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Music

Famille, honneur, crises d'angoisse et gros calibres

Manuella Rebotini, notre chroniqueuse « musique & psychanalyse », analyse les liens entre musique et Mafia, de Tony Soprano à Frank Sinatra.

«

J'ai fait un rêve la nuit dernière. Je m'apercevais que mon nombril… pouvait se dévisser et je m'amusais justement à le faire. Mais, une fois dévissé, mon pénis est tombé. Alors là, je l'ai ramassé et je me suis mis à courir partout, avec ce truc, à la recherche de quelqu'un qui saurait comment ce machin-là fonctionne pour qu'il puisse me le remettre en place. Et alors que je l'avais dans la main, un oiseau a piqué sur moi, l'a attrapé avec son bec et s'est envolé avec.

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»

On pourrait croire que ce rêve sort tout droit du cabinet d'un psychanalyste. Et en un sens, c'est le cas. On est dans le New Jersey, un patient en prise à de violentes crises d'angoisse et d'évanouissements est conduit par son médecin traitant à consulter un psychiatre, le Docteur Jennifer Melfi. Lui s'appelle Anthony Soprano. Ce rêve est, en fait, extrait du pilote de la série

Les Soprano

(écrite et réalisée par David Chase), dans laquelle on suit, tout au long de six saisons, les aventures de Tony (rôle d'exception tenu par James Gandolfini), de sa famille, de ses compères et de son inconscient. Tony Soprano est le parrain de la Mafia du New Jersey, mais c'est en tant que conseiller en traitement de déchets qu'il se présentera au docteur Melfi. Une usurpation professionnelle dont le thérapeute ne sera pas dupe.

Tony est issu d'une famille italo-américaine où la

mama

Livia, magistralement interprétée par Nancy Marchand, trône de sa toute-puissance. Mère au sein généreux pense-t-on, elle a donné aux siens le goût des nourritures terrestres. Nombreuses sont en effet les scènes où le spectateur est convié à la table du

Vesuvio

d'Artie Bucco, ou dans la cuisine de Carmela Soprano, jamais avare en

pastas

,

specks

et

pancetta

. Autant de mets qui cachent sans aucun doute, la terreur inconsciente de Tony face à une mère autoritaire et dévorante qui ira jusqu'à commanditer le meurtre de son fils lorsque celui-ci osera la mettre en maison de retraite - soit un lieu où sa position d'exception et de domination est reléguée à sa portion congrue. Prototype d'un matriarcat virulent, Tony dépeint ainsi le couple parental : «

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Depuis que mon père nous a quitté c'est un saint. Quand il était vivant, il ne valait rien. Mon père était très dur. Il avait sa propre équipe et c'est ce genre de gars que ma mère a réussi à réduire à l'état de minuscule vermisseau. Au moment de sa mort, il n'était quasiment plus rien.

» [Saison 1 / Épisode 1]

Le premier évanouissement survient le jour de l'anniversaire de son fils, Anthony Junior, quand Tony voit la famille de canards, qui avait élu domicile près de sa piscine, prendre son envol pour continuer sa migration vers le sud. Lors d'une séance, le patient commente, accompagné de quelques larmes, que les canards sont le symbole de sa famille et que leur départ peut être entendu comme une perte. On peut y percevoir effectivement la crainte de la perte réelle d'un membre de la famille ou de sa propre mort. Mais, on peut aussi discerner dans cet évanouissement (une façon de quitter la scène) et cette production onirique un appel phallique (le jour où est célébré le fils) que Tony Soprano ne peut véritablement tenir. L'image d'un pénis pouvant tomber, lié au nombril, au cordon maternel donc, et non semble-t-il à la lignée du père, le corrobore.

Au décès de Livia, comme un jeune enfant perdu, Tony n'aura alors de cesse de répéter : «

Qu'est-ce que je dois faire maintenant ?

