« Salut Marie, Azealia Banks a sorti une crème pour se raffermir les fesses et la chatte. Ça te dit d’écrire un truc dessus ? »
Pendant une très brève période de ma vie grossièrement localisée autour de mes 20 ans, j’ai rêvé en secret de devenir journaliste musicale. Enfin, rock critic. Comprenez-moi : j’étudiais le piano classique au conservatoire et la vie des gens qui m’entouraient semblait se résumer à porter des chemises en lin et à débattre du sens d’attaque des trilles dans les figures cadentielles de Carl Philipp Emanuel Bach. Alors quand je me suis entichée d’un mec dont les Converse provenaient visiblement d’une benne à ordures et qui lisait Psychotic reactions & autres carburateurs flingués, forcément, ça m’a fait un grand frisson. Raconter un concert de Tangerine Dream défoncé au sirop pour la toux, ça avait une autre gueule que la logorrhée frigide de France Musique. Ici, le journalisme musical semblait se pratiquer non pas dans le silence feutré d’une bibliothèque mais dans la vraie vie, celle qui a tendance à s’achever de façon précoce à force d’être vécue à fond. Découvrir Lester Bangs, à 20 ans, c’était découvrir une manière d’écrire sur la musique conforme à une petite conne de 20 ans : nerveuse, arrogante et de mauvaise foi.
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Mais découvrir le rock et les gens qui écrivent sur le rock, ce fut aussi découvrir les gens qui lisent les gens qui écrivent sur le rock. Ce fut découvrir qu’il y avait pire que les articles de Patrick Eudeline : les lecteurs de Patrick Eudeline. Ce fut passer des soirées arrosées où des amitiés de toujours étaient sérieusement remises en question à cause d’une simple divergence musicale (Joe Strummer : vrai ou faux punk ?) construite de toutes pièces sur la foi d’arguments piqués à tel ou tel article de Rock & Folk. J’étais fascinée : la critique musicale avait le pouvoir magique d’exhorter des jeunes gens civilisés à se balancer leurs pintes pleines à la gueule.
Débarquant d’un univers parallèle où les gens décortiquaient des séries dodécaphoniques, je me prenais en pleine face une musique pratiquée par des analphabètes, véhiculée médiatiquement par des analphabètes à l’attention d’analphabètes. Alors, à défaut de disserter de l’audace de tel accord de Sus4 ou de telle subdivision surprenante de mesure 4/4, on parlait d’anecdotes, d’expériences personnelles, de phénomènes extra-musicaux, on parlait des individus, de leurs vies, de la marque de pompes qu’ils portaient, de ce que leurs pompes disaient d’eux et de ce que leur musique et leurs pompes disaient de leur époque. Ça manquait certes un peu d’exactitude scientifique, mais ça avait le grand mérite d’être marrant.
À ce propos, qu’en est-il donc de cette fameuse crème de cul ?
