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Société

La scène chemsex de Londres vue de l'intérieur

Pendant six ans, Christine Schierano a documenté ces soirées mêlant sexe et drogues.
Max Daly
London, GB
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
chemsex
Toutes les images sont tirées du documentaire « Chemsex » de VICE

L'an dernier, deux procès ont mis en lumière le côté obscur de la scène chemsex londonienne : celui de Stephen Port, condamné pour le viol et le meurtre de quatre jeunes hommes dans l'est de Londres, et celui de Stefano Brizzi, condamné pour avoir partiellement mangé le cadavre d'un policier de la ville avant de le dissoudre dans de l'acide.

Les deux tueurs ont utilisé le chemsex – des soirées gays, souvent organisées via des applications de rencontres, où le sexe est associé à la prise de méphédrone, de GHB et de crystal meth – comme une justification à leurs meurtres sordides. Alors que le chemsex revenait constamment sur le tapis pendant ces affaires judiciaires, cette sous-culture de niche a été stigmatisée comme un milieu macabre et pervers.

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Mais que sait-on vraiment de ce monde caché qui inspire une fascination aussi lugubre ? Au-delà des cas extrêmes de Port et Brizzi, il est indéniable que cette pratique est risquée, dans le sens où elle implique des injections de drogue, des overdoses, des rapports non-protégés et un fort potentiel de dépendance. Londres connaît une hausse des infections par VIH et des overdoses de méphédrone et de GHB/GBL liées au chemsex. C'est un paysage peuplé de « crystal méthodistes », d'économistes de la BBC, de producteurs de radio et d'anciennes stars du rugby.

Cette pratique a fait l'objet de nombreuses enquêtes journalistiques – dont notre documentaire Chemsex – et d'articles de spécialistes de la communauté LGBT tels que celui-ci. Pourtant, mis à part une étude de 2015 qui révélait que les services antidrogue étaient mal équipés pour gérer les victimes du chemsex, les recherches universitaires sur le sujet manquaient cruellement. Jusqu'à maintenant.

Christine Schierano, criminologue à l'université de Liverpool John Moores, observe l'évolution de la scène chemsex londonienne depuis 2011. Elle s'est notamment intéressée à ses conséquences sanitaires et à la manière dont les drogues sont fournies. Sur fond de consommation de drogue et de sexe, à ciel ouvert ou à porte close, elle a rencontré et interviewé une pléthore de dealers et de participants au cours des six dernières années. Elle a été submergée à certains moments : pendant un an, elle a passé près d'un tiers de son temps dans des soirées liées à la scène chemsex.

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L'étude de Schierano – dont une partie a été publiée dans un journal académique par l'European Society for Social Drugs Research – constitue le seul regard ethnographique à long terme sur le monde du chemsex. Il fournit un aperçu sans précédent de l'évolution de cette scène, de ce qui la motive et des personnes qu'elle attire. En fin de compte, il s'agit d'une fenêtre sur ce que Schierano appelle « une vie dans une vie » – un milieu underground bourgeonnant et fraternel, créé dans le but de rendre le quotidien un peu plus supportable dans une des villes les plus solitaires au monde.

En 2011, Schierano est entrée dans le milieu du chemsex par pur hasard. En tant qu'Italienne de 22 ans fraîchement débarquée à Londres, elle s'amusait, dansait et buvait dans les bars et les clubs gays mythiques du quartier de Vauxhall. Elle a commencé à traîner avec un groupe de gays très branchés clubbing, drogues et aventures sexuelles. Ils l'ont intégrée dans leur cercle, la décrivant comme une « fille hétéro avec un cerveau de mec homo ».

Alors que la scène chemsex naissante du Royaume-Uni – Los Angeles et San Francisco en comptent une similaire – commençait à prendre de l'ampleur, ce sont eux qui ont invité Schierano à documenter leur vie. Par chance, ses nouveaux amis étaient des acteurs clés dans le développement de la culture chemsex à Londres, qui a rapidement délaissé les clubs au profit de flamboyantes soirées privées. Prise sous l'aile d'un « jeune, charismatique et beau » dealer sud-américain appelé Leon, elle se trouvait aux premières loges quand Londres est devenue la capitale mondiale du chemsex.