» [Saison 3 / Épisode 2]. Au fil des séances, on apprend ainsi que tous les hommes de la lignée sont atteints de ce mal, le grand-père tombant de sa charrette d'huile d'olive, le père de Tony et son fils. Un des rêves du neveu de Tony, Christopher Moltisanti, présentifie aussi cette idée de dévoration par le féminin avec sa petite amie Adriana mastiquant une grosse saucisse avant de se transformer en Carmela, la femme de Tony. [Saison 1 / Épisode 8]

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Pourtant la virilité est présente. Elle transparait à chaque plan, à chaque réplique. Elle s'exerce par machisme, armes, violence et la conviction intime que la Mafia prodigue aux hommes tout l'appareil phallique nécessaire à leur position sociale et symbolique. Elle s'impose et se tisse au fur et à mesure du scénario où chaque protagoniste se doit de défendre sa place sous peine d'être éliminé par plus fort, plus malin et plus masculiniste que lui. Est prêché ainsi un nouvel ordre moral où « une » lignée d'hommes peut s'exercer, hors filiation maternelle, pourrait-on dire, mais aussi hors filiation paternelle symbolique : «

On est des soldats, voyez-vous. Les soldats ne vont pas en enfer. C'est la guerre, les soldats tuent d'autres soldats. Toute personne impliquée connaît parfaitement les enjeux de notre milieu et quand on accepte d'en faire partie, on est obligé de faire certaines choses. […] On suit des codes, des ordres… Permettez-moi de vous dire quelque chose. Quand les États-Unis ont ouvert en grand leurs frontières et qu'ils ont fait venir les Italiens, que croyez-vous qu'ils essayaient de faire, hein ? Vous croyez qu'ils voulaient nous sauver de la pauvreté ? Nous, on est là parce qu'ils avaient besoin de nous, besoin de nous pour construire leurs villes, creuser leurs métros, les rendre encore plus riches. Ces Carnegie et autres Rockefeller avaient besoin d'ouvriers et on s'est pointés mais certains de nous ont préféré se regarder en face et garder leur identité. On a préféré rester Italiens et préserver des choses qui avaient du sens à nos yeux : l'honneur, la famille et la loyauté. Certains d'entre nous, on voulut leur part du gâteau.

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» [Saison 2 / Épisode 9]

Comme on le sait, l'étymologie du mot parrain provient de plusieurs occurrences : « celui qui tient l'enfant sur des fonds baptismaux », « l'oncle paternel » ou encore « le père spirituel ». Cet effet de religiosité est encore plus saillant dans la langue anglaise :

godfather

, soit « dieu-père ». On entend ainsi comment du rite du baptême lié au culte chrétien, l'équivoque autorise une « autre » filiation, toujours liée au culte, à l'appartenance à un groupe précis et déterminé quant à ses sujets ainsi que leurs fonctions et places en son sein.

Cette nouvelle filiation s'organise chez les Soprano autour de Tony, devenu à la fois le père imaginaire idéal et le saint de la famille. On retiendra à ce titre les mots prononcés par Tony lors du baptême de Christopher (un rituel par le sang, une petite aiguille et la figure de Saint Pierre) pour la « Famille » : «

Une fois qu'on entre dans la Famille, on n'en ressort plus. La Famille passe avant tout et avant tout le monde : avant vos femmes, vos enfants, votre père et même votre mère. C'est une question d'honneur. Que Dieu vous garde mais si vous tombez malade ou s'il vous arrive quoique ce soit et que vous ne pouvez pas assurer, on s'occupera de tout. Ça fait partie du contrat… Ça ne doit pas sortir de la Famille.

» [Saison 3 / Épisode 3]

S'il y a ainsi « d'autres filiations », celle musicale ne peut qu'attirer notre intérêt, certains chanteurs consacrés s'étant vu accorder, eux aussi, le titre de « parrain » quand leur place en spécifiait la possible distinction élitiste. Muddy Waters en parrain du blues et James Brown en parrain de la soul, par exemple. Rien d'étonnant finalement, chaque « branche musicale » fonctionnant comme une Famille avec un système solfégique précis ainsi que des codes et des coutumes spécifiquement identitaires.

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La connivence entre Mafia et chanteurs italiens, pourrait, elle, être davantage due au grand intérêt que porta Frank Costello à la musique dès les années 30.

Capo di tutti capi

(chef de tous les chefs), atteint, paraît-il, lui aussi de crises d'angoisse, il développa une passion pour la musique tout d'abord à titre personnel, avant de s'y intéresser en tant que source de revenus supplémentaires. Cela explique pourquoi certains clubs et casinos eurent pour propriétaires bon nombre de gangsters, ces lieux laissant supposés quelques accointances avec le trafic d'alcool, les jeux et la prostitution – les ombres de la prohibition n'étant pas encore très loin.

On peut ainsi mieux discerner le trait commun qui exalta certains chanteurs italiens et mafiosi : l'appartenance à une patrie commune laissée et la force vive d'une communauté à faire valoir sur le territoire américain. « Crimes » et « chansons » pourraient ainsi se conjoindre belliqueusement : la langue du maître américain pouvant être exaltée dans la maîtrise du chant et la revanche identitaire pouvant se faire valoir grâce au crime organisé contre la loi et les commandements du maître.