Dix ans ont passé et le journalisme musical ne me fait plus rêver depuis bien longtemps. Les figures charismatiques de la critique rock ont pour la plupart déjà un pied voire deux dans la farandole menée par Jeanne Calment et j’ai du mal à me souvenir de la dernière fois où je me suis vraiment marrée en lisant une chronique de disque. Je veux dire, fermez les yeux, tournez sur vous-même et arrêtez votre doigt complètement au pif sur n’importe quel texte dans un Rock and Folk récent qui traîne au pied de vos chiottes ; tenez, ce Disque du mois n°617 par exemple. Osez me dire que ça ne vous donne pas envie de vous foutre en l’air :
« Sens ahurissant du développement thématique, de la modulation et de la polyphonie ; caractère toujours fonctionnel de l’harmonie, catalogue infini de profils rythmiques, gestes instrumentaux (glissandi, staccatos, arpèges…) et nuances (portamento, ritardando…) ; palette de couleurs d’une richesse confondante (hautbois, guitares électriques, voix échantillonnées, Hammond B3…) ; force est de reconnaître qu’ “Enfin !” révèle un Polnareff au sommet de ses moyens, exploitant les ressources du système tonal et de ses logiques — accumulation-raréfaction du matériau, tension-détente — avec un lyrisme, un souffle, et une jubilation diablement communicatifs. »
À titre de comparaison, un bout de chronique tiré de la revue de musique classique Diapason, à la même période (décembre 2018) :
« Après Giovanna d’Arco en 2015, Riccardo Chailly a souhaité, avec Attila, défendre un autre Verdi de jeunesse pour l’ouverture de la nouvelle saison milanaise. Le maestro scaligero est d’ailleurs le grand triomphateur de la soirée, gommant les quelques effets faciles que peut distiller la partition, d’un geste visionnaire et unificateur qui parvient cependant à faire passer une jubilation théâtrale permanente sur un orchestre — et un chœur — somptueux, entre couleurs de cendre et ductilité de velours. »
Couronnement de son quart d’heure d’érudition, le journaliste de Rock & Folk ose : « Enfin ! déploie un métier insolent, surtout à l’heure de l’illettrisme généralisé qui permet à un Kanye West de passer pour musicien ». J’ai l’impression d’entendre parler la quasi-septuagénaire russe acariâtre qui nous enseignait l’analyse musicale avec un ouvrage datant de la guerre froide. Que chronique rock et critique d’opéra finissent par se confondre, que ce qui était subversif finisse inexorablement par se faire absorber dans le giron du mainstream, ce n’est pas grave, c’est même normal, c’est vieux comme la culture, ça s’appelle le temps qui passe et le naufrage de la vieillesse. Contre le vieillissement, hélas, on n’a pas encore trouvé de remède. Contre certains de ses effets, en revanche, comme par exemple le flétrissement des tissus, si… Vous me voyez venir ? Oui : la crème de cul d’Azealia Banks.
En suis-je donc arrivée là ? Suis-je vraiment à deux doigts d’entamer un paragraphe sur un produit cosmétique destiné à redonner du tonus aux lignes de l’anus ?
Posons la question différemment : y a-t-il seulement un intérêt à parler de quoi que ce soit d’autre que des phénomènes périphériques à la musique pop ? Décortiquer le matériau musical en soi, pourquoi pas, mais pour qui ? N’est-ce pas ainsi que l’on tombe inévitablement dans l’écueil du jargon lourdaud pour happy few ? Pour qui ce jargon a-t-il un intérêt, hormis pour une poignée de pairs ? Quand des journalistes disent d’Azealia ou de quiconque d’autre : « elle fait plus parler d’elle pour ses incartades que pour sa musique » — certes, mais les incartades et autres phénomènes périphériques ne sont-ils pas, finalement, la seule chose digne d’intérêt, en cela qu’ils distinguent la star pop du simple musicien talentueux ?
Alors avec Azealia Banks, c’est certain, le monde est tout particulièrement gâté en matière d’incartades. Il y a la liste, longue comme le bras, des artistes avec lesquels elle s’est fâchée publiquement dans des échanges plus ou moins cryptiques sur Twitter, liste qui a d’ailleurs sa propre rubrique Wikipédia et ne cesse de s’allonger (la dernière cible en date à l’heure où nous finissons cet article étant Vince Staples, dont on ne comprend plus très bien, comme souvent, ce qu’il a fait pour déclencher les foudres d’Azealia, mais Azealia a ses raisons que la raison ignore). Il y a, en outre, ses opinions politiques discutables, son soutien certes momentané mais longuement argumenté à Donald Trump (qu’elle taxera ensuite de « putain d’idiot » peu après les élections), mais aussi ses plaidoyers pour des causes moralement difficiles à défendre (dernièrement : une prise de position pro life pas piquée des hannetons 1) et son absence totale de scrupules à s’écharper publiquement avec des minorités intouchables (dernièrement : les drag queens et plus spécifiquement RuPaul, qui lui aurait piqué une chanson).