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« Le chemsex, c'est surtout des gens qui chillent, d'autres qui font l'amour, d'autres qui prennent de la drogue, écoutent de la musique et rigolent, déclare Schierano. C'est comme n'importe quelle soirée – à ceci près qu'il y a plus de drogues et de gens qui baisent avec des inconnus. » Lors de ces soirées, Schierano a croisé des employés de bureau, des barmans, des stylistes, des danseurs, des banquiers, des conférenciers et des gens venus des quatre coins du monde.

Un des habitués du circuit chemsex était un enseignant de lycée qui achetait souvent de la drogue tout au long du week-end pour faire plaisir à son copain. Selon Schierano, ce n'était pas facile pour lui. « On voyait bien que son copain était beaucoup plus à fond là-dedans que lui, et qu'il devait rester sobre et aller au travail le lundi matin. Tout le monde essayait de le convaincre de se porter malade, mais il y allait toujours – il disait qu'il avait un devoir envers les enfants. Finalement, il a été arrêté au cours d'un raid de la police et a perdu son boulot. »

La première chose qui a frappé Schierano a été le rôle central joué par les dealers, qui ont même commencé à organiser des soirées chez eux. La majorité des 23 dealers qu'elle a étudiés en profondeur étaient des étrangers venus travailler à Londres. Sud-américains, Italiens, Européens de l'Est. Il n'y avait que deux dealers britanniques.

Deux raisons les ont poussés à vendre : le profit et la popularité. Ils voulaient se faire de l'argent, souvent pour financer leur propre drogue. Ils voulaient aussi être populaires, et plus ils étaient populaires, plus il leur était facile de vendre de la drogue. « La combinaison activité lucrative et popularité – le sentiment d'être nécessaire, d'être aimé – et la possibilité d'avoir, par la même occasion, des rapports sexuels, les ont fait passer de simples fournisseurs à dealers séduisants », déclare Schierano. Leon, par exemple, juge qu'il est nécessaire d'être « excitant ». Il aime l'idée que les gens le regardent et le désirent.

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Les dealers fournissent non seulement le lieu, mais aussi la triade de drogues puissantes qui sont la pierre angulaire de la scène chemsex : parce que ce sont les drogues qui guident le sexe, et non l'inverse, précise Schierano. La méphédrone, qui s'est hissée sur la scène de la drogue au Royaume-Uni seulement quelques années avant l'explosion du chemsex, aide à rester endurant à moindre coût. Le GHB et le GBL, transmis à la scène du clubbing gay par la scène du culturisme, excitent les gens. Le crystal meth, une drogue quasiment inutilisée en Grande-Bretagne en dehors de la scène gay de Londres, offre à la fois l'endurance et le désir sexuel.

La plupart de ces drogues sont vendues en main propre dans les clubs et les soirées, mais presque tous les dealers les vendent maintenant via des applications de rencontres. En un week-end, un dealer peut vendre jusqu'à un kilo de méphédrone. La plupart des gens commandent 200 grammes à la fois auprès de leurs fournisseurs – des boutiques turques et asiatiques dans le nord et l'ouest de Londres, qui importent depuis l'Inde ou via le dark net – au cas où quelqu'un trouverait leur planque.

En plus de la méphédrone, les dealers se baladent souvent avec un litre de GBL, ce qui équivaut à environ 600 doses. La plupart l'achètent en ligne sur des sites tels que GBL.com dans des conteneurs de cinq litres, pour une misère comparé au prix auquel ils le revendent. Bien que le GBL offre aux dealers les plus grandes marges de profit – ils peuvent se faire 800 euros en revendant un litre qui leur en a coûté 45 – la plupart finissent même par en donner.

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« Les prix étaient moins chers en fonction de l'intimité entre le vendeur et l'acheteur – et moins chers encore pour ceux qui étaient considérés comme des bons coups », explique-t-elle. « Par exemple, un dealer a gagné 2 600 euros en quatre jours, mais a fini avec 1 130 parce qu'il a pris du G et payé de longs trajets en taxi à tout le monde. »

Mais les dealers du chemsex restent des dealers de drogue pouvant vendre jusqu'à 100 quarts de gramme de crystal meth à 70 euros en l'espace d'un week-end. Bien sûr, certains dealers ne sont pas comme les autres, comme le rapporte Schierano, car ils sont « fermement intégrés dans la culture consommatrice de drogue ».

Au cours des premières années de la scène chemsex de Londres – et de moins en moins en 2017 – les fêtes n'étaient pas seulement des lieux où les gens se rassemblaient pour prendre des drogues et avoir des rapports sexuels ; il s'agissait d'y trouver de la compagnie, une épaule pour pleurer – et c'était le travail de l'hôte-dealer de fournir cela.

