–Note du rédacteur en chef : devant les réactions de la part de nos lecteurs, nous avons fait le choix de modifier le titre initial de cet article. Je me permets de faire les plus plates excuses à notre interlocuteur Noisette, ainsi qu’à toutes les personnes qui ont pu être choquées à cause du titre original. Il va sans dire que jamais nous n’avons voulu gêner quiconque. Merci encore à tous nos interlocuteurs, et bonne lecture.
Le Val-Fourré est la cité historique de Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines. Réputé « sensible », le quartier fut l’une des plus grandes ZUP d’Europe dès les années 1960. Aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif, le « VF » évoque davantage les guets-apens contre des flics et les voitures incendiées que les femmes et les hommes se consumant de désir derrière la grisaille des tours. Pourtant, c’est un fait : derrière les tabous de réputation ou de religion, les jeunes adultes d’ici ont tous des relations sexuelles.
Videos by VICE
En cet après-midi de janvier, les cubes de béton se découpent sur le ciel délavé. Les bandes de jeunes posées sur les bancs, l’été, sont rentrées au chaud. Des grappes d’enfants sortent de l’école, des garçons en survêt’ se pressent, engoncés dans leurs doudounes d’hiver. Parmi eux, il y a Boubou*, 26 ans, lunettes fumées et cheveux tressés, qui vient à ma rencontre et me fait monter chez lui. Il a quitté le foyer parental il y a quelques mois seulement. On s’installe sur son canapé. Il allume la télé et on rigole en tombant sur l’émission de TF1 4 mariages pour 1 lune de miel, avec les préparatifs et les baisers d’amoureux. Si son père avait été là, il aurait probablement changé de chaîne.
Le jeune homme d’origine malienne est un timide. Il ne pense pas encore au mariage. « J’ai pas de copine en ce moment, dit-il, la première m’a trompé. Quand on me fait un coup pourri, j’arrive pas à m’en remettre, alors je préfère protéger mon cœur. » Pas vraiment d’amante régulière non plus. Ses soirées, il les passe devant sa Playstation ou avec des amis. Il fume « un ou deux pétards » avant d’aller se coucher dans son petit lit une place, seul. La première fois qu’il a fait l’amour, c’était loin du Val-Fourré, dans une colonie de vacances, sous une tente.
Pour la suite, ç’a été les rencontres via MSN, Skyblog puis Facebook. « J’avais 17 ans, il y avait pas encore les textos illimités alors je squattais le forfait d’un pote. » Il y a eu cette fille à qui il a donné rendez-vous sur Paris. « J’avais rien prévu, j’avais pas non plus pensé à être romantique. Elle m’a dit “j’ai envie de toi”, alors on a fait ça dans une cabine des toilettes publiques. » Il ne l’a jamais revue. « Puis quand j’ai eu l’âge, c’était l’hôtel, avec une autre. Je prenais la route pour aller la voir. »
Il n’a jamais pensé à se lier avec une fille du quartier, ni à en ramener une dans son nouvel appart’ de célibataire. « La plupart, je les ai vues grandir – ça me ralentit. Puis quand j’allais en soirée à 18 ans, ça finissait toujours en bagarre parce que la sœur d’untel avait dansé avec untel. Ça m’a pas encouragé. » Sans parler des « daronnes » et autres membres du quartier qui veillent et dont les regards le dissuadent de s’afficher avec une fille. Une raison à cela : tout le monde se connaît. Alors il se cache, change de pharmacie pour acheter des préservatifs et préfère vivre ses histoires dans l’ombre. Il est heureux comme ça, c’est lui qui le dit. « On fait avec ; tu veux que je fasse quoi, que j’aille manifester ? »
Plus tard, j’ai rencontré Mohammed, 23 ans. Ce grand type en capuche bordée de fausse fourrure est né au Liban et est venu vivre au Val-Fourré tout bébé. Parents divorcés, enfance au côté de sa mère et de sa sœur qui lui ont appris à « respecter les femmes », éducation souple : il s’estime chanceux et libre. Il déplore le paradoxe entre la sexualité que vivent les jeunes dans le dos de leurs parents et les interdits qui président dans l’espace public. Lui voyait son ex-copine « maghrébine » dans sa voiture. Ils s’en tenaient d’abord aux caresses, puis un jour, il est entré en elle. Le frère de la jeune fille l’a appris en tombant sur des textos et lui a envoyé des menaces de mort, assure-t-il.