Mais considérer ces quelques saillies isolément revient à ne vouloir fixer qu’un centimètre carré de cet océan de logorrhée qui s’étend à perte de vue, pour peu qu’on prenne la peine d’effectuer un zoom arrière. De Twitter à Facebook en passant par ses stories Instagram ou encore son récent podcast diffusé sur Soundcloud, c’est simple : Azealia Banks s’exprime sur tout, tout le temps. La suivant de façon particulièrement méticuleuse depuis près de six mois, j’ai la sensation d’assister en temps réel, phrase après phrase, à la lente construction, par une sorte de facteur Cheval au féminin, d’un gigantesque édifice de bric et de merde. Entre ses prétendus sacrifices de poulets, son feuilleton rocambolesque mâtiné de psychotropes avec Elon Musk et Grimes ou encore cette histoire selon laquelle le PDG de Twitter lui aurait envoyé des poils de sa barbe pour qu’elle lui confectionne une amulette contre l’Etat Islamique, la ligne éditoriale de la vie publique d’Azealia s’apparente à une partie de Kamoulox, allègrement arrosée d’humour pipi-caca, de divagations avinées sur les illuminati et de conseils nutritionnels à l’attention des propriétaires de chiens (Azealia aime beaucoup les bêtes). Ah oui, et elle aime beaucoup, beaucoup, montrer ses faux seins.
Bon, et cette crème de cul alors ? Patience, on y arrive.
Azealia Banks, par son exubérance, son insupportable et omniprésente grande gueule, les centaines de casseroles qu’elle traîne à son cul, ses invraisemblables aventures, son exhibitionnisme, son incohérence, sa truculence, ne cesse d’assener avec une force qui m’enchante au plus haut point, cette vérité pop universelle : la musique, c’est aussi et avant tout un être humain qui fait de la musique. Et dans un système où l’image et la stratégie marketing sont indispensables à la survie d’un morceau, où un tube et son interprète ne sont que la façade visible d’un bataillon de sous-traitants (managers, arrangeurs, conseillers, stylistes, designers, tourneurs, chorégraphes, community managers…), voir quelqu’un atomiser les verrous et, en dépit du bon sens, déverser constamment sa diarrhée verbale via tout ce que le seigneur nous a offert de réseaux sociaux, moi, ça me fait un bien fou. Parce que je n’ai pas signé pour un monde régi par une équation qui veut que la courbe de succès commercial soit inversement proportionnelle à la courbe du délire et du lâcher-prise, et où le summum de l’audace s’appelle Angèle (wow, elle montre ses poils sous les bras, amazing). Azealia Banks est ni plus ni moins que la digne héritière d’un monde où Pete Doherty et Amy Winehouse se filmaient défoncés en train de dialoguer avec une portée de souriceaux et offraient gracieusement le tout à l’Internet reconnaissant.
