Société

Pour une réhabilitation du sabotage comme mode de résistance

Gesloten hekken sabotage

La quatrième de couverture de Comment saboter un pipeline finit par : « La violence comporte des périls, mais le statu quo nous condamne. Nous devons apprendre à lutter dans un monde en feu. » 

En trois ans, le livre d’Andreas Malm est devenu un classique. Des collègues en ont parlé, un film de fiction s’en est inspiré et l’auteur est invité partout – de BFMTV à Socialter –, au grand dam de types comme Gérald Darmanin. Des phrases fortes, le militant marxiste en balance à profusion, pour ouvrir et rendre accessible le débat sur la légitimité des actions de désobéissance quand il s’agit de lutter contre les infrastructures du capitalisme fossile. 

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Dans le sillage des nouvelles références du genre, Victor Cachard a publié deux livres aux Éditions Libre en 2022 : Emile Pouget et la révolution par le sabotage et le premier tome d’Histoire du sabotage – le deuxième est dans les tuyaux. À l’heure où le sujet semble gagner du terrain et ses méthodes convaincre certain·es activistes (les autres, on leur rappellera que peu de droits ont été acquis par la politesse), l’auteur et diplômé en philosophie contemporaine nous livre sa vision des techniques de résistance. Les pratiques légalistes, l’impuissance politique et les soupirs de lassitude ne sont pas une fatalité. Il est déjà trop tard, et cibler les responsables du désastre climatique est une nécessité.

VICE : Qu’est-ce qui explique que la stratégie du sabotage, pourtant adoptée par plusieurs mouvements dans les années 1970, se soit essoufflée dans la décennie suivante ?
Victor Cachard :
Il y a plusieurs raisons, même s’il faut garder à l’esprit que la pratique du sabotage perdure à bas bruit sous la forme du banditisme révolutionnaire tout le long des années 1980. La création en 1985 de la revue Os Cangaceiros est significative. On y trouve des tracts, rapports et réflexions qui appellent sans ambiguïté à vandaliser le morne train-train de la vie quotidienne. Du côté de Toulouse, le CLODO, pour « Comité pour la liquidation ou la destruction des ordinateurs », se fait connaître en ciblant les lieux de production des systèmes informatiques, tout comme les oléoducs de l’OTAN sont détruits en 1984 par des révolutionnaires belges [Les CCC, NDLR]. Et que dire de l’inquiétude qui trouble le secrétaire d’État allemand du ministère fédéral de l’Intérieur pour déclarer à l’été 1986 : « Tous les deux jours, des rapports d’attaques incendiaires et explosives arrivent sur mon bureau. Ces actes de sabotage politique se sont propagés dans toute la République. »*

Toutefois, dans la deuxième moitié des années 1980, il est vrai qu’on assiste à une critique de ces modes d’action qui va de pair avec un rejet de la clandestinité politique. Sans être exhaustif, il me semble que trois paramètres expliquent cet essoufflement. Le premier, le plus évident, tient dans le renforcement de l’appareil répressif. En France, après plusieurs années d’infiltration, les Renseignements généraux sont au point pour des opérations coups de filet. À cette époque, Pierre Joxe, alors Ministre de l’Intérieur entreprend une grande réforme de la police technique et scientifique qui aboutit en 1987 à la création du FAED, le Fichier automatisé des empreintes digitales. Outre-Atlantique et outre-Manche, l’offensive néolibérale Reagan-Thatcher accompagne cette montée en puissance du pouvoir étatique. La combinaison des moyens humains et matériels poussent les activistes dans une clandestinité de moins en moins viable. Parmi elleux, des voix s’élèvent pour dénoncer le risque d’isolement des révolutionnaires. Les dissensions internes font éclater les groupes qui perdent alors en capacités opérationnelles. Enfin, avec l’élection en 1981 de François Mitterrand, on assiste à une institutionnalisation des luttes. Les plus féroces saboteurs se recyclent dans le tissu associatif. C’est la naissance du mouvement des « sans » – sans-papiers, sans-domiciles, sans-emplois – qui participe de l’affaiblissement du projet révolutionnaire. La voie de l’intégration au capitalisme remplace celle du sabotage de la société marchande.

C’est vrai qu’il y a eu les actions du CCC en Belgique, et les autres groupes dont tu parles. Mais tous ont cessé leurs activités après seulement quelques années, de gré ou de force. 
Oui, les actions de sabotage se réduisent comme peau de chagrin à ce moment-là. Quand les activistes ne fuient pas la répression, ils se plient au cadre légal. On les retrouve dans les partis d’extrême gauche, les syndicats, associations, etc. On se trouve à un moment de redéfinition de l’action révolutionnaire qui se traduit davantage par un usage émeutier des manifestations et une ouverture plus prononcée à l’international.

