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Music

Bernard Szajner et Karel Beer font tomber le rideau (de fer) sur The (Hypothetical) Prophets

Les deux compositeurs exilés reviennent sur leur projet, réalisé sous pseudonyme en pleine guerre froide et dont l'unique album est aujourd'hui édité par InFiné. Interview et extrait en écoute.

Pour beaucoup dans la musique, la guerre froide a fait partie de ces bons sujets de rigolade qui servaient à se faire peur tout en ressortant les cravates et les costards du papy résistant. Pour les deux (Hypothetical) Prophets, c’était quasi du vécu. En tout cas pour Bernard Szajner, compositeur né en 1944 au sein d’une famille de Juifs Polonais exilés en Allemagne puis en France pour fuir le nazisme. De son oncle disparu à Auschwitz et d’une partie de sa famille restée derrière le rideau de fer, il gardera une mélancolie qui noircira une œuvre faite de recherches autour de la musique électronique naissante et d’inventions telle la fameuse harpe laser dont Jean-Michel Jarre fera de riches confitures synthétiques. Anglais exilé à Paris à la fin des années 60, Karel Beer sera tour à tout correspondant pour le New Musical Express, parolier, patron de label, organisateur de concerts, de festivals et de shows de stand-up. Et occasionnellement, producteur artistique des spectacles de Szajner à la fin des années 70. De leur rencontre naîtra le drôle de duo The (Hypothetical) Prophets qui donnera sans le savoir une réponse française à l’électronique avant-gardiste proposée au même moment par des aventuriers du synthé comme The Normal, Throbbing Gristle, Flying Lizards ou Devo.

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Si le duo avançait masqué le temps de son unique album Around The World With The (Hypothetical) Prophets, ce n’était pas pour danser sur une mise en scène de Michel Gondry mais pour préserver l’identité des deux hommes. Planqués derrière les pseudos de Joseph Weil et Norman D.Landing, leur souci n’était pas non plus de pouvoir acheter leurs yaourts sans être reconnus mais bien de ne pas s’attirer les foudres de Moscou. Cette œuvre avant-gardiste et prémonitoire parue en 1982 revient à la vie début mars grâce au label parisien InFiné qui en a superbement restauré le son primitif, après avoir déjà ressorti en 2014 Visions of Dune, premier album solo de Szajner, quarante ans après sa sortie. Around The World frappe par ses rythmiques proto cold-wave, pré électro pop et ses thématiques plus affutées qu’Elisabeth Teissier et Paco Rabanne réunis, pour anticiper les maux de la société d’aujourd’hui. 2016, Szajner et Beer peuvent enfin faire tomber le rideau (de fer) sur leur projet délirant, qu'ils nous ont présenté dans une longue interview et dont on vous propose également un extrait « Wallenberg », disponible ci-dessous sans la moindre restriction.