Et en négatif de ce délire perpétuel se dessine une artiste qui, quand elle n’a pas trop fumé ou n’est pas en pleine crise de paranoïa, fait preuve d’une lucidité assez confondante sur l’industrie de la musique et sur la place qu’elle y tient. Certains de ses threads, sous des dehors abscons, regorgent d’anecdotes et de détails édifiants sur le fonctionnement des labels, les guéguerres entre managers, l’image publique, bref la vie pratique d’un musicien aujourd’hui :
23 avril, sur Twitter :
« Cette boîte [eOne, NDLR] est dirigée par des cadres old school qui ont pris l’habitude de ne rien faire, comme dans le temps. Ils ont un mal fou à prendre QUOI QUE CE SOIT comme décision, parce qu’ils ont été déboussolés par la rapidité avec laquelle l’industrie a changé ces dix dernières années. Ces gens ne sont pas attentifs pour un sou au domaine dans lequel ils bossent, ni aux grandes avancées de toutes ces boîtes spécialisées dans les nouvelles technologies, les réseaux sociaux, les algorithmes, qui ont émergé ces derniers temps… Ils sont 1. à la traîne, et 2. n’ont personne de compétent sous la main pour se mettre à la page dans l’industrie du divertissement actuelle. […] Ils refusent d’évoluer avec leur temps. […] La seule raison qu’il y a aujourd’hui de signer avec un label, c’est si ce label vous donne accès à des outils de pointe, des logiciels, des plug-ins, des moyens un peu futés d’intégrer internet à votre art, des gens attentifs aux fluctuations constantes de l’industrie. Signez avec des gens MODERNES. Signez avec une boîte qui peut vous apporter quelque chose à quoi vous ne pouvez pas avoir accès vous-mêmes. Elles sont rares, mais elles existent. Ou alors, prenez le chemin de l’auto-diffusion. Engagez un attaché de presse freelance et quelqu’un qui vous placera en radio, et balancez vos trucs. Honnêtement. Atlantic, Universal Republic, XL, Because, Roc Nation : voilà les seuls labels qui valent quelque chose aujourd’hui. Si vous n’êtes pas là-bas, autant utiliser Tunecore, sérieux. »
18 avril, dans son podcast :
« L’obsession que peuvent avoir des gens sans aucun talent pour votre talent, c’est une putain d’injustice dont souffrent beaucoup d’artistes géniaux. Le simple fait qu’il y ait une industrie autour d’un truc qui, quelque part, devrait être sacré, un peu comme l’air, c’est… Ce genre de personnes bouffent et se font un nom en tant que managers d’artistes, et on en arrive à une situation où, pour continuer de mener leur petit business, ils doivent faire du profit. Comment voulez-vous déterminer la valeur d’une boîte de management ? Ce n’est pas une marchandise ; toutes ces boîtes de PR, ces gens de l’industrie, dieu sait ce qu’ils branlent — comment voulez-vous, dans les faits, évaluer ça ? Comment voulez-vous quantifier combien vaut ce truc à un moment donné ? Quelle valeur avez-vous ? Parce que c’est vous-mêmes que vous vendez. […] Ils ont construit un système où les chansons sont fragmentées, où ils vous disent : voilà telle partie, voilà telle autre partie, et tu me dois cette partie-là — je veux dire, comment ? Une chanson, c’est juste une putain de chanson, aucune de ces « parties » n’a d’existence en soi, c’est juste du jargon, de la merde que vous essayez de faire gober à des gens naïfs. »
3 mai, sur Twitter :
« C’est cool de me diaboliser comme vous le faites pour absolument tout… Votre mémoire est sélective, vous aimez oublier que la plupart du temps, je ne fais rien d’autre que répondre aux gens. Vous aimez croire que je suis juste en train de me donner en spectacle pour exciter la galerie. Et vous refusez de rester derrière le quatrième mur. Vous voudriez que je me comporte comme une pop star, que je fasse partie d’une espèce de monde de fumée et de miroirs où les célébrités ne vont jamais chier et ne lavent pas leur vaisselle elles-mêmes. Où on ne se lève jamais du mauvais pied, et si c’est le cas, on fait semblant que tout va bien […]. Pourquoi est-ce que vous vous imaginez que les musiciens, les célébrités et les hommes politiques sont vraiment comme ce que vous voyez ? Et POURQUOIIIII est-ce que vous avez encore besoin de gens qui vous abreuvent de leçons de morale en 2019 ? Pourquoi est-ce que vous n’appréciez pas le fait que je vous respecte assez pour ne pas porter un putain de masque qui ne servirait qu’à vous inciter à gober l’image idéale d’une personne QUI N’EXISTE PAS ?? Lmao. Je suis criblée de putain de défauts, bébé. J’ai une tonne de problèmes, comme n’importe quel autre humain sur cette planète. […] Passer sa vie à jouer un rôle dans la société juste pour qu’on vous idolâtre, ça ne vaut RIEN à côté de la capacité de produire de l’art, et d’être sa propre idole. […] Je ne peux pas fabriquer des robes incroyables et, en même temps, les porter. C’est trop. Je ne peux pas être votre idole et rester, en même temps, l’artiste que je suis. Je n’ai qu’une vie, et j’ai choisi de la passer à explorer le cosmos et à ne perdre mon humanité. »
À quelques virgules et hurlements près, c’est la conclusion que formulait déjà Theodor W. Adorno dans Minima moralia : réflexions sur la vie mutilée, au chapitre « Mort de l’immortalité », en des temps immémoriaux où l’homme survivait on ne sait trop comment sans Snapchat ni autotune : « Les gens célèbres ne sont pas à l’aise. Ils se transforment en marchandises, étrangers à eux-mêmes, ne se comprenant plus et, images vivantes d’eux-mêmes, ils sont comme morts. Trop préoccupés par l’alimentation prétentieuse de leur aura, ils dilapident cette énergie substantielle qui est la seule chose à pouvoir vraiment durer » 2.
