« Barbès, c’est tenu par les Algériens. » La phrase est lâchée avec l’aplomb de celui qui est sûr d’avoir raison. Cherif – tous les noms des vendeurs ont été modifiés dans un souci d’anonymat – a 29 ans, mais je lui en aurais facilement donné dix de plus. Ça fait près de douze piges qu’il fait les cent pas à la sortie du métro. Ses journées se divisent entre la vente de cigarettes sous le manteau et le jeu du chat et de la souris avec les flics du commissariat de la Goutte d’Or. Le triangle situé entre le magasin Tati, le cinéma le Louxor et la brasserie Barbès, c’est chez lui. Cherif fait les présentations. Ils sont une quinzaine à vendre des cigarettes dans ce secteur. « Une fourmilière », intervient Samir, le kiosquier de Barbès. Huit ans qu’il passe ses journées en bas de l’escalier monumental de la sortie principale du métro Barbès-Rochechouart. « Dès que les flics en embarquent un, trois autres prennent sa place », constate-t-il depuis son poste d’observation.
La moyenne d’âge de ces vendeurs oscille entre 16 et 30 ans, et tous ceux que j’ai rencontrés sont sans-papiers. « En France, la seule façon de régulariser sa situation, c’est d’épouser une Française », me lance Bilal, clin d’œil à l’appui. De son côté, Omar, 25 ans, m’explique que « l’Algérie est un pays de pourris. L’argent, il y en a, mais à cause de la corruption il ne sera jamais pour nous. »
Videos by VICE
Souvent arrivés par Marseille, la plupart échouent à Barbès par le bouche-à-oreille. « Barbès trimballe un imaginaire qui est assez foisonnant, tout le monde connaît, même ceux qui n’y ont jamais mis les pieds », développe Emmanuelle Lallement. Ethnologue, elle est l’auteure du livre La ville marchande. Enquête à Barbès.
« Une foule de gens s’y déverse en permanence, poursuit-elle. C’est un lieu au carrefour de trois arrondissements parisiens, le neuvième, le dixième et le dix-huitième, et au croisement de lignes de métro très importantes dans Paris, la deux et la quatre, qui traversent la ville d’est en ouest et du nord au sud. »
De fait, Barbès, point de rencontre, est au cœur de l’histoire commerciale de Paris, rappelle l’ethnologue. « On le sait peu mais, à Barbès, il y avait un grand magasin, les galeries Dufayel – fondées au XIXe siècle par Jacques François Crespin. C’était le premier à vendre à crédit. Le magasin attirait toute la classe populaire de la ville. »
À Barbès, le commerce légal s’est toujours allègrement mêlé au marché noir. « Barbès abrite des échanges commerciaux de tous types, m’explique Emmanuelle Lallement. Il y a des échanges très légaux, très formels, des marchés avec placiers organisés par la mairie et puis, juste à côté, de la vente à la sauvette. » Elle poursuit : « Ici, le commerce a toujours été lié à l’espace public. Pendant très longtemps, les fameux magasins Tati déballaient leurs marchandises sur le trottoir avec des bacs à roulettes. Tous les bazars avaient des étals extérieurs. On est dans un lieu qui met le commerce au centre de l’espace public et qui favorise du coup la présence du commerce informel. »
« À Château Rouge, c’est les imitations de sacs et de parfums de luxe, à Barbès les cigarettes », résume Sarah Proust, adjointe au maire du 18e arrondissement de Paris, en charge de la prévention et de la tranquillité publique. « En ce moment, la situation est très tendue à Barbès. L’arrivée massive de réfugiés autour de La Chapelle fait bouger les lignes, et les territoires sont redistribués. » Depuis le début du mois d’octobre, un car de CRS est d’ailleurs stationné derrière le kiosque de Barbès quasiment dix heures par jour. Il en faut plus pour perturber Cherif, Omar, Bilal et les autres.
Les journées s’écoulent au rythme des « balak, balak » (attention, attention) quand un policier s’approche dangereusement et des « Marlboro, Marlboro » lancés aux passants dès que ceux-ci s’éloignent. Les vendeurs n’ont jamais plus de quelques paquets de cigarettes sur eux et ne risquent pas grand-chose en cas d’arrestation, les amendes étant proportionnelles à la valeur de la marchandise saisie. « Les cartouches sont cachées un peu partout dans le quartier, les bouches d’égout, les coffres de voitures, les panneaux de signalisation », énumère Élisabeth Carteron, la présidente de l’association d’habitants Action Barbès.
