Dans la cour d’Asitane, surplombée par les murs de l’église byzantine du Christ Chora, les clients savourent au son d’un violon et d’un kanoun un pan de leur histoire. Le premier restaurant stambouliote dédié à la cuisine impériale ottomane est né en 1991. À l’époque, ses fondateurs, la famille Durmay, se lamentaient que la scène culinaire locale ne se résume qu’à quelques restaurants attachés à des hôtels.
« Mes parents se sont rendu compte qu’après deux ou trois soirs, on ne savait plus où les emmener dîner », raconte Batur Durmay, le gérant d’Asitane. « Soyons francs. La cuisine turque au quotidien n’est pas très variée. Tout au plus utilise-t-on cinq ou six épices, le tout noyé sous le goût de la tomate à toutes les sauces », continue-t-il, mi-amusé, mi-dépité.
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Las des rébarbatifs kebabs, meze et autres döners, les Durmay, industriels amateurs de bonne chère, se mettent en quête de cette cuisine ottomane, héritage d’un Empire ayant régné sur trois continents. Une quête qui s’avère bien plus compliquée que prévu. Dans les années 1990, personne en Turquie ou presque n’a la moindre idée de ce que Selim Ier ou Murat III ont bouffé en leur temps. Et encore moins, comment préparer melons farcis et autres mahmudiyye (un ragoût de poulet aux amandes, abricots et raisins).
« Le problème c’est que les cuisiniers n’écrivaient pas leurs recettes. Elles étaient directement transmises à leurs apprentis », souffle Batur. Sa famille se prend quand même au jeu. Pendant des mois, elle fouille les archives impériales ainsi que les réserves de la bibliothèque nationale, nichée au sommet du Grand Bazar.
Avec l’aides de leurs proches, les Durmay explorent documents, livres et chroniques en quête d’indices pour savoir ce que les Sultans mangeaient, s’appuyant notamment sur le Surname-i Vehbi (livre des Fêtes) un livre de peintures réalisées par Abdülcelil Levni, peintre à la cour du Sultan Ahmed III, qui racontent les festivités organisées à l’occasion de la circoncision des quatre fils du monarque en 1720.
« Plusieurs peintures dépeignent des scènes de festins. On observe les plats, les couleurs, les formes. Autant de renseignements sur l’aspect et la nature des ingrédients », souligne Batur. Pour en établir la liste, les Durmay se basent sur les registres des entrepôts de la cour. Les commandes des cuisines sont consignées pas des bureaucrates pointilleux et l’origine des produits est en partie traçable. Istanbul est alors le cœur des routes commerciales de la soie et des épices. Le centre d’un réseau reliant l’Extrême-Orient à l’Occident où chaque marchandise qui passe est enregistrée et taxée.
Aux noms évocateurs de veau kulbasti (1844) ou sembuse (1650) correspondent désormais des ingrédients. Ne reste plus qu’à expérimenter. « On a eu besoin d’un an d’essais pour construire le premier menu », se souvient Batur. Asitane peut se targuer d’être aujourd’hui la gardienne de 400 recettes dont le fameux melon farci, préparé pour Suleyman le Magnifique en 1539, devenu aujourd’hui l’emblème de cette gastronomie.
En apparence, un melon farci, ça n’a rien de bien compliqué. Sa préparation demande pourtant un doigté caractéristique du raffinement de la cuisine ottomane. « Elle est multiculturelle, influencée par les différentes géographies et ethnies qui ont composé l’Empire », assure Batur. Géorgiens, Arméniens, Turcs, Albanais, Juifs ou encore Arabes ont contribué à faire de cette cuisine un monument culinaire.
Au fil des décennies, les cuisiniers des Sultans délaissent les classiques brochettes pour enrichir leurs plats en épices et produits exotiques (ananas, noix de coco). Ils se diversifient, utilisent différentes viandes, poissons et fruits de mers. Les techniques s’affinent, les recettes deviennent beaucoup plus complexes de même que les combinaisons d’ingrédients. Préparer un melon farci, façon Suleyman le Magnifique, ne se fait pas au pied levé.
