Le Jour où les habitants d’Orléans ont cru que des Juifs kidnappaient des femmes blanches pour les revendre

Dans le cadre de notre nouvelle colonne, intitulée « Peur sur la France », on vous raconte les rumeurs les plus marquantes de l’histoire de notre pays. Voici le second épisode, qui revient sur l’étrange histoire de la rumeur d’Orléans.


Une place ensoleillée de la ville d’Orléans, durant les premières chaleurs du mois de juillet 1969. Les jeunes filles en robe se regroupent autour de quelques zozos qui tapent des accélérations en bécane pour les impressionner. Ça rigole, ça se touche. Une caméra de télévision traîne dans les environs. Le petit groupe se réunit près des motos arrêtées, ayant déjà deviné pourquoi les télés parisiennes sont descendues dans la cité johannique. « Ah ben oui, on y croit toujours. Surtout chez certains commerçants », lancent les ados. L’une des jeunes filles reprend : « De toute façon, je ne sais pas pourquoi les gens auraient inventé ça s’il n’y avait pas quelque chose de vrai. Je sais que, de toute manière, je n’irai plus essayer une robe chez les Juifs. » Orléans, mon amour.

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Au milieu du mois de mai 1969, un bruit court parmi les 150 000 habitants de la ville, sans que personne ne sache vraiment quelle en est l’origine. Trois jeunes filles auraient été retrouvées ligotées et droguées dans une cave d’un atelier de confection de vêtements. Dans le lycée d’Orléans, les 3 000 élèves – et plus particulièrement les jeunes adolescentes – ne parlent que de ça. « Toutes les filles étaient excitées par cette histoire », précise une professeure de l’époque. « Dans la cour, tout le monde y croyait ferme. » Dans les couloirs, on raconte que d’autres jeunes filles auraient été retrouvées inconscientes après avoir été piquées par des aiguilles lors d’un banal essayage de chaussures. Pour certains, l’histoire va plus loin : des adolescentes orléanaises auraient disparu dans des souterrains avant d’être transportées jusqu’à la Loire où un sous-marin les attendait.

Le bruit court que ces enlèvements ont eu lieu dans des boutiques tenues par des commerçants juifs. Très vite, la rumeur se propage et gagne l’ensemble des quartiers. Tous les commerçants « israélites » de la ville seraient « dans le coup ». Des attroupements se forment devant les magasins. La nuit, des anonymes harcèlent et menacent les propriétaires par téléphone. Les commerçants juifs, persécutés et isolés, ne savent comment réagir. Au bout de quelques jours, ils décident de contacter les journaux locaux pour faire taire la rumeur. Une affaire qui va retentir jusqu’aux oreilles des médias de la capitale, et qui ne manquera pas d’attirer l’attention du sociologue Edgar Morin.

« Les rumeurs ne meurent jamais. » – Pascal Froissart

La rumeur d’une « traite des Blanches » organisée à partir de magasins de vêtements tourne depuis déjà sept ou huit ans dans de nombreuses villes, en France mais aussi à l’étranger. Certains en parlent à Séoul, ou Montréal. Le mythe du salon d’essayage piégé est une légende urbaine de la culture de masse, diffusée via les polars « pulp » et le journalisme à sensation. À Orléans, un mois après l’émergence des premiers ragots, Edgar Morin débarque dans la ville accompagné d’une troupe de sociologues. Financée par le Fonds social juif unifié, l’équipe interroge la population pendant trois jours et tente de reconstruire la chronologie d’une rumeur.

C’est Edgar Morin lui-même qui avance dans cette synthèse que « les cabines d’essayage pour ces jeunes filles sont des endroits fabuleux et nouveau. On se dénude, on s’observe dans le miroir, c’est très érotique. » Comme point de départ, donc, il y aurait un folklore de la virginité perdue ainsi que la sexualité des adolescentes, plutôt qu’un complot contre une communauté. D’ailleurs, dans les villes de très grande taille, l’antisémitisme n’accompagne jamais une telle rumeur. C’est seulement lors de son arrivée dans des villes de plus petite taille – comme Orléans – que se plaque sur ces racontars une véritable haine à l’encontre des Juifs.

« Il y a une force irrésistible qui fixe [la rumeur] sur le fantôme du juif », écrit Edgar Morin, avant de poursuivre. « S’enchaîne ensuite un, “Pourquoi la police ne fait rien et pourquoi les médias n’en parlent pas ? C’est parce que les juifs les ont achetés.” Un délire antisémite inconscient, qui vise d’abord un seul commerçant, avant d’arriver à la généralité, “c’est tous les mêmes.” »

La révolution sexuelle qui a été consacrée l’année précédente aurait également eu un rôle à jouer, celle-ci ayant mis à nue la sexualité des jeunes, tout en allant de pair avec l’arrivée de nouveaux styles vestimentaires. Point à noter : cette rumeur a d’abord permis aux parents les plus conservateurs de mettre en garde leurs jeunes filles sur le danger des minijupes et des nouvelles modes très « Saint-Germain-des-Prés » des magasins avec cabines d’essayage. Morin en conclut donc que cette légende urbaine est avant tout la fille de son temps, et qu’elle a surgi dans un contexte très précis : celui des années 1960.

