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Réjouissez-vous chaque jour de ne pas être atteint d’insomnie fatale

Récemment, je vous parlais du syndrome de Cotard, l’une des maladies les plus terrifiantes qui soient puisqu’elle fait croire à ceux qui en sont atteints qu’ils sont morts. Mais il y a pire encore que de croire que l’on est mort : attendre une mort inévitable en se regardant lentement sombrer dans la folie sans plus jamais pouvoir trouver le sommeil. C’est le triste sort réservé à ceux qui sont atteints de l’horrible maladie dont il sera ici question.

Paradoxalement, cette pure horreur de la nature n’est pas flippante à proprement parler, dans la mesure où je n’ai aucune chance d’en être affecté un jour. Et statistiquement, vous non plus. L’ « insomnie fatale familiale » (que l’on désignera ici par l’acronyme IFF) ne touche qu’une centaine de personnes dans le monde (maximum 200 selon les sources les plus larges), mais leur vie est tellement infernale qu’elles méritent quand même un article.

De manière relativement similaire à la maladie de Creutzfeldt-Jakob, c’est un prion qui est à l’origine du développement de l’IFF chez ceux qui en sont atteints. Les prions sont des agents pathogènes qui s’attaquent au système nerveux (chez les hommes et les animaux) en affectant les fonctions cérébrales, pouvant ainsi causer des pertes de mémoire, une altération des capacités intellectuelles, des changements de personnalité, et des insomnies plus ou moins sévères. On dénombre pour l’heure cinq types de prions chez les êtres humains, le plus connu étant certainement celui qui est à l’origine de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, elle-même une variante de la “maladie de la vache folle”. Le prion auquel nous nous intéressons ici fait muter une protéine (vraisemblablement importante) au sein d’un chromosome, de telle manière qu’une sorte de plaque se forme autour du thalamus, la région du cerveau qui contrôle le sommeil.

L’insomnie fatale familiale est une maladie congénitale. Autrement dit, si vos parents ne l’ont pas eue, vos chances de la contracter sont infimes – et limitées à une version encore plus rare de la maladie, dite « insomnie fatale sporadique », dont le nombre de cas diagnostiqués est inférieur à la dizaine au moment où j’écris. Au total, c’est une quarantaine de familles qui en sont affectées sur l’ensemble de la planète, avec une surreprésentation en Italie, dans la région de Venise, là où le premier cas fut diagnostiqué au milieu du 18ème siècle ; il s’agissait d’un médecin, dont la privation de sommeil aboutit à des spasmes incontrôlés, des sudations extrêmes et des hallucinations violentes, et qui mourut en hurlant attaché à son lit. Dans son livre The Family That Couldn’t Sleep, le journaliste D.T. Max retrace l’histoire de cette famille vénitienne frappée par la maladie sur plus de 200 ans. L’IFF est facétieuse : les enfants nés de parents atteints par la mutation génétique ont environ 50% de chances d’en être atteints à leur tour. Les symptômes n’apparaissant généralement pas avant 40 ans (même si l’âge de manifestation des premiers problèmes est très variable), ces personnes ont donc largement le temps de flipper à mort et de perdre le sommeil bien avant de connaître leur sort ; la peur de l’insomnie peut donc devenir une sorte de prophétie auto-réalisatrice chez certains. La vie est une longue ironie.

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Mais venons-en aux symptômes, parfaitement ignobles, de l’IFF. Le principe est simple, et le nom évocateur : le malade perd progressivement le sommeil, jusqu’à devenir assez rapidement incapable (littéralement) de dormir, ce qui le conduit à la mort au bout de 18 mois dans le meilleur des cas. Evidemment, il est impossible de survivre à 18 mois sans sommeil ; l’insomnie se déploie progressivement, suivant plusieurs étapes avant d’atteindre son apothéose horrifique.

