« Lors de vos futurs entretiens d’embauche, n’oubliez jamais que vous êtes un produit comme un autre. Par conséquent, vendez-vous comme tel. » Lorsque j’ai entendu cette phrase, j’avais 18 ans et assistais à un cours de « marketing de soi » dans l’un des très convoités Instituts d’Études Politiques (IEP) français. À peine entrée, je mesurais déjà la vaste fumisterie qu’est mon école.
Quelques années plus tard, alors que mon rutilant diplôme viendra bientôt mettre un terme à cinq ans de chômage intellectuel, je me suis amusée à faire le décompte de mes heures de travail : force est de constater que, cette année comme toutes les autres, j’ai autant travaillé en un semestre qu’une personne normale en une semaine. Cette année comme toutes les autres, je validerai sans doute mon année avec mention. Prouesse, performance artistique, cas isolé ? Que dalle.
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Au-delà d’un nom prestigieux – quoi qu’il le sera toujours moins que celui du « grand frère parisien », le vrai Sciences-Po –, la force d’un diplôme d’IEP est de permettre à ses ouailles de se constituer un réseau. C’est même le seul avantage. L’étudiant en deuxième année ivre mort qui épilera à la cire vos parties génitales au cours du week-end d’intégration sera peut-être amené, un jour, à vous coopter pour un poste de chargé de projet dans une administration quelconque. De même, les sympathiques étudiants avec lesquels vous partagez moult vodkas-coca dans des 20 m2 enfumés seront un jour des cadres dynamiques grisonnants et pressés, comme leurs parents.
Bien sûr, il est toujours possible de travailler à Sciences-Po. Mais force est de constater que cela ne sert pas à grand-chose, à moins de vouloir compléter le cursus par une autre école – dans laquelle tous vos relevés de notes depuis le brevet des collèges seront requis. L’institution encourage donc la politique du moindre effort et valorise des travaux vides de sens où la forme l’emporte toujours sur le fond. En première année par exemple, je m’étais amusée à fonder un exposé sur un courant de pensée d’anthropologie sociale qui n’a jamais existé ; la supercherie n’a jamais été découverte. Lors des oraux ou des partiels, il est également tout à fait possible de briller en toute ignorance en remplissant le Bingo de l’étudiant à Sciences-Po et en citant, dans l’ordre, Machiavel, Staline, De Gaulle et Bourdieu, tous pourvoyeurs de phrases d’accroche recevables.
Profitez donc de vos cinq ans pour faire des trucs type apprendre le farsi, voyager en Afrique subsaharienne ou lire l’intégrale de La Recherche du temps perdu. À moins de devenir ermite ou fonctionnaire, vous n’aurez jamais autant de temps libre que pendant vos cinq ans en IEP. Mais pour ne rien faire du tout, fuyez les filières à concours : affaires publiques ou carrières européennes. Vous risquez d’y perdre deux ans de votre vie en concours blancs et autres notes de synthèse pour finir sous-secrétaire aux médailles dans la préfecture d’un département de la diagonale du vide – la Creuse, les Deux-Sèvres, etc.
Microcosme où tout se sait, où la plupart des gens mentent et où les autres ont peur, la promotion d’un IEP est une cour de récréation féroce, mais où personne n’est violent – physiquement, j’entends. De fait, si vous commettez l’erreur d’échanger des chlamydiæ avec l’un de vos camarades de promotion, sachez que toute l’école sera au courant dans la semaine. L’ensemble de vos petits camarades sauront que vous êtes affublés d’un micropénis ou d’un tatouage tribal au niveau de l’aine. Je me souviens notamment de cette fille de ma promo qui s’est tapé deux mecs dans les toilettes pendant le CRIT – une sorte de grande partouze pseudo-sportive à ciel ouvert où se retrouvent les délégations de tous les IEP. Pendant cinq ans, la pauvre a été renommée « brosse à chiottes » par l’ensemble de la promo. Même les profs faisaient référence à cet épisode régulièrement.
Fort heureusement, les étudiants à Sciences-Po sont, dans l’ensemble, très sympathiques. Bien sûr, ils appartiennent dans leur grande majorité à la classe moyenne supérieure. Il y a donc cette fille à papa qui a demandé à ses géniteurs de prendre un prêt de 20 000 euros pour pouvoir passer une année de mobilité à New York. Ou ce puceau de 22 ans tous les jours en costard dont les dents rayent le parquet jusqu’à la cave. Ou ce mec déjà à moitié chauve et au gros bide qui s’imagine commencer une longue et glorieuse carrière en Californie, au siège de Google. Mais je crois que l’on retrouve ce genre de connards partout, avant que la vie ne se charge de leur faire comprendre qu’ils sont nuls et qu’ils s’enterreront irrévocablement dans un pavillon de banlieue avec un conjoint moche, deux enfants, un écran plasma, et un crédit immobilier sur trente ans. Et qu’ils règnent sur le monde.
Photo via Flickr.
La mixité sociale dans les IEP est, comme je l’indiquais plus haut, assez faible. Vous retrouverez avant tout des fils de profs, d’éminents représentants de la bourgeoisie de province, et quelques boursiers – pour l’exemple. Tout ce petit monde partage les mêmes références. Il se gausse des répliques d’ OSS 117 (les gens de l’IEP les connaissent par cœur), regarde des clips de Britney Spears en soirée parce-que-c’est-drôle, cite Bourdieu, parle de tout sans jamais être spécialiste de rien.
