Richard Billingham a fait un documentaire animalier sur sa famille

En cette période des fêtes et de nostalgie généralisée, on a pris le temps de déterrer des séries photo qui datent de juste avant que VICE France ait un site Internet en état de fonctionnement.

À l’occasion de Paris Photo, il y a un peu plus d’un mois, Virgile a croisé Richard Billingham. Il en a profité pour lui demander des nouvelles de sa famille, l’objet de sa série emblématique, « Ray’s A Laugh », dont nous publions les images ci-dessus.

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Richard Billingham s’est fait connaître par son travail sur son père alcoolique et chômeur sous Thatcher. Dans « Ray’s A Laugh », une série qui date de 2000, il dresse un portrait sans concession de son paternel, le plus souvent en état de cuite avancé, et de sa mère, une matrone tatouée dont les poings menacent régulièrement de s’abattre sur son mari. Le tout au milieu d’une ménagerie de chiens et de chats.

Aujourd’hui professeur de photographie à l’université de Middlesex et à celle de Gloucester, il continue de prendre des photos. De la nature qu’il adore, des paysages et des animaux du zoo, sans oublier l’espèce qui le fascine le plus : sa famille. Et en dépit des apparences, il y a beaucoup d’amour dans le travail de Richard Billingham.

Je m’attendais à tomber sur une brute endurcie par une enfance difficile dans un environnement hostile – à l’image de ses photos –, et en fait non. Richard est un homme doux et assez timide, « un homme de peu de mots » comme dirait ma grand-mère. Je me suis à côté de lui à la terrasse d’un café, et il a répondu à mes questions en fumant clope sur clope, enthousiaste face aux bourrasques de vent qui fouettaient le quartier.

VICE : Les photos de « Ray’s A Laugh » sont très crues. On n’a pas l’habitude de voir des photos de famille aussi trash…
Richard Billingham : Quand je prenais les photos, je ne regardais pas le travail des autres photographes. Je me servais de mes connaissances en peinture. Mon langage est surtout pictural, pas photographique. D’où l’impression de différence, je pense.

Avant d’être photographe, vous vouliez devenir peintre ?
Avant d’aller en école d’art, j’ai pris des cours de peinture pendant un an. À l’époque, je vivais avec mon père. Ma mère avait quitté mon père parce qu’il buvait tout le temps. C’était juste lui et moi dans un petit appartement. J’ai commencé à faire des peintures très rapides de lui, avec un temps de pose de 15 minutes environ. Il ne pouvait pas poser plus longtemps. Du coup, j’ai acheté un appareil photo pour le peindre à partir des photos. C’est comme ça que j’ai commencé.

Mais du coup vous avez arrêté la peinture ?
Après cette année de préparation, je suis entré à l’université de Sundland, dans le nord de l’Angleterre. J’ai continué de peindre là-bas. Mon idée, quand j’ai déménagé, était de peindre des paysages car j’ai toujours aimé la nature. Mais je n’ai pas aimé les paysages, là-bas, donc j’ai continué à peindre mon père. Je rentrais à Birmingham trois ou quatre fois dans l’année pour prendre plus de photos de lui. J’étais étudiant et mes profs me disaient que les photos étaient meilleures que les peintures, donc quand j’ai eu mon diplôme, je suis retourné à Birmingham, j’ai continué la photo et j’ai lâché la peinture.

La série « Ray’s A Laugh » s’étale de 1990 à 1996. Vous avez dû prendre des milliers de photos au fil des années…
Probablement une pellicule par semaine, pas tant que ça en fait. Les profs à Sundland ont suggéré qu’on fasse un bouquin de mes photos. Donc j’ai commencé à travailler avec l’idée de bouquin en tête.

Vous avez dit quelque part que le fait de prendre une photo était un acte d’amour, est-ce que vous aviez ça en tête quand vous preniez votre père en photo ?
J’adore la nature, les animaux sauvages… Donc quand j’ai pris ces photos, je les regardais comme le ferait un naturaliste, comme si j’étais en train de regarder un renard.

On est en train de parler de vos parents, là ?
Oui.

Donc il n’y a pas d’amour dans vos photos ?
Oui il y’a de l’amour parce que si tu regardes des docus sur la nature à la télé, ceux de David Attenborough sur les grands singes, les loups, les renards des neiges, il est objectif, il parle comme un scientifique, mais en même temps il adore les regarder. Donc il y a de l’objectivité et en même de temps de l’amour. Il ne pourrait pas le faire sans passion.

Une photo qui m’a particulièrement marqué est celle où un chat vole au-dessus de votre père. Qu’est-ce qui s’est passé ce jour-là?
Mon frère a jeté le chat dans sa direction. Il faisait sûrement exprès pour la photo. Beaucoup de photos dans cette série sont mises en scène : celle où mon père et mon frère posent torse nu l’un à côté de l’autre, par exemple.

Comment vos parents ont réagi aux photos et aux réactions qu’elles ont suscitées ?
Je pense qu’ils étaient indifférents dans l’ensemble, mais qu’en fin de compte ils me faisaient confiance. Ils savaient que je voulais être artiste et que je cherchais juste à dire la vérité. Ils me faisaient confiance, pour que je fasse le bon choix. C’est eux qui m’ont élevé, ils me connaissent autant que je me connais.