À force de patience, les recettes et les techniques ont été reconstituées au sein du restaurant. De l’avis du chef, Emrullah Erten, préparer ces mets est une gageure. Il n’en revient toujours pas de la différence entre la cuisine contemporaine et celle d’antan. « Ça m’a pris des mois à tout réapprendre », confesse-t-il, « C’est dommage qu’il n’y ait pas davantage de formations à la cuisine ottomane dans les écoles turques ». Lui-même est spécialisé dans les cuisines française et italienne.
Certains mets proposés dans le menu d’Asitane sont particulièrement étonnants, tant par leur ingéniosité que par leur goût. Le tablier de sapeur façon ottomane, cuisiné en 1764, est un mélange de bœuf et agneau émincés à la coriandre, au cumin, aux pignons de pin et à la menthe, servie dans une crépine (la membrane renfermant les viscères). Dans le même genre de complexité : le gerdaniyye d’origine arménienne. Un mandrin d’agneau braisé avec des légumes et herbes aromatiques, mixé à de la cervelle d’agneau et servi avec un extrait de prune noire amère.
Ces dix dernières années, on note en Turquie un regain d’intérêt pour la cuisine ottomane. Elle demeure une niche encore peu explorée puisque le récit nationaliste véhiculé par le régime se manifeste surtout dans les fez portés lors de manifestations, les fanfares militaires, qui sont à la mode, ou les grandes infrastructures baptisés du nom des Sultans. « Par le passé, on nous apprenait que les Ottomans étaient faibles, qu’ils avaient été battus par les Occidentaux. Aujourd’hui c’est le contraire. Le discours est uniquement centré sur la gloire et les conquêtes. Tout ça, c’est politique. Ça ne m’intéresse pas », balaie Batur.
Le gérant conçoit le travail de sa famille comme celui des historiens. Les faits et rien que les faits. « Pour que la cuisine impériale ottomane se développe, il a fallu de l’argent, un territoire vaste et une population très diverse. L’absence totale de frontières permettait aux marchandises de circuler. Mais il fallait aussi un intérêt pour les arts », ajoute-t-il. Or si l’Empire ottoman rassemble tous ces attributs jusqu’au XVIIIe siècle, son déclin puis sa chute au début du XXe siècle ont aussi marqué sa cuisine.
Batur est catégorique : la cuisine parle de son pays dans ses moments de rayonnement comme ceux de replis. D’autres influences se ressentent également, telles que l’apport de l’Europe au XIXe siècle. « On trouvait des béchamels à la cour. Et puis il y a aussi l’introduction du service de table à l’européenne. Tout au long de l’histoire ottomane, Il y a eu des échanges dans les deux sens », décrit Özge Samancı, docteur à l’EHESS et historienne de la cuisine ottomane.
Aujourd’hui, Asitane est fréquenté par une petite clientèle de gourmets et de personnalités. « C’est un musée de l’histoire culinaire, un excellent exemple de la cuisine du palais et un des piliers de la gastronomie ottomane au sens large », affirme Özge Samancı.
« Ce sont des goûts nouveaux pour nous », glisse un couple venu manger. Lui est surpris par l’absence de tomate, sacro-sainte base de la cuisine contemporaine turque. Elle savoure le mariage de la cannelle et du clou de girofle.
Batur insiste sur le fait que tout n’a pas pu être retrouvé. « On a réinterprété certains plats. D’autres ont des allures très modernes », concède-t-il. Cette modernité, on la retrouve dans le helatiye par exemple. D’aspect on pourrait penser à une simple salade de fruits. Pourtant les papilles sont très vite surprises par un gâteau de lait infusé de gomme mastic, servie avec des amandes, pistaches et fruits dans un léger sirop d’eau de rose.
Le chef Emrullah a passé des heures à apprendre cette cuisine qui lui était inconnue. « J’ai postulé ici parce que je voulais découvrir notre cuisine. Celle de nos aïeux », dit-il. À le voir préparer avec amour des feuilles de vignes farcies aux griottes, il semble l’avoir retrouvée.
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