Pour peu, donc, que l’on prenne le temps de faire un petit tri dans l’édifice azéalien, on y découvre que la chanteuse n’est pas la moitié d’une conne. Et comme cette humanité « criblée de défauts » qu’elle tient à préserver la conduit à se fâcher avec la planète entière, il faut bien qu’elle se démerde toute seule pour faire tourner sa boutique. Alors, plutôt que de sortir sa musique bien comme il faut, selon des usages et des habitudes chronologiques dictées par une logique managériale proprette à laquelle elle refuse de faire certaines concessions, elle balance ici des démos inachevées et non masterisées sur son Soundcloud, là des promesses (de nouveaux titres, de collaborations) quasiment jamais tenues, comme autant de suicides commerciaux, et quand elle sort enfin un single bien ficelé comme il faut, l’événement est précédé et/ou escorté par des avalanches de posts destinés à saturer l’atmosphère de sa présence.
À titre d’exemple, le 12 avril 2019, jour où elle publie son nouveau single, « Playhouse », sur Soundcloud, elle gratifie sa communauté de 34 (trente-quatre putain de) posts sur Instagram, dont une partie ont été supprimés ces derniers jours, et parmi lesquels se trouvaient pêle-mêle plusieurs portraits où il apparait qu’elle s’est rasé les sourcils, mais aussi un nombre non négligeable de photos de son cul nu, une annonce de concert, de la pub pour sa marque de savons, une photo d’elle adolescente comme en raffolent les algorithmes d’Insta, et, cerise crottée sur le gâteau, une vidéo tout à fait absurde où, vêtue d’un infâme jogging orange, elle déclenche une alarme incendie en faisant brûler de la sauge telle une apprentie sorcière en claquettes. Et le même soir surgit sur son Soundcloud un podcast consistant en 1h40 d’un monologue défoncé entrecoupé par les interventions encore plus défoncées d’un acolyte neurasthénique qui se contente de répéter ses fins de phrases, mais sans les consonnes, comme une sorte de dialogue socratique entre débiles profonds. Vous aviez oublié son existence ? Comptez sur elle pour vous la rappeler par tous les canaux sensoriels.
Azealia Banks est un divertissement total, un spectacle sons et lumières dont l’ingénieur pyrotechnique aurait sniffé trop de sels de bain. Devant une telle virtuosité dans le feu d’artifice, je me prosterne ; et le lancer de crème de cul était indubitablement l’une des plus belles gerbes du spectacle. Grande prêtresse dans l’art de disséminer de la merde (d’autres diraient « du contenu », ce qui revient au même) à tour de bras pour inciter les médias à parler d’elle, c’est un geste merveilleux qu’elle réalise en sortant un tel objet, un geste qui, au sens propre comme au sens figuré, nous met, à nous, journalistes musicaux, le nez dans notre merde. Ce geste dit : vous qui êtes avides d’actu, regardez-la, mon actu, c’est une crème de cul, et vous allez en parler, parce que vous n’avez rien de mieux à foutre et que, soyez honnêtes, est-ce que ce n’est pas infiniment plus marrant d’écrire sur une crème de cul que sur « les ressources du système tonal et de ses logiques » ?