Et comment les gens ont réagi à votre travail ? Vous avez dit que les gens vous prêtaient des intentions qui n’étaient pas les vôtres.
Certaines personnes, lorsqu’elles voient mon travail, ne voient que la matière du sujet, elles regardent les tâches sur les murs, elles voient les tatouages de ma mère. Ils plaquent leurs conventions sur mes images, mais avec un peu de chance s’ils les regardent suffisamment longtemps ils comprendront ce que j’ai voulu dire. Je pense que je ne serai jamais capable de refaire ce genre de photos. J’aime bien enseigner à de jeunes étudiants qui ont 18-19 ans parce qu’ils sont précisément dans cette position, ils ne connaissent pas le travail des autres et ils sont plus sincères. Quand ils sont à un niveau plus avancé, en master par exemple, le travail est moins bon parce qu’ils en savent déjà trop.

Est-ce que « Ray’s A Laugh » a changé quelque chose à votre vie ?
Oui, en bien ! Quand j’ai fini l’université et que je suis retourné à Birmingham, j’ai travaillé dans un supermarché pendant deux ans. J’avais un galeriste à ce moment-là et mon travail a commencé à se vendre. C’était inattendu. À la fin je n’avais plus besoin de travailler au supermarché, donc oui, ça a changé ma vie.

Aujourd’hui, vous travaillez toujours avec la même technique, en prenant vos photos sur le vif ?
Pour ma série sur les zoos dans le monde, toutes les photos ont été prises avec un trépied. Contrairement à la série « Ray’s A Laugh », ce ne sont pas des photos prises sur le vif. Et alors que je faisais cette série sur les zoos, ma mère est morte. Donc je suis allé chez elle pour déménager ses affaires. À ce moment-là, mon père était déjà dans une maison de retraite.

Quel âge avait-elle ?
Environ 55 ans, très jeune en fait. Mon père avait 73 ans, elle est morte avant lui. Donc j’ai commencé à ranger l’appartement, et il n’y avait rien à garder, sauf ses albums photo. Et elle avait plein de photos prises dans des zoos.

Les photos qu’elle prenait quand elle vous emmenait au zoo, enfant ?
Oui voilà. Je faisais ma série sur les zoos à l’époque, donc ça m’a profondément ému.

J’ai d’ailleurs l’impression que votre travail, même celui sur les paysages et les zoos, reste très autobiographique.
C’est un peu ça. Chaque photo que je prends est comme un autoportrait. Tout vient de moi. Les photos que ma mère prenait sont sincères et innocentes. Elle a fait de bonnes images. Elle avait un bon sens de la composition, ça se voyait aussi dans la manière dont elle agençait les objets chez elle. Quand je prenais une photo dans son appartement, j’entrais en dialogue avec sa manière d’agencer l’espace. A l’époque de sa mort je faisais des photos d’animaux, très élaborées, avec un trépied. Après quelques jours passés à regarder ses albums, j’ai su ce que je devais faire. J’ai acheté un appareil jetable et j’ai commencé à faire des photos similaires à celles de ma mère. C’était en 2006. Et j’ai beaucoup plus apprécié de prendre des photos sur le vif.

Vous avez eu d’autres projets depuis ?
J’ai un fils, Walter, et quand il a eu 4 ans, j’ai couru au kiosque le plus proche et j’ai acheté un appareil jetable. Je voulais faire des images comme celles que l’on verrait dans un album de famille. J’avais envie de documenter ses premières années et la conscience qu’il avait de son environnement, du monde qui l’entourait…

Ça fait penser à la démarche de Nan Goldin. Pour elle, la photographie est un acte d’amour.
Tu peux aimer quelqu’un très fort et si tu n’y prends pas garde tu risques de le dévorer. C’est important d’aimer mais il faut être objectif aussi. Faire comme si on observait un animal, c’est une bonne manière de mettre de la distance avec son sujet. Mon père est mort un an environ après ma mère. Je voulais faire une photo de mon fils, mon frère et mon père ensemble. Je pensais qu’il n’en avait plus pour longtemps donc j’ai pris une photo des trois pour avoir une photo à montrer à Walter quand il serait plus âgé. Depuis quelques années je travaille avec un appareil panoramique, mais je continue d’utiliser les mêmes idées que dans « Ray’s A Laugh ». Des éléments reviennent : les miroirs, les fenêtres.

Ce qui est frappant dans « Ray’s A Laugh », c’est l’atmosphère confinée de la série, la sensation d’enfermement. Vos sujets ne quittent jamais l’appartement. Ensuite, dans votre travail, j’ai l’impression que vous avez pris du champ, que vous vous êtes un peu ouvert au monde.
Oui, il y a un sentiment d’ouverture. Mais j’entends encore aujourd’hui des gens me dire que mon travail garde cette dimension d’enfermement, peut-être pas physiquement, mais émotionnellement. Comme dans le cas du bonhomme de neige. C’est comme une prise de conscience de la mort qui nous guette, que l’on est sur Terre pour une durée limitée. Donc c’est aussi une forme d’enfermement.