Les soirées de Leon ont rapidement gagné un public fidèle : des drogues fiables et des rapports sexuels interminables et protégés. « La plupart des dealers ne faisaient pas que des allées et venues dans cette scène, ils en faisaient partie. Ils agissaient en tant que conseillers, et faisaient en sorte que les gens se sentent bien », explique Schierano.

Cependant, la vie d'un dealer chemsex est intense et peuplée. De nombreux dealers se laissent emporter dans un tourbillon de fêtes et de vente de drogue, et il leur est difficile d'en sortir. Selon Schierano, les dealers prenaient volontairement des surdoses de G à leurs propres fêtes pour être sûrs de se reposer un peu. « J'ai vu certains dealers prendre délibérément un peu plus que leur quantité habituelle de G et faire une overdose, tout ça parce qu'ils étaient trop fatigués et avaient besoin de dormir », explique-t-elle.

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« Imaginez que vous regardez un bon film à la maison avec votre copain, et que plein de gens viennent pour prendre de la drogue et avoir des rapports sexuels. Vous prenez de la drogue, vous vendez de la drogue et les gens foutent le bordel. Vous essayez d'aller aux toilettes, mais ils sont occupés. Cela peut être stressant. Certains dealers s'en fichent parce qu'ils savent que tant que la fête se déroule chez eux, ils peuvent vendre toutes les drogues qu'ils veulent. »

Mais beaucoup ne le peuvent pas. La plupart des dealers ont des carrières de courte durée, tels des lévriers de course dopés aux amphétamines. Selon Schierano, les dealers chemsex durent deux ans dans le business avant de s'épuiser. Certains se rendent compte que la seule façon d'arrêter ce flot constant de fêtes est de déménager. Mais il suffit d'une fête dans un nouvel endroit pour que le cycle recommence.

Britney, dealer de 25 ans originaire du sud de Londres, a déclaré à Schierano qu'il lui était impossible de dormir ou de dîner normalement avec son copain parce qu'il y avait toujours quelqu'un dans le salon. Il a déménagé plusieurs fois pour essayer d'éviter l'attention indésirable de ses clients précédents. Lorsqu'on lui demande pourquoi il laisse tout le temps des gens venir chez lui, il répond : « Si vous arrêtez d'organiser des soirées de sexe, vous ne vendez pas beaucoup. »

D'autres dealers ont dû quitter le pays parce que certaines situations ont mal tourné. Sur les 23 dealers, seuls trois d'entre eux sont encore à Londres. Leon, par exemple, voyant son couple au bord de la rupture parce que sa maison s'était transformée en un club aux soirées interminables, a fini par déménager en Europe pour avoir un peu de paix et de tranquillité. D'autres sont partis vendre leurs drogues dans des milieux chemsex plus tranquilles à l'étranger, en Espagne et aux Canaries. Mais dès qu'un dealer s'en va, d'autres arrivent.

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Depuis 2014, Schierano a remarqué un changement dans la scène. Au fur et à mesure que les soirées proliféraient et que de plus en plus de gens étaient attirés par le chemsex, le sentiment de confiance commune des débuts a diminué. Les vols de drogues et d'argent dans les vestes et les portefeuilles sont devenus monnaie courante. Les gens ont commencé à garder leurs chaussettes pendant qu'ils faisaient l'amour – le look typique de l'acteur porno allemand – ou à acheter des bracelets de cheville étranges parce qu'ils avaient besoin de ranger leur argent et leurs drogues quelque part quand ils étaient à poil.

« C'est devenu cynique, estime Schierano. Les gens venaient aux soirées quand ils savaient que tout le monde était bourré et qu'ils pourraient voler tout ce qu'ils pouvaient. C'est pour ça que certaines personnes mettent de l'argent dans leurs chaussettes. Mais d'autres le piquaient dans leur chaussette pendant qu'ils dormaient ou faisaient l'amour. Du coup, les gens ont commencé à acheter des bracelets de poignet et de cheville avec des pochettes de rangement pour l'argent et la drogue. »

En parcourant cette scène en plein essor, Schierano a constaté que les soirées suivaient souvent le même modèle qu'au lycée : on y trouvait des gens populaires, ceux qui aspirent à l'être, des tyrans et des outsiders. « Certaines personnes se moquent des autres sur leur profil Grindr, en disant que personne ne veut avoir de relations sexuelles avec eux », explique-t-elle. « Très souvent, dans les soirées, des personnes sont rejetées par le noyau central. »

