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Music

De Depeche Mode à Johnny Cash, la figure du « Personal Jesus »

Manuella Rebotini, notre chroniqueuse « musique & psychanalyse », analyse le lien entre le fan et son idole.
Johnny cash personal jesus

Mercredi 29 janvier 2014, Paris, Bercy. La foule attend et trépigne. Si l’on tend l'oreille pour écouter les conversations qui accompagnent l’excitation ambiante, il semble que, pour beaucoup, aller voir Depeche Mode en concert est presque devenu une habitude, un rituel. La fidélité des français envers le groupe de Basildon n'est plus à prouver. C'est même devenu une marque de fabrique locale. Alors, tout autour de moi, on se souvient des tournées précédentes, des set-lists, des tenues de Martin Gore… Bref, on « se pense fan », on revêt les atours d'un Proustien mélomane, qui garde en mémoire, la saveur de la première fois où un message sonore musical s’est distinctement donné à entendre, émergeant ainsi du lot bourdonnant. S'il est souvent difficile d'en exprimer la cause, on peut en revanche assez aisément en présenter les effets : étincelle de plaisir, déjà-vu « auditif » ou, au contraire, sensation de mal-être, tension. Notons que ces manifestations, même si elles passent par l’oreille, trouvent souvent leur assomption dans le ventre. Véritable stimulus sonore, un morceau de musique possède bel et bien le don de soulager l’existence, de commémorer un Éden perdu, de réconforter la solitude de l’individu, ou au contraire, de souffler des sentiments plus torturés. Et ça, ça reste. Ça marque et ça se fige, en mémoire et en strates signifiantes. Le concert aura dès lors le privilège de faire revivre cet accord avec l’Autre tant visuellement qu’auditivement. Aussi, disons-le, il y a de l’amour durant un concert. Même quand Tom Araya hurle « Do you wanna die ? » ou que Mille Petrozza scande « Are you ready to kill each other ? »

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Et cet amour se partage.

Songs of Faith and Devotion.

C’est, pourrait-on dire, le point de jonction où vient se nouer la demande d’amour et de reconnaissance de l’artiste, et le désir d’aimer du public -on comprendra dès lors assez aisément que certains acteurs de la scène black metal n’aient jamais voulu entrer dans la danse. Le tour de force étant évidemment que l’amour individuel du fan se mue en collectif.

Music for the Masses

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BillHaley-presley

On constate que c’est généralement à l’adolescence que l’on devient fan car, si l’on veut bien considérer l’adolescence comme un temps de passage vers ce que l’on nomme communément « l’âge adulte », les modifications du corps, le sexuel, l’appel symbolique à prendre sa place dans le monde deviennent les vecteurs de manifestations les plus diverses : dépression, mutisme, exubérance, bravoure… Aussi, le rôle d’un chanteur ou d’un groupe est-il à ce titre exemplaire tant dans le processus identificatoire que socialisant qu’il vise à mettre en place. Il promulgue des messages simples et efficaces qui viendront à donner voix et donc corps à l’idéal promu par l’adolescent. Guère étonnant donc que, malgré son talent et le très estimé « Rock Around a Clock », Bill Haley fut évincé par le plus jeune et plus sexy Elvis Presley. J’ajouterai que des groupes comme Depeche Mode avec plus de trente ans de carrière, cent millions de disques vendus et des fans toujours aussi fidèles, engendrent – il faut bien le dire – une nouvelle filiation, qui ne dépend ni de la famille, ni de la paternité mais bien davantage d’un processus imaginaire de transmission d’amour et de don. Hors-de la filiation paternelle donc venant à constituer une hors-de de fans. Aussi, pouvons-nous aisément comparer la fonction du chanteur à celle d’un Personal Jesus qui vient incarner cet idéal (« Your own personal Jesus, Someone to hear your prayers, Someone who cares »).

