Iracoubo, à 150 kilomètres de Cayenne, Guyane. La voiture s’engage sur le pont à une voie enjambant le fleuve. Sur l’autre rive, une silhouette en uniforme sort de l’ombre d’un préfabriqué et se place entre deux plots et un panneau de circulation aux couleurs délavées par le soleil tropical.
« Halte gendarmerie », peut-on y lire.
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« Papiers, s’il vous plaît ». Un gendarme arborant gilet pare-balles, porte flingue, képi et lunettes de soleil parcourt rapidement mon passeport.
Ici, trois équipes de trois fonctionnaires font les trois-huit pour surveiller cette route – la seule route terrestre qui, d’Est en Ouest, lie Cayenne et le reste de la Guyane à la région de Saint-Laurent-du-Maroni, sous-préfecture de Guyane. Pourtant, Saint-Laurent, ville-frontière séparée du Suriname par le fleuve Maroni, est encore à plus de 100 bornes. Dans ce coin d’Amazonie, la France partage le long du Maroni près de 500 kilomètres de frontière avec le Suriname dont le tracé, suivant différents affluents, fait encore débat entre les deux États qui se disputent ainsi une zone de 6 000 kilomètres carrés.
Devant l’impossibilité de contrôler cette vaste étendue qui rend toutes sortes de trafics possibles, la France a rétabli pendant le mandat de Nicolas Sarkozy ce semblant de poste-frontière, porte de l’Union Européenne, où transitent 1 200 véhicules par jour.
« L’objectif est avant tout de contrôler les migrants – illégaux – venus essentiellement du Suriname, d’Haïti et du Guyana », m’explique le gendarme en poste.
« On reçoit aussi le renfort de la douane, surtout les jours de marché à Cayenne – beaucoup de marchandises remontent du Suriname où tout est moins cher. Mais les trafiquants sont malins et placent des voitures-ouvreuses. »
Ce jour-là, un jeune Surinamais est arrêté avec un titre de séjour périmé depuis deux ans. Dans le petit préfabriqué climatisé, les gendarmes prennent sa déposition, identité et adresse déclarées, avant de le laisser repartir.
« Nous, on transmet à la pref’, après c’est elle qui décide », m’explique un fonctionnaire, tandis que le jeune part s’entretenir des pêcheurs de l’Iracoubo. En Guyane, il y a plus de fleuves que de routes, et encore plus de layons qui traversent la forêt.
Passé le checkpoint, la route poursuit son chemin à travers la forêt et par-dessus de nombreux cours d’eau. Au niveau de Saut Sabbat, à l’orée des bois, un jeune blanc qui réside dans la forêt tend le pouce. Éric*, en bob et sacoche, a quitté sa forêt Évry il y a quelques mois pour vivre ici avec son oncle. Les promesses foireuses d’amis peu fiables avec qui il devait ouvrir une épicerie l’ont décidé à partir à l’aventure. Ce jour-là, il descend à La Poste de Saint-Laurent pour chercher son RSA et faire quelques emplettes – cigarettes, rhum et riz. Pas d’eau courante, pas d’électricité ; ni loyer, ni adresse, ni carte bancaire. Comme lui, ils sont deux-trois blancs à vivre parmi quelques groupes de Brésiliens.
« Parfois, la gendarmerie guidée et protégée par l’armée – qui n’a pas le droit de perquisitionner – descend sur la rivière. Ces jours-là, étrangement, on voit peu de pirogues sur la Mana », sourit le jeune homme, laissant entrevoir des dents abîmées. « Alors les gendarmes balancent les bidons d’essence dans le fleuve, puis les Brésiliens reviennent et reprennent leurs activités. C’est sans fin. Les gendarmes sont relevés tous les trois-quatre mois, et la nouvelle équipe repart de zéro. Nous ça va, on habite au bord d’un petit bras où l’eau reste propre. Il n’y a pas d’orpailleurs en amont, donc pas de pollution au mercure. »
Arrivé en ville, il s’en va, après m’avoir confié qu’il se réjouissait de la pleine lune à venir, tout excité à l’idée de voir la forêt baigner dans un halo de lumière.