Oui, c’est infiniment plus marrant, et c’est ça, précisément, que je veux dans la pop, et c’est pour ça, précisément, que je suis journaliste musicale et non chercheuse en musiques sérielles : j’ai envie de me marrer, et j’ai une très haute opinion de la marrade. Fais-moi des chansons puissantes comme « Anna Wintour », Azealia, surprends-moi avec autant d’EPs de Noël jazzy que tu veux, éblouis-moi avec des freestyles posés l’air de rien à l’arrière d’une caisse, et fais la conne, montre ton cul, secoue tes faux nibards turgescents sous mon nez, hurle, hurle tes opinions de merde, tes insultes homophobes, tes délires sur les reptiliens, tes conneries complotistes, ne mesure pas tes propos, divise, fâche, sois débile, par pitié, continue d’être aussi superbement débile.
Dans Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués, justement, papa Bangs dit à propos d’Iggy Pop : « Iggy Stooge est un parfait débile. Sur scène comme sur vinyle, il se couvre de ridicule bien mieux que tous ceux, ou presque, que j’aie jamais vus sur scène. C’est l’une des facettes essentielles de son génie. Car ce dont nous avons besoin, c’est de stars rock prêtes à passer pour des imbéciles, à faire le grand plongeon et si nécessaire à se comporter de telle sorte que leur public ait honte pour elles, aussi longtemps qu’il leur reste le moindre lambeau de dignité ou d’auréole mythique. Parce qu’alors tout le foutu édifice prétentieux de l’industrie rock, si suprêmement ridicule, lancé pour piquer du pognon en arnaquant les kids et en encourageant des fantasmes de puissante “culture jeune“, s’effondrerait, et avec lui les carrières des non-entités sans talent qui s’en nourrissent » 3.
L’humain Azealia Banks n’a pas mon approbation morale sur certaines de ses déclarations politiques, mais l’artiste Azealia Banks qui a su enfanter l’époustouflant Broke With Expensive Taste a mon admiration indéfectible pour ce chef d’oeuvre de débilité (au sens le plus noble du terme) qu’est son existence. Je n’en ai rien à foutre des stars qui sont des exemples pour la jeunesse, qui sensibilisent au changement climatique et au harcèlement sexiste, qui sont pour Hillary et contre les discriminations ; je veux de la complexité, de la turpitude, de la bêtise, de l’excès, je veux voir des artistes qui, dans le bon comme dans le mauvais, ont les moyens d’être humains avec une envergure et un panache plus grands que ce que me permet mon quotidien. Je veux des artistes qui me nourrissent de chansons géniales mais me donnent aussi la possibilité, à moi, de me marrer dans mon boulot en parlant d’autre chose que l’« accumulation-raréfaction du matériau ».
Permettez, donc, que je vous parle de mon anus.
