En Belgique, il existe un article de loi permettant aux personnes gravement malades qui se trouvent sur le territoire d’y demander une autorisation de séjour – des personnes qui ne peuvent être soignées dans leur propre pays parce que les infrastructures y sont inexistantes, défaillantes ou parce qu’elles sont trop fragiles pour envisager un voyage de retour. Mais depuis 2011, presque toutes les demandes ont été refusées. Pour beaucoup, ce retour forcé au pays n’a qu’une seule conséquence : la mort.
C’est cette situation dont parle le film En attendant le déluge de Chris Pellerin – qui vient de remporter le Prix Sabam de la meilleure réalisatrice au Festival Millenium. On y découvre la réalité de Meruzhan, Nedzhib, Ardiana et Dranafil, originaires d’Arménie, du Kosovo ou encore d’Albanie. Tou·tes sont atteint·es d’une insuffisance rénale chronique et sont sous dialyse en attendant une régularisation qui leur permettrait de s’inscrire sur la liste d’attente des greffes. Mais cette régularisation ne vient pas. Après des années à se battre face à la machine bureaucratique, l’espoir est ténu, la lassitude a tout recouvert.
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La dialyse est un processus lourd qui consiste à filtrer le sang pour le nettoyer et compenser le travail que les reins ne peuvent plus assurer. Trois fois par semaine, il faut passer quatre heures à l’hôpital à regarder son sang tourner dans une machine. Sans la dialyse, aucune chance de survivre bien longtemps. Meruzhan calcule, gratte les chiffres sur un papier. Depuis qu’il est arrivé en Belgique, ça représente 948 dialyses, 2 000 piqûres, 3 792 heures passées à l’hôpital. Originaire d’Arménie, Meruzhan dit être reconnaissant de pouvoir être soigné ici malgré la difficulté d’avoir dû quitter son pays, sa famille, ses amis. Souvent, il pense au Mont Ararat, ces montagnes entre l’Arménie et la Turquie, qui revêtent une aura mythologique. C’est là que Noé aurait stoppé son arche en attendant que les pluies s’apaisent. Lui aussi attend la fin du déluge et dans son imaginaire, les sommets enneigés deviennent un lieu fantasmé, synonyme d’espoir.
Pour Ardiana aussi, cette attente infinie est compliquée. Elle a commencé la dialyse en 2005, à 22 ans, alors qu’elle venait de fuir la guerre : « Ça a commencé par mon visage, il a gonflé, je ressemblais à un papillon. Il était rouge, mais je ne savais pas ce que c’était. Un docteur m’a dit “Tu dois sortir d’ici, ici, on ne peut pas te soigner ici.” Au début, je n’ai pas accepté, je savais que si je commençais [la dialyse], ça serait pour toute la vie ensuite. » Réfugiée du Kosovo, elle souffre d’une maladie auto-immune, le lupus. C’est la dialyse qui l’a sauvée, in extremis. « On est en vie, même si on fait la dialyse, on vit encore, dit-elle. C’est comme ça que j’ai commencé à accepter. Maintenant, je suis tranquille. Je vois ça comme un travail. Tu fais quatre heures et puis tu rentres à la maison ».
Face à ce processus long, la seule porte de sortie reste la greffe. Mais celle-ci est conditionnée à l’obtention d’un titre de séjour. Sans régularisation, il est impossible de s’inscrire pour une transplantation. Dranafil, qui a quitté d’urgence l’Albanie pour l’Italie avant d’arriver en Belgique, évoque son découragement : « Je ne suis qu’un mort qui marche ». On ressent sa colère et sa frustration face à la complexité bureaucratique et l’absurdité de ses jugements. À maintes reprises, il a reçu l’ordre de quitter le territoire. « Dans mon pays, règne la terreur. C’est pour ça que, sans réfléchir, j’ai fui de là-bas. C’est une bombe, une explosion pour moi qui suis si malade. Et jusqu’à maintenant, il ne m’est pas venu à l’esprit de retourner sur cette bombe pour mourir. Tant que j’aurai ce désir de vivre, je veux rester loin de mon pays. »
C’est au CHU Brugmann qu’ils se rendent chaque semaine pour filtrer leur sang. C’est l’un des rares hôpitaux à caractère social qui accueille des populations défavorisées prises en charge par le CPAS. Une dimension bien nécessaire. « Nous sommes si proches de la mort. Un jour, tu arriveras à l’hôpital et tu n’auras plus personne à filmer », dit Dranafil à Chris, la réalisatrice, au début du film. Les mots sont sans appel. L’État place sur eux des clauses et des critères comme si « vivre » était un verbe qui se conjugue au conditionnel. Ce ne sont plus des hommes et des femmes, mais des numéros de dossier examinés dans des bureaux, loin de tout contact avec la réalité. La conséquence est brutale : tou·tes ne survivent pas à l’attente. Les mots de Dranafil s’avèrent être une prophétie terriblement lucide.
Comment dans ces conditions trouver encore du sens à vivre ? Pourquoi continuer à se battre ? Le film explore ces questions, nous confrontant à l’issue fatale qui guette chacun·e des individus suivis. On est interpellé par leur histoire, leur parcours. En ressort un film dur, important, qui éclaire une situation trop souvent niée, loin pourtant d’être abstraite. Lorsqu’on est malade, n’est-on pas rassuré·e d’avoir un système hospitalier qui peut nous prendre en charge ? Quelle société peut se prévaloir de refuser cela à l’autre, sous prétexte qu’il n’est pas né au même endroit ?
Tant que l’administration refusera de voir l’humain derrière les dossiers et les clauses, des personnes malades continueront de mourir sur le territoire belge parce qu’une absurdité administrative les empêche d’être soignées. Des corps diminués, fatigués, qu’on traite comme des données. On a envie de croire que ça changera, mais on se doute que nos responsables continueront de se réfugier derrière des mots creux et des articles de lois qui hiérarchisent la vie au nom de la sécurité et de la tranquillité. À nous de refuser ce système de valeurs et de chercher l’issue ; l’empathie ne s’arrête pas aux frontières.
La prochaine projection du film aura lieu le mardi 14 juin à 19 heures au Cinéma Aventure à Bruxelles, suivie d’un débat participatif avec la réalisatrice et le CIRÉ, la Ligue des Droits Humains et le cycle “Vu & Revue” (la revue Politique). Réservation conseillée → reservations@cvb.be
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