Noisey : Qu’est-ce qu’il vous a pris d’imaginer un projet aussi dingo que The (Hypothetical) Prophets ?
Karel Beer : À la fin des années 70, beaucoup de gens en France, en Angleterre et en URSS s’inquiétaient des centrales nucléaires. Il s’est avéré que suite à l’accident de la centrale de Three Mile Island aux Etats-Unis en mars 79, des musiciens, parmi lesquels Jackson Browne, Bruce Springsteen et Bonnie Raitt, se sont réunis pour le grand concert No Nukes afin de protester contre la prolifération des centrales nucléaires. On s’est sentis proches de ce mouvement mais les USA nous paraissaient bien loin. L’Union Soviétique était plus proche et on s’est demandés ce qui se passerait s’il y avait un accident là-bas : quels musiciens allaient protester ? Vu qu’il n’y en avait pas, on a décidé de le faire à leur place, en réalisant un disque éphémère et anonyme, sans que personne ne sache qu’il était l’œuvre de deux mecs à Paris. Et qu’au contraire, tout soit fait pour qu’on le croie venu de l’Union soviétique. Jusqu’au jour où CBS France et Epic ont décidé de le sortir… Jusque-là, où est-ce que l’album était sorti ?
KB : Au départ, uniquement en Angleterre sur mon propre label, mais il était aussi dispo en France en import. Sur cet album, on avait un dissident russe qui s’appelait Dimitri qui faisait la narration. Il nous a prévenus que des gens à Moscou posaient des questions, pour savoir qui étaient les musiciens derrière ce disque. Des artistes là-bas se faisaient interroger pour savoir s’ils en étaient les responsables. Ça vous a donc confortés dans l’idée d’avoir caché vos identités ?
Bernard Szajner : Totalement car nous avions vraiment peur du KGB. J'avais encore de la famille en Tchécoslovaquie, dont mon père qui traversait régulièrement le rideau de fer pour ses affaires. J’avais pas envie qu’il soit suivi par des gens cachés derrière des parapluies ! Comment le disque est-il arrivé aux oreilles d’une major française ?
KB : Alain Maneval a passé le disque dans Pogo, l’émission punk qu’il animait sur Europe 1. Quelqu’un de CBS a trouvé ça génial et lui a demandé comment retrouver les musiciens. Maneval a donc contacté Bernard dont j’avais aussi sorti des disques sur mon label pour savoir qui étaient ces Prophets, pardon, ces Proroky ! BS : Oui, on disait Proroky, c’était un jeu de mots avec rock et avec le mot russe prorok qui veut dire prophète. Ça nous amusait beaucoup. Par rapport à ma musique sombre et ténébreuse, ça a été un immense amusement de travailler sur ce projet. On a même imaginé une bande dessinée très caricaturale à la soviétique où l’on voit un scientifique à qui on intime l’ordre de réaliser une centrale, qui se demande si ça va marcher alors qu’il n’a pas le droit à l’échec. Quand son travail est terminé, son réacteur ne fonctionne pas – et ça, c’est de l’humour typiquement anglais. Le pauvre bougre est donc condamné au goulag en Sibérie. Vous voilà avec une maison de disques en France mais est-ce qu’ils savent quoi faire de vous ?
BS : Ils ont eu un courage incroyable d’essayer de nous vendre car c’était quand même un disque d’hurluberlus. Eux aussi, tout ça les faisait rigoler. Ils nous ont même fait jouer à une de leurs conventions, nous étions les artistes qu’ils présentaient. KB : Nous y avons d’ailleurs joué masqués, un peu à la Residents. Pourtant tout n'était pas si drôle dans votre projet, je pense au texte de Wallenberg.
KB : Après le single Back to the Burner qui évoquait le nucléaire, on pensait en avoir fini de notre projet. C’est alors que vers fin 80, nous avons lu dans le Herald Tribune un article sur le diplomate suédois Raoul Wallenberg. A la fin de la Seconde guerre mondiale, il était en poste à Budapest et a sauvé un grand nombre de Juifs de la déportation à Auschwitz. Mais quand les Russes sont arrivés pour libérer la ville, ils l’ont arrêté pour savoir pour qui il travaillait, l’accusant d’être un espion à la solde des Américains. Il a disparu, sûrement envoyé dans un goulag. En 1980, trente-cinq ans plus tard, personne ne savait s’il était toujours vivant. Nous avons été très touchés par cette histoire que personne ne connaissait et avons décidé de faire un morceau à partir du texte du Herald Tribune, lu à la façon de Brion Gysin ou de David Bowie, une sorte de cut-up avec quelqu’un lisant les informations qui s’enchainaient d’un sujet à un autre. Ça pouvait ainsi passer d’un bateau disparu dans le Pacifique au prix des glaces dans les supermarchés. On a fait ça pour que le morceau soit difficilement compréhensible mais très