Excédé, Mohammed ne mâche pas ses mots pour dénoncer les filets muselant la sexualité des jeunes du quartier. Il trouve que cela rend les corps tristes. « Plein de gens se font dépuceler dans les cages d’escalier à la va-vite. La meuf est là, il sort son truc et voilà », dit-il. Il évoque les fréquents recours à la prostitution. « C’est le seul moyen d’assouvir leurs désirs », regrette-t-il. L’idée d’une réputation à tenir le répugne. « Il m’est arrivé de fréquenter une fille qui portait le hijab. Elle a son voile, tu es dans la voiture, elle l’enlève pas et elle te suce avec. Mais ce n’est pas un gage de pudeur », sourit-il.
Pendant les rapports, il pratiquait le retrait. Il est devenu un pro du calendrier d’ovulation, jusqu’à ce que sa copine tombe enceinte. Il l’a alors accompagnée à l’hôpital, où elle a avorté par voie médicamenteuse. Elle s’est ensuite fait prescrire la pilule, qu’elle planquait pour que ses parents ne tombent pas dessus. « Même ses boîtes de tampons, qui risquaient de déchirer l’hymen, elle les cachait chez moi », raconte-t-il. Fatigué des interdits, il a préféré mettre fin à leur relation. Il a ensuite enchaîné les aventures d’un soir à Magnanville, commune toute proche, dans le Formule 1 qui abrite amours clandestines, routiers et migrants des campements parisiens démantelés, où les enfants des réfugiés jouent dans les couloirs les jours de pluie.
Aujourd’hui, Mohammed a son propre studio d’étudiant dans une autre ville. « Ça me permet de m’éloigner de tout ça, des bancs, des murs et des cages d’escalier. »
« Le simple fait de coucher avec ton mec fait de toi une pute aux yeux des autres » – Ramata, 25 ans
Dans la boulangerie en face de l’hôpital, je retrouve Ramata et Fatoumata, 25 ans. Des cousines qui, elles, n’ont pas vraiment de scrupules à baiser entre les murs de la cité, tant que personne ne le sait. Ramata, volubile, fait bouger ses longues tresses en parlant. Elle l’a fait chez elle plusieurs fois quand ses parents n’étaient pas là. Mais pas question de laisser s’exprimer le désir en dehors de la chambre. « Dehors, on va se faire un check, jamais se “smacker”. Si ça se sait, tout le monde va s’en mêler et tu deviens la meuf de toute la bande. On va dire à ton mec : “Tiens, ta meuf m’a pas dit bonjour aujourd’hui”. »
C’est pourquoi tout se fait dans la clandestinité, surtout ce qu’elle nomme « les trucs trash ». « Si tu aimes te faire prendre de telle ou telle manière ou que tu aimes sucer ton gars, y’a que lui qui doit le savoir. Il faut avoir confiance parce que le simple fait de coucher avec ton mec fait de toi une pute aux yeux des autres », poursuit-elle.
De son côté, sa cousine Fatoumata se faufilait dans la chambre de son copain quand la mère de celui-ci était occupée à la cuisine. Même discrétion concernant la contraception. Beaucoup de filles choisissent l’implant, d’après les deux jeunes filles, pour éviter les boîtes de pilules qui traînent. Pour les autres, « ce sont les mecs qui vont acheter la pilule du lendemain quand il y a eu un souci. S’ils sont trop timides, ils envoient les petits de 14 ans, qui ramassent la monnaie sur un billet pour aller acheter un Grec », raconte Ramata.
Elle se rembrunit : sa première histoire d’amour s’est terminée par une IVG à l’étranger. Elle avait dépassé le délai légal. Sa mère et son mec ont financé le voyage. Fatoumata acquiesce avec un sourire gêné. Elle a dû retourner vivre chez ses parents un bébé sur les bras après que son premier amour l’a quittée et qu’elle lui a découvert diverses liaisons. Aujourd’hui, plus personne ne lui adresse la parole dans le quartier. Elle ne veut plus entendre parler des hommes. « C’est une vie de maudites », souffle-t-elle. Le sort réservé aux femmes, en comparaison des hommes dont la sexualité est plus libre, les fait toutes deux soupirer. « Limite les gens vont plus respecter une tasse-pé qui se fait taper le cul à 15 ans qu’une fille discrète à qui il arrive ce genre de malheur. Quoi que tu fasses, tu es jugée », conclut Ramata.
Ce traitement différencié poursuit les jeunes filles en dehors du Val-Fourré. Celle qui se fait appeler « Kim K », 23 ans, en est partie récemment pour vivre dans une autre partie de Mantes-la-Jolie. Je rencontre cette étudiante au McDo des Halles, à Paris. C’est une fille menue au look passe-partout, pull noir et queue-de-cheval de la même couleur. Mais elle a un sacré tempérament et surtout, elle est intarissable sur le sujet. « Dans les quartiers, c’est hyper difficile d’être une fille, surtout une Rebeu comme moi. Les gens ont une mentalité de blédards », démarre-t-elle.