Saint-Laurent-du-Maroni a été construite par et pour les bagnards au milieu du XIXe siècle. Jusqu’en en 1949, la ville est restée une commune pénitentiaire gouvernée par l’administration du bagne. Albert Londres, venu en 1923, l’a baptisé « la capitale du crime ». Malheureusement, force est de constater que ce regard reste d’actualité, bien que la population ait changé et le travail forcé se se soit mué en chômage. D’après l’ONDRP (Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales), les vols avec armes à feu pour 1 000 habitants sont six fois plus récurrents à Saint-Laurent (0,49 pour 1000) qu’à Saint-Ouen. De même, les infractions liées à l’immigration sont 156 fois plus nombreuses. Il n’y a que pour les délits liés à l’usage ou au trafic de drogue que Saint-Ouen tient la dragée haute à Saint-Laurent, avec un ratio de 1,2 en faveur de la commune francilienne. Et à Saint-Laurent comme à Cayenne, il y a longtemps que les policiers ne courent plus après les fumeurs d’herbe ou les crackheads errants. Le taux d’homicide ou de tentative d’homicide (0,29/1000), est effrayant. Il y est 6,5 fois plus élevé qu’à Saint-Ouen et près de deux fois plus élevé qu’à Marseille. Ceci dit, il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit ici que des crimes et délits ayant fait l’objet d’une plainte ; et comme me l’a fait comprendre un Amérindien rencontré sur place : « dans la forêt, il n’y a pas d’enquête », et d’ajouter : « comment porter plainte sans papiers ? ». En Guyane, il n’y a pas besoin de permis pour acheter une arme de chasse.
Dans Le Canard enchaîné du 21 décembre dernier, Christophe Labbé détaille l’intégration à géométrie variable du département guyanais que pratique la Place Beauvau quand il s’agit de dévoiler les chiffres officiels de la délinquance. Le taux de criminalité, en moyenne deux fois supérieur à celui de la métropole, est tout simplement écarté des statistiques nationales. En revanche, le ministère fanfaronne et compte la Guyane lorsqu’arrive l’heure de communiquer les statistiques sur les interpellations d’étrangers en situation irrégulière. Avec Mayotte, la Guyane se partage la moitié du gâteau statistique national. C’est la même partition qui est jouée avec les chiffres des saisies de drogue – 15 à 20 % des 20 tonnes de cocaïne consommées chaque année en France sont réexportées en métropole depuis le département d’outre-mer – et l’aéroport de Cayenne arrive en seconde position, derrière Orly mais devant Roissy, en termes de quantité saisie.
Sur la rive opposée du Maroni, on devine par delà les eaux mi rouge-mercure, mi marron-boue le village-marché-frontière d’Albina. L’incessant ballet des piroguiers sur le fleuve ne laisse guère de doute quant à l’ampleur des échanges. Au bout de l’avenue Charles de Gaulle, à l’approche de l’embarcadère engoncé entre des constructions en mauvais béton, ma tête de Blanc-bec ne manque pas d’attirer l’attention. « Albina ? », « Albina ? » se proposent des piroguiers, désireux de remplir au mieux leur barque. On se dispute le client. Trois euros suffisent pour embarquer vers le marché des merveilles. Jeunes, vieux, hommes, femmes, mères, Bushinengués et Noirs Marrons – descendants d’esclaves fugitifs réfugiés en forêt –, Hmongs, Amérindiens, Chinois, Créoles, Surinamais et Guyanais : tous traversent pour aller chercher de la marchandise à bon prix. Les prix du riz, des sodas, de la lessive, de l’essence – et de presque tous les produits qui s’y vendent – sont divisés par deux.