Mais les interprétations de l’affaire évoquées dans le livre de Morin ont été vivement remises en question par certains de ses confrères. Pour Jean-Michel Chaumont, sociologue belge et spécialiste du mythe de la traite des Blanches, la rumeur d’Orléans n’est en aucun cas un évènement spontané ou propre aux années 1960. L’angoisse populaire, l’inconscient collectif, féminin et catholique, ne peuvent être les seuls facteurs de la naissance d’une telle panique morale.

Chaumont avance que de telles rumeurs ont été diffusées et propagées des décennies auparavant, et qu’elles n’ont donc rien de « nouveau ». Citant le sociologue Dietmar Jazbinsek, il évoque le fait qu’en 1927, un film de propagande a été réalisé par l’association allemande contre la traite des femmes, film évoquant la rumeur d’enlèvements dans des cabines d’essayage. De même, en 1957, certains hauts fonctionnaires avançaient que 100 000 Françaises avaient été enlevées en 10 ans dans le cadre d’une vaste traite de Blanches, sans apporter les moindres preuves. Quatre années plus tard, Marcelle Legrand-Falco, célèbre militante féministe, évoquait le rapport d’un certain M. Bernard, inspecteur de la brigade des mineurs de Nice, qui évoquait la disparition d’une femme, Denise Beaudoin, âgée de 17 ans, qu’on n’aurait plus revue après sa visite dans un magasin de sous-vêtements.

Le point commun à toutes ces rumeurs ? Le colportage de faits divers non-vérifiés par des élites respectées, contribuant à la propagation du mythe de l’enlèvement de jeunes femmes dans des cabines d’essayage. La composante juive en moins, tout le contenu de la future rumeur d’Orléans est ici réuni. L’irruption de la communauté juive dans une telle hallucination collective a sans doute beaucoup à voir avec les nombreuses accusations de participation des Juifs à une prétendue « traite des Blanches » depuis 1880 ainsi qu’à la situation particulière de la ville d’Orléans. Si elle a touché de nombreuses villes françaises, l’accusation régulière d’empoisonnement des puits par les Juifs est dans les esprits des Orléanais depuis 1338, date à laquelle le roi Philippe VI fait traduire en justice six Juifs de la ville – qui seront finalement exécutés. La rumeur de traite des Blanches dans des cabines d’essayage n’aurait donc fait que réveiller les fantômes de l’antisémitisme qui rôdent dans la ville depuis des siècles.

« Le danger de ces rumeurs, c’est qu’elles dissimulent le vrai problème. À savoir que 80 % des cas d’enlèvements ont lieu au sein de la famille et des proches. » – Pascal Froissart 

« Les rumeurs ne meurent jamais », m’explique Pascal Froissart, maître de conférences à Paris VIII, qui me rappelle qu’il s’agit d’un cas d’école, encore étudié dans les cours de sociologie. Pour lui, ce n’est pas l’origine d’une telle rumeur qui importe, mais bien le refus d’évoquer la responsabilité des médias dans la propagation de l’affaire, y compris par Morin lui-même.

« Toute la ville ne participait pas à cette rumeur au début, me dit-il. C’était une minorité d’adolescentes, qui l’ont partagée à leurs parents. C’est seulement quand deux journaux ont parlé de cette supposée “traite de Blanches” que le phénomène s’est répandu. »

En France, les rumeurs d’enlèvements sont permanentes – comme le montre la légende des camionnettes blanches qui tournent et enlèvent des enfants au hasard. L’inconnu est l’ingrédient essentiel de propagation d’une telle peur. Réactualisés, les scénarios restent les mêmes et sont repris par la fiction, ou les médias. Comme me l’explique Pascal Froissart, la peur est simplement réactivée, touchant souvent la figure de « l’étranger ».

« Aujourd’hui encore, on entend parler d’enlèvements dans les lieux publics, les cabines d’essayage, les manèges chez Disney ou les piscines à bulles d’Ikea, insiste Pascal Froissart. À chaque fois, on retrouve l’enfant soi-disant drogué ou inanimé. On reste finalement très proche de la rumeur d’Orléans – avec cette fois-ci la symbolique de l’enfant et de son innocence, qui remplace celle des adolescentes. Le danger de ces rumeurs, c’est qu’elles dissimulent le vrai problème. À savoir que 80 % des cas d’enlèvements ont lieu au sein de la famille et des proches. Un écart avec la réalité, aggravé à chaque fois par la surmédiatisation des faits divers, qui occulte les vrais dangers. »

À l’automne 1969, deux mois après la fin de la rumeur, la grande braderie annuelle d’Orléans est quasiment déserte. Si la population a compris que tout n’était qu’affabulation, elle reste divisée. Certains dévisagent les commerçants de la rue principale. Car c’est là le résultat de la rumeur : un mensonge indélébile propagé par le bouche-à-oreille et qui fragilise le lien social le plus banal.

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Si vous désirez en savoir plus, commandez le livre d’Edgar Morin, « La Rumeur d’Orléans » .