Kim K n’a eu que deux mecs, mais « beaucoup de galères ». Son ex a dit à son copain actuel qu’ils avaient couché ensemble et l’a déjà menacée de le raconter à toutes leurs connaissances. Elle regrette que la sexualité se mue en un moyen de pression sur les femmes. « Ils sont tout contents de le faire, mais il suffit que tu t’affirmes un peu pour qu’ils te disent : “Oublie pas ce que t’as fait, si tes parents apprennent ça, ils vont te tuer”. » En cause, selon elle, l’impératif de la virginité des femmes avant le mariage dans « la culture musulmane traditionaliste » qui a cours dans certaines familles. Un impératif qui la suit dans sa propre sexualité depuis sa première fois chez son ex-petit ami ; elle l’avait alors vécue comme une « trahison » vis-à-vis de ses parents.
Un jour, sa mère a retrouvé une boîte (vide) de pilules du lendemain dans son sac. Là, Kim lui assure qu’elle appartient à une amie, lui dit qu’elle n’a qu’à l’emmener chez le gynéco pour prouver sa bonne foi. La mère la prend au mot. Dans le cabinet médical, basé au Val-Fourré, elle exige de savoir si l’hymen de sa fille a été percé. L’homme proteste, invoque le secret professionnel. Avant de céder. Il ausculte la jeune fille, la mère derrière le paravent, et assure que la membrane est intacte. La maman réclame un certificat pour son mari. C’est non. « Il a menti, je l’ai remercié par la suite. C’était la honte, franchement », dit Kim, amère.
« La femme doit porter la fierté de la famille, c’est pitoyable. La religion telle que je la comprends ne dit pas ça. Elle dit que tu ne dois pas parler de tes erreurs, parce qu’elles ne regardent que toi et ton miroir. » Dans l’avenir, elle aimerait vivre ailleurs pour avoir la paix. On se quitte sur ce conseil qu’elle veut donner aux autres filles : « S’affirmer, ne pas avoir peur d’un garçon. Au pire, tu l’attaques sur sa sœur – pour eux c’est comme la vierge Marie ! »
Vendredi, jour de marché sur la « dalle » du Val-Fourré, la place des commerces. La lumière baisse derrière les stands de fruits et légumes, de pâtisseries orientales et d’abayas. Dans un café tout près, des papis jouent aux cartes pendant qu’un groupe de jeunes dispute une partie de baby-foot. Je suis la seule femme, mais personne n’y prête attention. « Noisette », 31 ans, débarque un gobelet à la main, rempli de whisky-coca. Il me claque la bise, s’excuse de ne pas pouvoir m’offrir un café. Il est sorti de prison il y a quelques mois, a arrêté de dealer et en plus, c’est la fin du mois. Je lui paye une bière.
Il a envie de parler. « Je suis pas un braqueur de chattes […] Mes histoires d’amour, je les ai vécues passionnément dans la cité », dit-il. Il a fait sa première fois à 14 ans « avec une Blanche ». Sa dernière copine l’a quitté quand il a été incarcéré. En sortant, il était « comme vierge » et a rejoint une fille rencontrée sur Facebook alors qu’il était encore en détention. « Aujourd’hui, je me sens seul, poursuit-il. Les filles ne veulent pas se poser. Maintenant, une fille qui dit qu’elle aime faire la cuisine à son mari, sa copine va lui dire : “T’es ouf, c’est fini l’esclavage !” »
Lui, ce qu’il aime, c’est faire venir ses amantes chez sa mère où il vit avec son petit frère. Il n’a pas trop le choix, mais ça n’a jamais posé de problème. « Je suis casanier, je préfère inviter chez moi et manger un mafé de ma mère plutôt qu’un steak-frites », argumente-t-il. Il est heureux de montrer à ses compagnes qu’il se refuse à baiser à l’hôtel. « J’aime bien présenter la fille à la famille, on rigole bien. Contrairement aux clichés, beaucoup de parents se sont adaptés au mode de vie ici et laissent les gens avoir leurs histoires. Et puis il y a plein de bébés métis ! »
Aujourd’hui, Noisette dit être sur le chemin de la « rédemption ». Il fait un peu de musique sur son temps libre, passe des entretiens d’embauche, aimerait créer son entreprise. Il trouve qu’il a pris un coup de vieux.
Mais d’après ce qu’il me dit, il rêve encore de tomber amoureux.
*Tous les prénoms ont été modifiés et choisis par nos interlocuteurs.
Pauline est sur Twitter.