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Untitled

Les services marketing ne s'y sont d'ailleurs pas trompé, en mettant sur le marché layettes et babygros à l’effigie de Personal Jesus dédiés aux enfants des fans devenus parents. « Nous avons la chance d’avoir des fans de tout âge et pas seulement des gens de notre âge. On a des jeunes de vingt ans, plus jeunes parfois même. Je crois que quand vous arrivez à un certain point, les enfants de vos fans sont conditionnés pour écouter votre musique », disait Martin Gore au lendemain des derniers concerts parisiens à l'antenne d'Europe 1.

La clinique psychanalytique peut relever le mécanisme de certaines manifestations du fan-atisme quand celui ou celle mis en place d’exception ne « doit » appartenir à notre champ des réalités mais ne « peut » que se tenir au lieu Autre. Harcèlements et effractions en sont les actes les plus communs. Et les cas terriblement funestes de John Lennon ou de Dimebag Darrell -tous deux abattus par des fans- en sont le paroxysme.

« C’est probablement, la chanson la plus évangélique que j’aie jamais enregistré. J’ignore si celui qui l’a écrite l’a voulu ainsi, mais c’est ce qu’elle est. » Johnny Cash Si Johnny Cash poursuivit des études de théologie, fit profession de foi durant son show télévisé sur ABC, et produisit un long métrage en Israël (

The Gospel Road

), ce fut en accord avec sa rencontre avec Le Divin - « Rock Of Ages » comme il le surnomme - dans les grottes de Nickajack. « Être chrétien » fut le moteur de sa création artistique, une nouvelle naissance après des années d’errance dans les paradis artificiels.

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Il ne fut pas un cas isolé, on pourra citer, entre autres, Jimmie Davis, Little Richard ou Bob Dylan. La voix étant à considérer dans le cas présent comme un objet de jouissance ayant quelques transports avec Le Très-Haut.

Il faut préciser que pour Martin Gore, la création est muée elle-aussi par une entité symbolique, un Autre absolu qu’il nomme ainsi : « J’éprouve une fascination pour la religion, mais je n’en ai jamais détecté une à pratiquer. J’aime vraiment l’idée de croyance, je veux croire, mais je n’ai jamais trouvé en quoi croire. C’est sans doute très naïf, mais pour moi la seule religion est l’amour. Je crois en l’amour. C’est pourquoi les chansons parlent d’amour, de sexe et de religion ; tout cela est la même chose. » (in

Depeche Mode

de Alain-Guy Aknin et Stéphane Loisy, éditions Didier Carpentier Paris)

Amour, Sexe et Religion. « I feel you, Each move you make, I feel you, Each breath you make, Where angels sings, And spread their wings, My love’s on high, You take me home, To glory’s throne, By and by. » Et l’on sait comment David Gahan en est devenu le porte parole éminent en digne descendant du « Pelvis » et de « l’étalon du rock ». N’oublions pas à ce titre que pour le clip de « Personal Jesus », Anton Corbijn choisit un honky-tonk comme lieu de délices.

DM1
DM2

On comprend alors mieux pourquoi ce lien tant du côté artiste que du côté public ne doit être désuni. Il est la force même de ce qui le mue, l’unchained melody d’une réciprocité aimante qu’il ne faut pas laisser tomber. Never let me down (again) - again comme signal de la perte d’un objet perdu, énigmatique et idéalisé qui fonde le désir. Est-ce par l’équivoque et la qualité de la composition que la chanson devint un hymne ? Les bras levés vers le ciel – chorégraphie du champ de blé du clip – semblent le dire tout en laissant promettre que ni DM ni le public ne laisseront tomber.

Et, comme le chante Martin en conclusion du live : « See the stars, they’re shining bright / Everything’s alright tonight ».
Ça semble, de toute évidence, être le cas ce soir à Bercy.

Manuella Rebotini est psychanalyste, membre de l'Association lacanienne internationale (ALI), ancienne élève de l'École pratique des hautes études en psychopathologies (Ephep), et auteur de l'essai Totem et tambour, une petite histoire du rock'n'roll et quelques réflexions psychanalytiques

, publié aux éditions Odile Jacob.