C’est aussi l’heure de l’effondrement de l’URSS. Alors que la culture de la guérilla urbaine de type léniniste tend à disparaître, en 1994, la révolte zapatiste au Chiapas redonne de la puissance au récit révolutionnaire. Le modèle des luttes des peuples autochtones remplace celui des luttes de libération nationale. L’heure est à l’altermondialisme et au développement du mouvement des peuples sans terres. Si le sabotage revient à ce moment, c’est loin des grandes villes mises sous surveillance et contre la destruction des habitats encore vierges de toute présence étatique et marchande. 

« Les gouvernements voient bien que dans sa grande diversité, le mouvement écologiste jette les bases d’une nouvelle radicalité. »

Et aujourd’hui ? 
En tant qu’historien, il est toujours délicat de se prononcer sur les temps présents. Durant la période des Gilets jaunes en France, des émeutes de banlieues, des manifestations à Hong-Kong, au Chilli et finalement à chaque épisode insurrectionnel ou de lutte contre un occupant, les actes de sabotages ont été innombrables. Mais au niveau mondial, la crise sanitaire a fait la différence. Là, il s’est joué quelque chose de nouveau. Pour la première fois, la globalisation, l’interconnexion généralisée, en clair, le libéralisme économique est devenu synonyme de confinement, d’isolement, de couvre-feu. À quelques nuances près, main dans la main avec les grandes entreprises du contrôle social, les États ont fait le pari d’un renforcement sécuritaire inédit. Les instruments de surveillance, tant au niveau technologique que juridique se sont considérablement développés, au point d’accélérer les plus prédatrices des versions du capitalisme. La mise en place du télétravail a par exemple favorisé le capitalisme de plateforme et boosté l’Internet des objets. 

L’emprise des technologies de surveillance sur nos vies n’est pas passée inaperçue. À l’école, à l’université et au travail, une vague de désertion a balayé le paysage social. Le subreddit /antiwork compte désormais plusieurs millions de membres actif·ves qui partagent leur idée sur les manières de ralentir le travail, détourner les instruments de contrôle, etc. Dans le monde francophone, on a vu l’apparition du Bureau de désertion de l’emploi et du projet Vous n’êtes pas seuls qui défend la désertion comme un acte politique et écologique.  Sur le front strictement technocritique, le collectif Anti-Tech Résistance gagne chaque mois en visibilité. Sur l’année 2022, les près de 200 actes de sabotages relevés par la Fédération française des télécoms vont dans le sens d’une remise en cause de l’enfer numérique qui se replie sur nous. 

Désamorcer la pompe productive, déconnecter les serveurs de la domination, détourner les marchandises, refuser les autoroutes de la communication, troubler les réseaux de surveillance, briser les canaux de la privatisation, attaquer les infrastructures du pouvoir sont autant de façons de neutraliser le système techno-industriel. Et je crois, au vu de l’actualité, qu’un boulevard est ouvert pour un retour du sabotage. 

Ce serait quoi le changement de paradigme déterminant ?
Pour être efficace, la lutte anticapitaliste doit renouer avec l’action directe, c’est-à-dire retirer à l’État la possibilité d’agir à notre place. Étendre la résistance à tous les domaines, c’est diminuer l’emprise étatique à chaque étage de l’existence. Je pense donc qu’il manque une bonne dose de défiance vis-à-vis de l’État, fût-il social. Si l’on prend en France la bataille de la sécurité sociale, Nicolas Da Silva montre bien qu’elle est non seulement le résultat d’un combat contre les détenteurs du capital, mais aussi, contre le risque d’une étatisation, c’est-à-dire du transfert du pouvoir des intéressé·es vers l’État. Historiquement, Braudel et Wallerstein l’expliquent, État et Capital marchent ensemble selon une même logique impérialiste.

Que se passe-t-il aujourd’hui ? Camille Etienne et Cyril Dion remuent ciel et terre pour changer la virgule d’une loi, on croit que l’IGPN va rendre justice, la justice condamner des policier·es et Andreas Malm nous apprend que seul l’État est en mesure de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Mais « quel État utilisera ses pouvoirs réglementaires, non pas dans son propre intérêt mais contre sa propre élite économique ? »**.