Dans les IEP, comme à la fac, les cours sont répartis en cours magistraux, auquel nul n’est tenu d’assister, ainsi qu’en TDs, où, comme en classe de sixième, les absences sont dûment pointées et ré primandées. Réussir à Sciences-Po sans travailler suppose donc une parfaite connaissance de l’administration orwello-kafkaïenne des IEP. Pour vous octroyer une semaine de vacances bien méritées à Barcelone ou à Berlin, rien ne vaut un traditionnel certificat médical de complaisance, obtenu chez un praticien peu scrupuleux dont les étudiants se passent le nom sous le manteau. Vous serez alors libre d’enfiler les seaux de sangria pendant que vos petits camarades bûcheront sur l’équilibre de Nash ou l’arrêt CE 1995 Morsang-sur-Orge. Aussi, prenez toujours garde à justifier vos absences. Même lorsqu’elles sont injustifiables ; on a déjà vu des étudiants se faire retirer un point de moyenne pour être allés à l’enterrement de leur grand-père sans avoir fait tamponner le certificat idoine, alors que d’autres n’ont jamais essuyé l’ombre d’un reproche pour quinze jours d’oisiveté légitimés par le serment d’Hippocrate.
Si vous savez à peu près gloser, vous n’avez plus qu’à « faire travailler vos réseaux ». Pour rédiger tous mes papiers d’économie par exemple, je fais appel depuis cinq ans à mon petit frère, bachelier ES émérite.
En ce qui concerne les cours magistraux, c’est comme partout. Il vous suffit, en théorie, de copiner avec un étudiant de la promotion supérieure, récupérer ses cours, ficher le plan et retenir une dizaine de théories et d’auteurs par matière. Nul besoin de comprendre ce qu’ils racontent. L’important est de recracher consciencieusement dates, auteurs et ouvrages en utilisant une terminologie pseudo-érudite. Au cours de votre scolarité, vous aurez également parfois à rendre un paper – terme prétentieux désignant une simple dissertation longue de quelques pages. Si vous savez à peu près gloser, vous n’avez plus qu’à « faire travailler vos réseaux ». Pour rédiger tous mes papiers d’économie par exemple, je fais appel depuis cinq ans à mon petit frère, bachelier ES émérite. En échange de ses bons et loyaux services, je rédige ses CV et corrige ses lettres de motivation. Il est tout à fait possible d’obtenir un Bac +5 en IEP en ne sachant que très superficiellement définir le Produit intérieur brut d’un pays.
Autre point crucial : choisissez soigneusement vos amis. Évitez de tisser des liens de trop grande proximité avec vos confrères de TD ou de master. Certains d’entre eux travaillent vraiment et refusent de sécher le moindre cours. Ça les irrite. Ainsi, ils pourraient vivre assez mal le fait que vous passiez plus de temps en terrasse qu’en amphi. Lorsque vous partez à l’autre bout de l’Europe alors que vos collègues sont en cours, ne cédez pas à la tentation de faire bisquer votre prochain en postant des photos de vous sous des cieux ensoleillés. Vous n’êtes pas à l’abri d’une dénonciation en bonne et due forme auprès de l’administration.
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Notez par ailleurs qu’à Sciences-Po, la fumisterie n’est pas qu’une affaire d’étudiants. La majorité des maîtres de conférences et autres chargés de TDs dispensant leur savoir ont bien compris que corriger des copies, c’est chiant. J’ai connu nombre de professeurs qui passaient les deux tiers de leur temps d’enseignement confortablement assis au dernier rang, à dodeliner de la tête en cadence pendant des exposés lénifiants sur l’enfer du microcrédit en Uruguay.
Aussi, l’essentiel du travail que vous aurez à fournir sera des « travaux de groupe », où il s’agira de vous associer avec des étudiants moins paresseux que vous pour. Vous êtes à Sciences-Po, donc bon, il y en a plein. Avec eux, il s’agira de débattre quelques heures durant sur Facebook d’un plan en deux parties et deux sous-parties qui sera adopté pour un exposé dont tout le monde se fout. Faire un exposé, à Sciences-Po, c’est ânonner une page Wikipédia agrémentée de « ce nonobstant » et autres « prolégomènes » devant un parterre d’étudiants rivés devant leurs smartphones qui n’écoutant pas un traître mot de votre analyse de la sociologie des peuples d’Asie centrale. Ce semestre, ma moyenne sera calculée grâce aux cinq travaux de groupe que j’ai eu à rendre début décembre. Ma réussite universitaire repose donc sur une vingtaine de pages qui m’ont demandé, à peu de chose près, le même effort intellectuel qu’un TPE de première.
D’aucuns se demanderont pourquoi je crache dans la soupe. Que je critique une institution dans laquelle je me suis battue pour entrer, qui m’assurera un avenir professionnel stable et dans laquelle j’ai choisi de rester malgré ses nombreux travers. Sciences-Po n’est évidemment pas exempt d’aspects très positifs. L’année de mobilité et ses expériences certifiées uniques, des professeurs à la pointe dans leur domaine, les excellents amis que l’on s’y fait. Je déplore simplement l’inertie, le sentiment de déclassement généralisé et la fainéantise qui font de ce qui devrait être une grande école, une cour de récréation destinée à l’élite.