Dans un premier temps, le malade ne perd que partiellement le sommeil. C’est une insomnie classique, à ceci près qu’elle se manifeste de plus en plus fréquemment, et qu’aucune modification de l’alimentation, de l’activité physique ou de la consommation de médicaments/somnifères ne peut y remédier. A vrai dire, comme dans le cas de la majorité des maladies génétiques, il n’existe aucun traitement contre l’IFF. Au cours de cette phase, le manque de sommeil et les perturbations du thalamus suscitent couramment chez le patient des crises d’angoisse de plus en plus violentes, des accès de paranoïa et une anxiété globale qui se traduit généralement par une isolation accrue.

Au bout de quelques mois apparaissent les hallucinations (certains malades voient par exemple des animaux se promener dans leur maison, leur tapis se changer en verre, ou leur entourage devenir translucide) ainsi que les crises de démence, qui peuvent aller jusqu’à la tentative de meurtre ou de suicide. La paranoïa s’intensifiant, il n’est pas rare que les patients se sentent persécutés ou menacés de mort et s’attaquent donc à leurs voisins ou à leur famille. Plus couramment encore, certains perdent toute forme de rationalité et se croient responsables de chaque modification de leur environnement – on peut citer l’exemple de cette femme de l’Ohio qui pensait faire fondre ses glaçons par télékinésie, et se détestait pour cette raison.

La troisième phase, qui survient généralement au bout d’un an (il faut ici s’arrêter un instant pour mesurer ce que peut signifier un an dans un tel contexte), voit la disparition totale et définitive du sommeil. Le malade devient parfaitement incapable de s’endormir, y compris pour quelques minutes. Pour bien comprendre pourquoi les somnifères et autres sédatifs sont parfaitement inutiles pour le traitement de la maladie, il faut avoir en tête ceci : les somnifères vous aident à parvenir à l’état de sommeil ; l’insomnie fatale rend le sommeil totalement inaccessible. Conjointement à la perte du sommeil, le malade cesse généralement de s’alimenter, se contentant de boire quelques gorgées d’eau chaque jour. La perte de poids est donc extrêmement rapide et favorise l’entrée dans un état catatonique.

C’est le début de la phase terminale de la maladie, lors de laquelle la personne cesse de communiquer et rejoint le bac à légumes, ne répondant plus aux stimuli extérieurs. La mort survient le plus souvent au bout de quelques mois dans cet état, une période que l’on imagine incroyablement longue pour le reste de la famille. Au total, 18 mois s’écoulent en moyenne entre l’apparition des premiers symptômes et le décès du malade. Chez certains, il a fallu jusqu’à 36 mois. L’horreur à son meilleur.

Si le premier cas officiellement reconnu remonte à 1765, avec le fameux médecin vénitien, l’IFF n’a été vraiment identifiée qu’à partir du début des années 1990. Concrètement, cela signifie que de très nombreux cas n’ont probablement pas encore été diagnostiqués. Des décennies durant, des malades furent renvoyés chez eux par des médecins qui refusaient de croire qu’ils avaient passé plus d’un mois sans dormir. D’autres se suicidèrent avant même d’entrer dans la deuxième phase de la maladie. Il est donc souvent impossible de retracer l’histoire familiale de certains patients, ce qui permettrait pourtant d’identifier la maladie assez rapidement, même si l’absence de traitement limite considérablement le pouvoir des médecins.

C’est précisément cette impuissance qui, à mon sens, rend cette maladie ignoble. Pas seulement pour le malade lui-même : il est affreux de devoir vivre avec quelqu’un qui devient fou, mais il est carrément infernal de vivre avec une personne folle qui ne dort jamais. De nombreux conjoints et enfants de personnes atteintes de l’IFF racontent ainsi l’horrible sentiment de peur mêlée de culpabilité qui les frappait chaque soir au moment d’aller se coucher, et donc d’abandonner le malade à sa solitude démente au milieu de lumières qui ne s’éteignent jamais. Beaucoup d’enfants de malades de l’IFF refusent par ailleurs de se faire dépister en amont, préférant vivre leur vie comme s’ils n’allaient pas être atteints à leur tour par la maladie. Une chance sur deux.