« Il y a tout un travail de renseignement à faire avec les travailleurs et travailleuses pour cibler les points névralgiques et encore vulnérables du système économique. »

Et ensuite, à part diffuser des idées depuis chez soi, ou à l’opposé prendre le risque d’agir sur le terrain, quelles sont les alternatives concrètes de résistance ?
Entre ces deux extrémités, il existe un large panel de formes possibles d’action. Pour les schématiser, il est intéressant de se reporter au diagramme pensé par le collectif Deep Green Resistance, « Une taxonomie de l’action », qui distingue et détaille de manière judicieuse les alternatives à la désobéissance passive. Cette pluralité d’action doit rester un point de référence dans les luttes. Contrairement aux manifestations ou aux traditionnelles tractations syndicales qui ont tendance à donner le ton de la contestation, le sabotage est pensé pour préserver la diversité du répertoire d’action. Il garantit l’autonomisation par le bas dans les conflits. Je ne suis donc pas là pour donner une leçon de résistance en kit. En revanche, je peux dire que le sabotage appelle une confrontation active et directe avec le pouvoir. Il faut l’assumer : cela passe par la destruction complète ou l’altération provisoire de biens matériels ou de systèmes informatiques en vue d’immobiliser le capital et ses sentinelles. 

Aujourd’hui, les choses sont à la fois plus simples et plus difficiles. Plus simples compte tenu de la complexification des systèmes de plus en plus interdépendants. Un fumigène suffit par exemple à bloquer un aéroport. Plus difficiles au vu du perfectionnement des systèmes de sécurité, de leur résilience et de la police technique et scientifique. L’institution policière, historiquement conçue pour mater les classes laborieuses, reste pour tous les peuples, l’ennemi numéro un. 

S’il existe bien des manuels de sabotage, songeons par exemple à Ecodefense: A Field Guide to Monkeywrenching, on apprend surtout à minimiser les risques. Le sabotage est un art de la ruse dans l’action. Il n’est pas question de faire sauter la première usine venue dont on ne connaîtrait pas le fonctionnement. Saboter, c’est causer un maximum d’effet pour un minimum d’action. Il y a donc tout un travail de renseignement à faire avec les travailleurs et travailleuses pour cibler les points névralgiques et encore vulnérables du système économique. 

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« Une taxonomie de l’action » Source : Deep Green Resistance

Actuellement, quand on parle de sabotage, on reste surtout dans le champ de « l’écoterrorisme ». 
Les médias mainstreams sont la caisse de résonance de l’État bourgeois. On entend donc l’État parler de sabotage au mépris de toute réalité historique. Associer le sabotage au terrorisme est un contresens historique qui sert à retirer toute dimension politique aux actes commis. Au contraire, historiquement, le sabotage est pensé pour se démarquer des attentats des anarchistes individualistes. 

Il n’y a rien de nouveau dans cette instrumentalisation étatique. Il s’agit d’une stratégie pour construire et nommer l’ennemi, le combattre et lui ôter toute légitimité aux yeux de l’opinion. On en fait un conspirateur. Déjà, lors des précédentes guerres mondiales, pour chasser les anarchistes insoumis·es, les États avaient associé le saboteur à l’ennemi intérieur, au traître et au renégat. Aujourd’hui, ce travail de sape continue contre le mouvement écologiste. Lors des actions de « désarmement » revendiquées par les Soulèvements de la Terre, l’État a aussitôt crié au sabotage et au terrorisme. C’est une manière de dire : puisque ces gens n’appartiennent pas au peuple, il nous est permis de conduire une guerre à mort contre eux. Car les gouvernements voient bien que dans sa grande diversité, le mouvement écologiste jette les bases d’une nouvelle radicalité. 

T’as été voir Sabotage [film librement adapté du livre d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, NDLR] ?
Oui. J’ai trouvé qu’il pointait bien du doigt le problème de la situation actuelle des écologistes radicaux au sujet de la revendication de responsabilité. De deux choses l’une : ou bien on assume l’action au risque de subir la répression ; ou bien on reste dans l’anonymat au risque de ne pas pouvoir défendre médiatiquement la dimension politique de l’action. Il n’en va pas autrement aujourd’hui. D’un côté, on a des groupes comme XR ou Dernière Rénovation qui considèrent que le moment de l’interpellation fait partie du geste politique pour médiatiser l’action, de l’autre, on a des individus qui neutralisent des infrastructures en toute clandestinité pour éviter de se faire prendre. Dans le film, les choses sont plus compliquées et c’est méritoire. Quand je suis sorti, j’ai pensé qu’on avait là une belle image du processus d’autodestruction dans lequel s’est engagée la société industrielle…

* Coll., Tout feu, tout flamme. Entretiens sur la résistance armée avec des anciens des Cellules Révolutionnaires (RZ), Tumult, 2023, p. 40.

** Peter Gelderloos, Stratégies pour une révolution écologique et populaire, Éditions Libre, à paraître.

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