puissant. On en a fait plusieurs versions en différentes langues et le morceau est même arrivé aux oreilles de la famille Wallenberg. BS : Je suis d’ailleurs toujours en contact avec elle. Ils m’ont raconté que quand les Russes ont avoué que Raoul Wallenberg était mort dans une de leurs prisons, les seuls objets en leur possession qui restaient de lui étaient un porte-cigarettes (alors qu’il ne fumait pas) et son passeport de diplomate qui était périmé d’une journée quand il a été arrêté. A un jour près, les Russes n’auraient donc pas eu le droit de l’arrêter. Il est pourtant impossible de vous taxer d’anti-communistes tant vous avez l’air fascinés par l’esthétique de l’Est que vous vous appropriez.
BS : Mon père était un communiste convaincu. J’ai d’ailleurs pensé à lui ce matin en me disant qu’il était mort sans rien savoir des crimes de Staline. Il a toujours pensé au bien humain. C’est vrai que l’Est exerçait une fascination très forte, pour nous comme pour toute une scène de cette époque. Mais tous les sujets d’Around The World étaient tirés d’une réalité du moment, comme Person to Person. Voilà encore un titre plus drôle et plus léger qui rappelle la techno-pop de Flying Lizards ou Art of Noise.
KB : Les textes s’inspirent des annonces du Chasseur Français ou du Village Voice. Quand il a fallu écrire un album, on s’est dit qu’on allait innover car nous n’avions pas de chanteur. Avec la voix de Margaret Thatcher qu’on avait enregistrée à la radio, on s’est dit qu’on allait faire un rap. Il n’y avait aucune intention, juste de l’ironie et l’envie de quelque chose de drôle et de sexy. Bernard a trouvé une rythmique sur son séquencer et on s’est dit qu’on allait faire une pop-song. On a l’impression que tout a toujours été très hypothétique chez vous.
BS : Alors là oui, c’est vraiment ça. Il fallait qu’on soit imprévisibles et contradictoires, qu’on fasse des choses que personne n’attendait, tout en rigolant. Et pour le côté « prophètes » ?
KB : Nous avons écrit la chanson Back to the Burner bien avant la catastrophe de Tchernobyl et il s’avère que c’est clairement cette centrale qui figure sur la pochette du single. Quant au morceau Fast Food, c’était avant que toutes les chaînes s’installent à chaque coin de rue.
BS : Nous étions fascinés par toutes ces anomalies de la vie qui commençaient à poindre et à devenir notre quotidien. On peut aussi citer I Like Lead où des enfants chantent en disant à quel point ils sont contents de respirer les gaz d’échappement des voitures. C’est devenu complètement une préoccupation d’aujourd’hui. Le côté pop de Fast Food, on le doit à Karel qui a ajouté de la musicalité là où j’étais beaucoup plus dans les sons abstraits. Karel a invité des musiciens proches pour les chœurs. L’apport des mélodies pop, il vient aussi de Karel ?
KB : Vu qu’on devait livrer les morceaux à Epic, on s’est dit qu’il fallait faire des tubes pour devenir très riches afin d’acheter des ordinateurs et avoir des roadies pour les porter ! Ça n’a pas marché comme ça même si les clips passaient à la télévision. Fast Food a donc été le dernier single sorti en 83 par Epic qui a préféré arrêter les dégâts ?
KB : De toute façon, on s’en foutait. On n’allait jamais jouer en concert, on n’avait aucune intention de faire une suite. On est donc passés comme prévu à autre chose du fait de nos obligations. Je voyageais beaucoup au Moyen-Orient pour mon label et mes productions. BS : Au lieu de devenir riches et célèbres, nous sommes restés pauvres et inconnus. Jusqu’au jour où l’album a été redécouvert et c’est finalement ça le plus important. Oui, tout a redémarré avec les morceaux sur la compilation So Young But So Cold, puis des titres sur des compiles, des mixes…
BS : On nous redécouvre. J’ai encore reçu ce matin l’email d’un rappeur new-yorkais qui me demandait un remix. Pourquoi pas ? Toutes les expériences sont passionnantes. Du coup, peut-on imaginer une suite ?
BS : Je m’amuserais encore volontiers avec Karel en studio. On pourrait peut-être aussi imaginer une façon de produire un live. Ça peut être ça comme ça peut aussi n’être que garder le souvenir d’une époque, d’une génération et du fait qu’on ait été si avant-gardistes, qu’on ait pu attirer l’attention sur un certain nombre de misérabilismes qui nous menaçaient. Si aujourd’hui, le disque est enfin en phase avec l’époque, tant mieux. Around The World With The (Hypothetical) Prophets, ressortie le 4 mars (InFiné / Differ-Ant) Pascal Bertin adore la musique pas si jeune mais extrêmement froide, il est sur Twitter.