La plus belle des revanches reste incontestablement celle de Frank Sinatra, petit natif du New Jersey de père sicilien et de mère génoise qui fut, comme on le sait, accusé de flirter avec le milieu (en compagnie, paraît-il, des cousins d'Al Capone, les trois frères Fischetti, ou de Lucky Luciano, chef mafieux d'une plus des grandes familles de la

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Cosa Nostra

de New York). Avec ce non moins célèbre cliché qui fit le tour de la planète et que l'on retrouve affiché dans le bureau de Tony Soprano, lors de son arrestation du 27 novembre 1938 au club le

Rustic Cabin

pour « violation de promesse de mariage » signant la mise sous surveillance de ses activités politiques par le FBI dès 1943.

Sinatra avait donc toute légitimité à introduire la saison 2 des

Soprano

avec le magnifique « It Was a Very Good Year ».

Sa fille Nancy fit aussi une apparition dans la série lors d'un repas en l'honneur de Phil Leotardo de la Famille new-yorkaise. [Saison 6 / Épisode 16]

On sait aussi comment oncle Junior poussa la cantonade à l'enterrement de Jacky Aprile Junior. Oui, les Soprano chantent aussi… [Saison 3 / Épisode 13] ; tout comme Johnny Fontane, le chanteur fictif de la trilogie du

Parrain

.

S'il est un titre qui accompagna certaines des plus belles scènes du genre, c'est le fameux « Hoochie Coochie Man », écrit et composé par Willie Dixon en 1954 et interprété en premier lieu par Muddy Waters. Un an plus tard, le jeune Bo Diddley modifia la chanson en « I'm a Man ». Le litre reste alors 18 semaines numéro 1 des charts R'n'B. L'Histoire raconte que c'est Leonard Chess qui souffla l'épellation « M-A-N ». Trois mois plus tard, Muddy Waters y répond ouvertement avec

Manish Boy

et son fameux « B-O-Y » adressé à B-O Diddle-Y. Et, c'est pour accompagner le premier meurtre de Christopher Moltisanti pour la Famille, acte qui fit de lui

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un homme

, que l'on entend le

I Am a Man

de Bo Diddley. [Saison 1 / Épisode 1]

Martin Scorcese, lui, préféra le « Hoochie Coochie Man » de Muddy Waters pour ses

Affranchis

– on y reconnaît les acteurs Lorraine Bracco, Micheal Imperioli et Tony Sirico (ex-mafieux reconverti pour le cinéma). Steven Van Zandt, après quelques questionnements musicaux assez étonnants et quelques pas aux côtés de Bruce Springstenn, continue à présent son périple mafioso en Norvège dans la série télévisée

Lilyhammer.

Et, cette fois, c'est le riff si reconnaissable de « I'm a Man » que l'on retrouve à nouveau. [Saison 2 / Épisode 4]

On pourrait dire que le trait identificatoire volontairement marqué de phallocentrisme des mots « I am a Man » vint à s'affirmer dans le chant en accentuant la gravité du signifiant maître. Belle vendetta et riposte pour ces descendants d'esclaves, au patronyme barré ou américanisé, tout comme les Italiens, dont la langue maternelle fut bannie. D'une simplicité presque naïve, ces mots sont pourtant devenus un trait interjectif craché à la face du monde contenant l'expression d'un phallus égotiste et prometteur de savoir-faire. Les Yardbirds, Jimi Hendrix, Dr. Feelgood, les Stooges, les Rolling Stones, Tom Petty and The Heartbreakers, Black Strobe… Et les femmes ne sont pas exclues, exprimant elles aussi ouvertement leurs désirs par ce morceau, comme l'ont fait Etta James, Koko Taylor ou le groupe Dickless (voir extrait ci-dessus). Guère étonnant donc que ce savoir-faire trouve (et trouvera très certainement encore) d'autres porte-paroles d'un sexuel chanté, débarrassé de toute dette à l'encontre du père et de sa filiation symbolique.

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Manuella Rebotini est psychanalyste, membre de l'Association lacanienne internationale (ALI), ancienne élève de l'École pratique des hautes études en psychopathologies (Ephep), et auteur de l'essai

Totem et tambour, une petite histoire du rock'n'roll et quelques réflexions psychanalytiques

, publié aux éditions Odile Jacob.

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