueurs. C’est la raison pour laquelle bon nombre de titres multijoueurs punissent les dérapages excessifs par des kicks ou des bans. Celia Hodent explique : « C’est une chose de perdre, c’en est une autre de perdre contre quelqu’un qui en plus vous insulte et cherche à vous humilier. » De plus, si vos élans de nervosité peuvent gâcher les parties de vos concurrents, ils peuvent aussi ruiner vos propres performances. Personne ne saurait déployer toute ses capacités quand la colère crispe ses mains sur la manette.
Dès lors, mieux vaut apprendre à contrôler sa colère plutôt que de finir expulsé du serveur. Les guides ne manquent pas sur Internet : WikiHow recommande de poser sa manette et d’aller faire un tour, voire de régler vos problèmes personnels avant de lancer une partie, et LifeHacker de laisser votre colère s’exprimer par d’autres moyens. Le ragequit n’est pas une fatalité.
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