En cinq minutes, le Yamaha 40 chevaux nous transporte de l’Union Européenne au Suriname, ex-colonie du Royaume des Pays-Bas. Le pays, indépendant depuis 40 ans, est présidé par un ex-sergent, putschiste à succès. Écarté du pouvoir par la guerre civile, condamné par contumace pour trafic de cocaïne et avec un mandat d’international sur le dos, Désiré « Dési » Bouterse revient néanmoins en politique et remporte les élections de 2010. Son fils, après avoir purgé une peine au Pays-Bas devient Directeur de l’antiterrorisme du gouvernement de son père. Une fonction idéale pour se faire piéger par des agents américains dans une histoire rocambolesque. Parmi ses chefs d’inculpation, on trouve : « tentative de soutien au Hezbollah, complot pour importer de la cocaïne et port d’arme à feu en liaison avec ce complot ». En 2015, il plaide coupable de ces trois actes d’accusation dans le tribunal de Manhattan et écope de 16 ans de prison. Depuis, le gouvernement du Suriname essaye de faire preuve de bonne volonté en coopérant timidement. En décembre 2016, sur renseignement des douanes françaises, la police du Suriname a interpellé un voilier battant pavillon néerlandais et saisi une demie-tonne de cocaïne.
Albina est un petit village, mais un grand marché. On y vient sans visa, mais la tolérance s’arrête à ce bout de terre. À la station, les centaines de piroguiers remplissent nourrisses et bidons d’essence. Le poste de police et le camp de l’armée surinamaise, installés sur la rive, se fondent sans problème parmi les vendeurs de rues, les échoppes d’épices et de légumes. Les taxis collectifs font comme les piroguiers – ils remplissent leur véhicule et créent de l’agitation. L’air faussement inquiet, un dealer affalé à l’arrière de sa berline, joint en bouche et balance sur les genoux, se fait porter à manger.
Les pirogues se chargent de sacs et de passagers. À mi-chemin de la traversée du fleuve, arrive, plein gaz, une barque de la gendarmerie française. Le piroguier s’arrête et quelques mots de dialecte sont échangés avec les passagers. Le chef s’avance à la proue de son embarcation.
« Bonjour, c’est la gendarmerie française. À qui sont ces sacs noirs ? » dit-il en désignant trois volumineux emballages couverts de sacs poubelles.
« À moi », indique une dame.
« Vous pouvez nous dire ce qu’il y a dedans ?
« Du riz. »
Un gendarme se penche et tâte au travers des sacs.
« C’est bon, c’est ça », juge-t-il.
« Et ces packs de sodas ? »
Silence.
« Et ces sacs ? », poursuit l’autorité en désignant des sacs en toile de jute.
« Ces sacs sont à moi », répond une jeune femme. « C’est des vêtements, ajoute-t-elle avant de se lever pour en faire la démonstration.
Le piroguier et la dame au riz échangent quelques phrases. « Les sodas sont à moi aussi, c’est pour mes enfants » finit-elle par préciser.
« Il faut dire quand c’est à vous madame, sinon on confisque. Et c’est 70 euros de marchandises maximum ».
« L’honnêteté, ça n’a jamais tué personne », lance un gendarme, GoPro au poignet.
Puis la barque s’en va, aussi vite qu’elle est arrivée.
La frontière fluviale s’étend sur plus de 500 kilomètres. Une cinquantaine de kilomètres en aval de Saint-Laurent, on trouve l’océan qui donne ensuite accès à de nombreuses rivière de Guyane. En amont, les affluents du Maroni sont navigables et la région est riche en or. À 35 kilomètres au-dessus de Saint-Laurent se situe Apatou, le dernier village joignable par voie terrestre. Il faut ensuite compter quatre jours de pirogue pour atteindre Maripassoula, ultime juridiction française à faire face au Suriname. Au-delà, c’est peu dire que l’on ne sait pas tout ce qu’il se passe dans cette région couverte de forêt primaire et saignée de rivières aurifères.
Mais tout de même, la gendarmerie et l’armée, en nombres pour ce territoire de seulement 250 000 habitants, démantèlent régulièrement des trafics de drogues, saisissent des marchandises non-déclarées et mettent parfois la main sur des barges et camps de chercheurs d’or. Sur le retour, un Duster de la Douane nous dépasse à vive allure. Quelques kilomètres plus loin, une camionnette, visiblement lourdement chargée est arrêtée sur le bas côté. Un douanier fait descendre la marchandise ; nous sommes mardi, et demain, à Cayenne, c’est jour de marché.