Fin décembre me furent remis un Pussy Pop et un Bussy Boy. À la réception, je réalise qu’il s’agit non pas de « crème de cul » comme je l’écris depuis le début de cet article, mais de savons. Pussy Pop (rose) pour les filles, et Bussy Boy (bleu) pour les garçons (les lecteurs outrés par ces codes couleurs genrés sont invités à manifester leurs doléances auprès de la rédaction qui transmettra). La promesse : « raffermir » et « éclaircir » la rondelle et ses zones avoisinantes. L’emballage annonce :
« Pussypop peut être utilisé une fois par jour jusqu’à atteindre un résultat optimal. La sensation de picotement au moment de l’introduction (sic) est normale et devrait diminuer au fil des utilisations. Faire mousser sur la zone à traiter et laissez reposer 1 à 5 minutes. Rincer abondamment à l’eau froide. Laisser sécher parfaitement avant d’enfiler une culotte ou tout autre sous-vêtement. Éviter de porter jeans étroits, collants ou autres matières non respirantes quand vous utilisez Pussy Pop. Ne pas utiliser plus d’une fois par jour. »
Jusque là, je le confesse, je m’étais assez peu préoccupée de la couleur et de la tonicité de mon anus. Je pense pouvoir dire que j’ai un anus normal, plutôt rosé, ni trop ferme, ni trop mou. D’un naturel soucieux, je m’étais déjà posé des questions sur beaucoup de choses (Pourquoi suis-je toujours en retard ? Est-ce que ce que je vois est vraiment là ? Vaudrait-il mieux que je devienne sourde ou aveugle ? Que resterait-t-il de moi hormis cet article inachevé si je mourais cet après-midi ?), mais pas encore sur mon anus. Soudain, la promesse d’un anus « optimal » m’ouvrait un nouveau champ de possibilités : mon anus pouvait-il s’améliorer ? Avons-nous tous le même potentiel d’optimisation anale ? Sommes-nous égaux devant les savons d’Azealia Banks ? Qu’est-ce qui différencie Bussy Boy et Pussy Pop ? Y a-t-il une différence réelle entre un anus de femme et un anus d’homme ? Mon anus est-il vraiment si normal que ça ? Dans le doute, je me suis donc mise à utiliser Pussy Pop.
La première fois, je crois avoir ressenti un léger picotement, mais à vrai dire, je ne saurais dire avec exactitude si je l’ai réellement ressenti ou si je l’ai ressenti juste parce que l’emballage m’annonçait que j’allais le ressentir. Après quatre mois d’utilisation, je ne peux pas affirmer avec certitude que quelque chose ait réellement changé, tant au niveau de la teinte que de la fermeté de mon trou de balle. Je me suis demandé si j’avais bien utilisé mon Pussy Pop, si j’avais peut-être été trop peu respectueuse du temps de pose, si je n’aurais pas dû l’« insérer » comme semblait m’y inviter l’emballage, mais m’insérer quotidiennement un pain de savon dans le cul, vraiment ?
Arrivée à l’issue de cette expérience, mes dernières miettes de Pussy Pop achevant de mousser entre mes doigts, je ne peux m’empêcher de penser à tous ces gens qui ont vécu la même chose que moi. Je pense à tous ces gens qui, quelque part dans le monde, en ce moment même, comme moi, sont en train de se regarder l’anus dans le miroir et se demandent si quelque chose a changé — et ce grâce à une seule personne : Azealia Banks. Je connaissais le pouvoir unificateur de la musique ; je découvre celui de la crème de cul. Oui, je me sens appartenir à une communauté immatérielle ; cette communauté d’humains affairés à scruter les replis de leur propre fondement fait partie intégrante, j’en suis persuadée, de l’oeuvre d’art totale que construit Azealia Banks jour après jour, au rythme de ses éclats, et j’en ressens une grande satisfaction esthétique.
Merci d’exister, Azealia, et de m’avoir permis de parler de mon cul plutôt que de ta musique.
1À l’heure où j’achève cet article, 25 mai 2019, 4h du matin (heure de Paris), à quelques jours de ses 28 ans, Azealia vient pour la énième fois de se faire bannir de Twitter, vraisemblablement suite à son dernier plaidoyer public contre l’avortement, qui reposait sur un argument simple : « ils » récoltent vos foetus morts et les conservent dans des « fermes » pour, à terme, vous cloner.
21ère moitié de traduction citée par Agnès Gayraud dans Dialectique de la pop, p.288 ; 2ème moitié traduite de l’allemand avec les moyens du bord
3cité par Agnès Gayraud again dans Dialectique de la pop, p.285
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