Photos – Matt Anderson, avec l’autorisation des organisateurs
Dans le Sud des Etats-Unis, il y a une vieux proverbe qui dit que lorsqu’il se met soudainement à pleuvoir au milieu d’une journée ensoleillée, c’est parce que le Diable est en train de battre sa femme. Et samedi dernier, le Diable s’en est de toute évidence donné à coeur joie au dessus de Détroit : la pluie s’est en effet abattue, en plein cagnard, sur les manifestants réunis pour protester contre l’inauguration d’une statue de Baphomet – idole à tête de bouc, une main pointée vers le Nord, l’autre vers le Sud symbolisant la dualité du Temple Satanique.
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Un évènement suffisamment important pour que j’accepte de me cogner le train de banlieue et 1h30 de marche pour finalement atteindre un lieu secret, afin, justement, d’éviter la présence des manifestants. Même CNN avait fait le déplacement pour couvrir la cérémonie, qui s’apparentait finalement à une bonne vieille rave, dans les règles de l’art.
Initialement, la statue de Baphomet –plus d’une tonne pour près de 3 mètres de haut- avait été conçue par le Temple Satanique pour protester contre l’édiction d’un monument glorifiant les Dix Commandements au Capitole de l’Etat d’Oklahoma en 2012. Comme l’indique son site internet, la mission du Temple Satanique a pour but d’ « encourager la bienveillance et l’empathie au sein du peuple, refuser la tyrannie, ne se soumettre qu’au bon sens et à la justice et ne rester guidé que par la conscience humaine dans l’accomplissement d’actes nobles, dictés par la volonté individuelle. » Il n’est pas question pour le Temple d’adorer la figure mythique de Satan mais plutôt de faire avancer « la quête vers le rationnel ». Leur credo se concentre essentiellement sur les libertés individuelles et ils demandent, entre autre, la séparation de l’Etat et de l’Eglise.
La statue de Baphomet n’a pas pu être installée au Capitole de l’Oklahoma, mais le Temple Satanique a finalement eu gain de cause : la Cour Suprême d’Oklahoma a rendu sa décision mettant en cause la statue des Dix Commandements, estimant que l’édiction d’un tel monument dans une institution officielle s’était faite en violation de la Constitution de l’Oklahoma, puisqu’elle accordait entre autre un traitement préférentiel à une religion particulière.
Ce samedi-là, j’ai rencontré le fondateur du Temple Satanique, Lucien Greaves — Doug Mesner de son vrai nom — un type plutôt humble en apparence, mais néanmoins charismatique. Ses yeux vairons sont à l’image de la dualité qu’il soutient. Il m’a confié que le Gouverneur de l’Oklahoma et le Procureur Général, qui s’étaient opposés à la décision rendue par la Cour Suprême, souhaitaient réécrire la Constitution selon leurs convictions. Par conséquent, Lucien ne s’est pas gêné pas pour emmener l’affaire devant les tribunaux.
« Mary Follin, le Gouverneur de l’Oklahoma et Scott Pruitt, le Procureur Général, sont des gens foncièrement idiots » explique t’il. « Depuis le début, ils ont refusé de traiter notre demande pour l’installation d’une statue de Baphomet. En étant négligeants avec notre demande, ils nous ont permis de saisir la justice. Le procès qui s’en est suivi a révélé au grand jour la corruption et l’incompétence générales qui règnent au sein du gouvernement de l’Oklahoma, et c’est certainement pour le mieux. »
Selon Greaves, si la décision de la Cour Suprême de l’Oklahoma est maintenue (elle a depuis été confirmée), Baphomet s’envolera vers l’Arkansas, un Etat dans lequel le Gouverneur a récemment autorisé l’édiction d’un monument représentant les Dix Commandements au sein du Capitole de l’Etat. Mais pour l’instant, la statue reste à Détroit, une ville dans laquelle le Temple Satanique bénéficie d’une communauté robuste et de longue date. L’excitation était palpable dans la semaine qui a précédé l’inauguration. D’un côté, les manifestants chrétiens faisaient leur possible pour provoquer un tollé et de l’autre côté, la foule ne parlait que des concerts qu’il ne fallait pas louper, de Wolf Eyes, à Sadist et William Morrisson en passant par les piliers de l’industriel, Skinny Puppy.
Quand je suis arrivé samedi en début de soirée à Bert’s Warehouse, la salle dans laquelle devait se dérouler l’évènement, une cinquantaine de manifestants s’étaient rejoints sous des nuages menaçants. Munis de mégaphones et d’autres instruments, ils avertissaient des dangers à venir.
« Un mauvais esprit d’une telle ampleur pourrait avoir un effet dévastateur sur Détroit. On a vraiment pas besoin de ça, » m’a expliqué Brianna McKoy, une résidente. Bill Pye, de Plymouth (Michigan) lui, a amené un shofar, une corne de bouc taillée dans laquelle il est possible de souffler pour éloigner les démons et les esprits intrus. Il m’a fait une démonstration et la bruine est tombée, descendant droit du paradis. Il me l’a tendue, dans l’espoir que je reproduise le même son, mais j’ai échoué. Mon effort s’est soldé par un autre coup de tonnerre et encore plus de pluie. En discutant avec les manifestants, j’ai compris que la plupart ne savait pas que l’installation de la statue à Détroit ne durerait qu’une nuit avant de retourner dans sa caisse. Mais bon, manifester contre Satan, c’est toujours une bonne façon d’occuper son samedi soir.