« Tant qu’il n’y aura pas d’uniformisation mondiale de la taxation, ce sera compliqué de lutter contre le trafic », m’explique-t-on du côté des Douanes. « Pour la cigarette, il n’y a pas qu’une seule sorte de trafic. C’est extrêmement diffus, il y a de très gros trafiquants comme de petits revendeurs. De notre côté, on dénombre cinq filières environ. Une filière relativement organisée qui achemine les cigarettes depuis l’Espagne, par les mêmes chemins qu’empruntait le cannabis ; des gros réseaux, qui achètent aux Pays-Bas et en Belgique ; une éventuelle complicité des fabricants de tabac eux-mêmes qui peuvent écouler une petite partie de leur stock sous le manteau ; les braquages d’entrepôts de cigarettes. Mais ce qu’on retrouve surtout à Barbès, ce sont les cigarettes qui viennent du bled, ramenées dans des valises et revendues au paquet. »
« Il y a trop de vendeurs pour que ce soit vraiment rentable, surtout à quatre euros le paquet, mais c’est beaucoup moins risqué que la drogue », résume Samir, le kiosquier. « On ne roule pas sur l’or mais on n’est pas des galériens non plus. Le fric passe dans la bouffe et le loyer, mais nos fringues, c’est de la marque », confirme Chérif, emmitouflé dans son survêtement Lacoste. Concrètement, les bénéfices oscillent de 30 à 80 euros les très bons jours. Le presque trentenaire hausse les épaules et avoue avoir quelques extras. « Parfois, si la journée est lente, je vais tirer un téléphone vite fait, me dit-il. Ça arrive, c’est tout, je n’ai pas de plan. »
Omar, lui, a tout prévu. Depuis neuf mois qu’il vend à Barbès, il partage son temps libre entre la salle de sport et les cours de français auxquels il s’est inscrit porte de Clignancourt. « Dès que je peux, je fais autre chose, n’importe quoi, précise-t-il. Si tu restes ici trop longtemps, ça te mange le cœur. » Discrètement, il me désigne Cherif d’un geste du menton.
« J’ai la rage, me lance ce dernier. Chez les keufs t’en as deux, peut-être trois, qui sont réglo. Les autres sont des pourris. Les clopes, ils nous les confisquent, OK – sauf qu’au lieu de signaler qu’ils ont fait une saisie, ils les redistribuent pour récompenser les “balancelles”, ceux qui donnent des renseignements. » À Barbès, il n’y a pas un seul vendeur qui n’a pas au moins une histoire à raconter sur les méthodes « musclées » des policiers du commissariat de la Goutte d’Or. Sur place, mes demandes répétées d’interview sont systématiquement refusées. « Sujet trop polémique », me lâche finalement la préfecture de police au bout d’un mois. Un mois pendant lequel je recroise systématiquement les mêmes têtes.
« J’en ai vu des mecs qui restaient coincés ici, soupire Samir. Ils sont là, à t’expliquer que le mois prochain, c’est sûr, tu ne les verras plus. Mais ils reviennent toujours. » « C’est dur de dire “oui patron” à un petit chef quand t’as connu la rue », m’explique Ryan. Aujourd’hui, il travaille sur les marchés avec son cousin. Mais tous les jours il revient à la sortie du métro. « On traîne », résume-t-il dans un haussement d’épaules.
Pour la mairie, il s’agit avant tout de « gêner le trafic ». « Nous souhaitons apporter des réponses urbaines et proposer une occupation plus positive de l’espace, avance Sarah Proust. C’est l’une des raisons qui nous ont poussés à donner notre accord quand la brasserie Barbès nous a demandé l’autorisation d’ouvrir une terrasse sur le boulevard de la Chapelle. » D’ailleurs, lors de son ouverture en 2015, on a lu un peu partout que la brasserie était le symbole de l’embourgeoisement inéluctable du quartier.
D’après Emmanuelle Lallement, parler de gentrification est tout de même un contresens dans le cas de Barbès. « On pense à des bourgeois qui s’installent dans un quartier et qui chassent les plus pauvres, mais un espace comme Barbès n’est pas fait que de ses habitants, tient-elle à préciser. Ça a toujours été un lieu de passage, où des gens venaient de tout Paris, le plus souvent pour un échange commercial. » « Les clients de la brasserie Barbès sont comme tout le monde, ils m’achètent des clopes », rigole Omar. « C’est tout le paradoxe d’un lieu comme Barbès, conclue Emmanuelle Lallement. On le prend à la fois comme l’archétype de tout ce qui devrait changer dans une ville et en même temps comme le symbole d’une authenticité fantasmée qu’il faudrait préserver. »
Suivez Morgane sur Twitter.