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À Londres, un homme a subi de terribles abus. Ce jeune originaire d'Europe de l'Est passait son temps à aller d'une fête à une autre, en quête de méthamphétamine. « Il n'avait pas d'amis, personne ne le voulait dans les parages, à moins que ce ne soit pour du sexe ou pour acheter des drogues. Une fois qu'ils l'avaient utilisé, ils le foutaient dehors », explique Schierano. Un soir, alors qu'il était inconscient après avoir pris trop de drogues, quelqu'un l'a violé, avant de le forcer à regarder la vidéo de son propre viol.

Le chemsex a bien évidemment un côté sombre, admet Schierano. Il comprend des victimes, mais aussi des auteurs de violence et de viols qui ont été doublement rejetés : d'abord par le grand public, ensuite par la scène gay. « Ils ont lutté pour s'intégrer, mais la communauté gay ne veut pas d'eux non plus. Ils sont rejetés sur Grindr et deviennent des outsiders. Ils finissent par se tourner vers n'importe qui, même des sales types, pour se sentir désirés. »

Parmi ceux que Schierano a suivis sur la scène chemsex de Londres, 80 % ont contracté le VIH à force de se partager des aiguilles et d'avoir des rapports sexuels non protégés. Selon elle, la scène est si intense que les gens finissent par oublier de prendre leur traitement contre le VIH. Bien que les gens soient devenus plus prudents avec le G – par exemple, en mettant du colorant dans leur verre afin de ne pas le confondre avec de l'eau – trois de ses amis sont morts d'une overdose. Elle a également été témoin de personnes souffrant de psychose légère et de paranoïa, de problèmes circulatoires et respiratoires.

David Stuart est expert en chemsex et travaille pour 56 Dean St, une organisation à but non lucratif qui s'occupe de la santé sexuelle. Selon lui, environ 3 000 hommes homosexuels accédant à 56 Dean Street tous les mois consomment des drogues chemsex, dont 70 % ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir des relations sexuelles en étant sobre. Ce phénomène ne va pas disparaître de sitôt.

En fait, la scène londonienne se ramifie. Il est devenu à la mode pour les dealers britanniques d'étendre leurs ventes à l'étranger. Selon Schierano, ils vendent des drogues dans des fêtes chemsex exclusives, lors des événements de la Gay Pride à Gran Canaria, dans d'autres parties de l'Espagne et dans le milieu gay des stations de ski françaises. Parce que c'est un liquide clair, le G est facile à faire entrer et peut être facilement dissimulé dans un flacon de vernis à ongles. Schierano explique que certains des avions qui décollent après ces événements sont bourrés de mecs défoncés. Dans une moindre mesure, la scène londonienne a été copiée à Brighton, à Glasgow et surtout à Manchester, mais le public est plus jeune et a troqué la méthamphétamine pour l'ecstasy. J'ai demandé à Schierano ce qui liait les acteurs de la scène chemsex.

« Ce sont tous des gens en quête de quelque chose – peut-être d'amour. Les étrangers viennent à Londres avec cet idéal. Ils vont coucher avec beaucoup d'hommes, vivre à fond, prendre beaucoup de drogues et profiter de la liberté d'être gay à Londres. Ces fêtes sont importantes parce que souvent, la seule personne à qui ils parlent pendant la semaine est la caissière du supermarché. Bien qu'elle soit très multiculturelle et peuplée, Londres est la ville la plus solitaire au monde. La scène chemsex est le fruit de cette situation. Comme lui a dit un dealer, Jay : « Les gens cherchent de l'affection et essaient de combler un vide. »

Mais alors que la scène chemsex peut être une oasis de sexe, de défonce et de camaraderie pour les hommes isolés de la capitale, il arrive un moment où ils doivent se retirer et se retrouvent à la case départ.

« Le chemsex n'est pas une fin heureuse pour la plupart des gens, explique Schierano. Il fait plus de mal que de bien. Ils ne finissent pas par être aimés, il n'y a aucun espoir. Oui, c'est une expérience de vie, mais au final, vous partez comme vous êtes venu. Le chemsex est juste une autre vie dans votre propre vie. Le temps s'arrête. Ensuite, il faut revenir à la réalité. »

@Narcomania