Célébrer Satan l’est aussi. Par crainte des manifestants, les organisateurs ont mené les fêtards vers un lieu tenu secret pour profiter de la rave. On s’est rejoint dans un petit bâtiment désaffecté près duquel Lisa Ling et les équipes de CNN attendaient, mélangés à tout un tas d’autres gens. La plupart ont refusé de révéler leur identité et de parler à la journaliste de l’importance que revêtait l’événement à leurs yeux. Une fois à l’intérieur, on m’a filé un bracelet doré et tamponné le nombre 666 sur la main gauche avant de me donner le lieu secret dans lequel se déroulerait la rave. Pour cela, j’ai aussi dû signer un contrat écrit par lequel je vendais mon âme au Diable. Je l’ai signé sans trop tiquer. Toute cette théâtralité autour du secret se rapprochait moins de la pratique occulte d’une secte quelconque que de la grande époque des raves où il fallait suivre les checkpoints pour être emmené à la fête qui avait lieu au milieu de nulle part. Les Satanistes ont fait l’objet d’une protection renforcée de la police contre les menaces de mort. Une dame avec un spray rempli d’eau bénite nous aspergeait de derrière. Elle hurlait « Partez ! Partez ! », mais c’était difficile de faire la différence entre la pluie et l’eau bénite qui nous tombaient dessus.
Parmi les instructions données pour rejoindre le lieu secret, il fallait trouver le « psychopompe à l’écharpe rouge », qui était placé à l’angle d’une rue à proximité des quais. J’ai sauté dans un Uber pour m’y rendre et j’ai trouvé le guide des âmes, un parapluie à la main. Une toute petite communauté de jeunes s’active à Détroit — pour beaucoup d’entre eux d’ailleurs, ce n’était pas tant un évènement satanique mais plus un week end de concerts cool qui se profilait — et notre guide s’avérait en fait être mon voisin de pallier. Un néon rouge représentant une énorme croix renversée embrasait la pièce. Les invités arrivaient petit à petit — certains s’étaient habillés pour l’occasion, intégralement vêtus de noir ou grimés — et on n’était pas loin d’un rassemblement mêlant jeunes graphistes et gallieristes. Comme beaucoup ont pu le suggérer, ça ressemblait à une soirée d’Halloween organisée en plein mois de juin. La statue de Baphomet, disposée dans un coin de la pièce, restait cachée. Certains étaient venus de New York et de Los Angeles pour assister à l’évènement, et l’énergie était à son comble après la première partie du groupe doom-punk Sadist, en ouverture de Wolf Eyes.
« Quand ils nous ont proposé de jouer pour cette inauguration, les gars étaient fous » m’a plus tard expliqué John Olson, le batteur de Wolf Eyes dans un e-mail. Ca leur paraissait être une bonne opportunité, mais c’est seulement au début de leur tournée qu’ils ont pris conscience de la controverse. « J’ai vu la statue, je me suis souvenu du concert qu’on devait donner et c’est seulement à ce moment là que je me suis rendu compte de tout le battage médiatique qu’il y avait autour. C’était à la toute fin de notre tournée, on était remonté et bien décidé à saigner le Premier Amendement. » Le groupe a envoyé une décharge de bruit bienvenue avant l’inauguration. Au travers du brouillard et de la fumée, Wolf Eyes faisait rage, et on pouvait sentir l’unité entre les gens présents, une unité qui n’avait rien à voir avec la religion : ils avaient simplement trouvé a loudness they could call their own.
Aux alentours de 23 heures, Greaves a prononcé un sermon, en citant l’Evangile selon Luc 11-34 « Ton oeil est la lampe de ton corps. » Durant son discours, la pluie s’écoulait d’un trou dans le toit, créant une cascade. Greaves tenait plus de la rock star que du ministre du culte, se rapprochant plus David Byrne que de Jim Jones. Il a parlé de la dualité de la vie et de la co-existence nécessaire entre le bien et le mal. Entre philosophie de comptoir et sincérité, il a gagné le coeur de la foule, même si ces gestes théâtraux ont finalement vidé l’évènement de son sérieux.
L’inauguration a enfin pu commencer, sous les « Hail Satan ! ». Le voile est tombé et le monumental Baphomet a été dévoilé à la foule en délire. Alors qu’aucun appareil photo n’était autorisé, les invités mitraillaient la statue avec leur téléphone portable. Après qu’une tonne de gens, maquillés et vêtus de toge, aient posé devant la statue et ses enfants de bronze, les gratifiant au passage d’un lapdance, Michael Langan — un vagabond bien connu dans le coin — a tenu à poser avec moi, alors que je tentais désespérément de garder mon calme. La statue de Baphomet n’était finalement qu’un énorme personnage de pierre gravée, une sorte Mickey Mouse auprès duquel on se plaît à poser à Disneyland (en plus sombre).
Comme toute bonne célébration animée par l’esprit satanique, la nuit a tourné en bacchanale. Au milieu des cris de joie des adorateurs de Satan, des amis et des curieux, Greaves a pris place sur le trône, arborant un large sourire entre les ailes déployées de Baphomet, laissant seulement ses cornes dépasser. Les manifestants ont, quant à eux, soufflé dans leurs cornes encore un peu plus longtemps que les raveurs sous acide qui attendaient le taxi qui les ramènerait chez eux.
Max de la Garza est écrivain. Il vit a Détroit mais vous pouvez le suivre sur Twitter.