Si nous n’avons pas encore éradiqué la polio, c’est à cause des théories du complot

À la gare de Bareilly, une ville de taille moyenne située dans l’État indien d’Uttar Pradesh, des soignants se frayent un chemin sur des plates-formes bondées. Armés de petites bouteilles remplies d’un vaccin contre la poliomyélite, ils cherchent des enfants de moins de cinq ans dans la foule. Leur méthode est simple : les gamins portant une tache d’encre sur l’index ont déjà été vaccinés, les autres doivent l’être urgemment.

Après avoir observé des mères indiennes durant tout le mois de janvier, je me suis convaincue que des décennies de campagne antipolio en Inde commençaient enfin à avoir des effets bénéfiques. Ici, aucune mère ne laisse un étranger approcher son enfant, même s’il porte l’un des gilets jaunes fluos que l’on donne aux agents sanitaires officiels, si ce n’est pour un motif important et légitime : le vacciner. Cela fait aujourd’hui six ans qu’aucun cas de polio n’a été enregistré en Inde. Cette terrible maladie peut provoquer des malformations très invalidantes, voire la paralysie. Or, le vaccin sous forme de gouttes orales est vital. Ici tout le monde ne cesse de le répéter; les éditorialistes rédigent des pamphlets pro-vaccination et les acteurs de Bollywood évoquent la polio dans des spots publicitaires du Ministère de la santé.

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En 2014, l’Inde a annoncé qu’elle avait officiellement éradiqué la polio après une campagne de 20 ans qui aura coûté 200 millions de dollars par an en moyenne. Le programme Polio Pulse a été un succès inattendu étant donné la taille de la population indienne (1,2 milliard de personnes) et l’histoire des maladies infectieuse dans le pays – grâce aux efforts combinés du gouvernement, des ONG, de l’OMS et des Nations Unies, qui ont promu l’utilisation de vaccins oraux et injectables, le nombre de cas de poliomyélites est passé de 350 000 en 1988 à 74 en 2015.

Des années après que le dernier cas de polio a été isolé, interrompant la diffusion de la maladie au niveau local, l’Inde doit encore lever des millions de dollars et employer 2 millions de soignants chaque année pour conserver cette situation sanitaire. Même si la majeure partie du monde a réussi à éradiquer la poliomyélite, le virus continue de se propager dans trois pays : le Nigeria, le Pakistan et l’Afghanistan. Parce que les frontières politiques ne permettent pas d’arrêter un virus hautement contagieux, le Pakistan a exporté plusieurs cas de poliomyélite dans d’autres pays au cours de la dernière décennie.

Les bénévoles de Rotary International (en jaune) vaccinent des enfants aux arrêts de bus et dans les gares ferroviaires. Image : Ankita Rao

Les derniers pays où sévit encore la polio ont plusieurs points communs : Ils sont marqués par le terrorisme, qui menace la vie et l’activité des soignants, et rend la diffusion des vaccins particulièrement difficile. Mais à la racine de ce mal, il y a quelque chose d’encore plus pernicieux : les théories du complot qui se sont développées progressivement sur un terrain fertile, et la méfiance vis-à-vis du pouvoir en place.

Ce type de désinformation est une forme de virus en soi. Lutter contre les théories du complot les plus dangereuses, comme celles qui ont cours en Inde, constitue une guerre à part entière, aussi âpre que celle qui est menée contre le poliovirus.

Si les gouvernements du Pakistan, de l’Afghanistan et du Nigéria se sont engagés à distribuer des vaccins antipolio, ils ne contrôlent en aucune façon les réseaux souterrains créés par Al Qaeda, les Talibans, Boko Haram et Daesh.

En avril dernier, des militants ont tué plusieurs policiers pakistanais qui protégeaient des soignants du secteur public à Karachi. En 2016, l’OMS a rapporté deux cas de polio au Nigéria, dans une région isolée du reste du pays par le groupe terroriste Boko Harram. En Afghanistan, les militants empêchent des dizaines de milliers d’enfants d’être vaccinés.

« Dans chaque cas, la violence et l’incapacité d’accéder aux populations concernées nous a empêchés de vacciner ceux qui devaient l’être » explique Josh Michaud, directeur de la politique de santé globale à la Kaiser Family Foundation, un organisme de recherche à but non lucratif.

Le Dr. Muhammad Furqan Nabil, du National Stop Transmission of Polio Program (N-STOP), examine un enfant affecté par la poliomyélite à Karachi (Pakistan) en 2014. Image : Furqan Nabil/CDC Global

Une partie de cette résistance a pour origine l’assassinat d’Oussama ben Laden par les Américains. La cachette du chef terroriste a été trouvée, en partie, grâce à la campagne de vaccination anti-hépatite B orchestrée par la CIA en 2011. Depuis que les talibans et l’Etat islamique ont compris le rôle stratégique de cette pseudo-campagne, ils mènent une guerre sans relâche contre les bénévoles qui se consacrent aux opérations sanitaires, y compris ceux qui travaillent à vacciner contre la poliomyélite dans les zones rurales. Pendant ce temps-là, le médecin pakistanais qui a aidé la CIA à trouver Ben Laden est toujours en prison.

Les organisations sanitaires ont fait tout leur possible pour communiquer avec les talibans. En décembre 2015, un agent de liaison du groupe d’insurgés a accepté de travailler avec les responsables de l’OMS en Afghanistan pour garantir la vaccination des enfants dans les zones touchées par la polio. « Je suis heureux à 100% de travailler aux côtés de l’OMS et du gouvernement pour lutter contre la poliomyélite, une maladie qui affecte les enfants dans nos régions isolées », a déclaré Obaidullah Elaj, un médecin taliban, à Bloomberg.

Mais quelques mois plus tard, les insurgés ont de nouveau attaqué les bénévoles, et depuis, plusieurs nouveaux cas de polio ont été déclarés.

D’autres théories du complot protègent malgré elles le poliovirus. De même que les militants anti-vaccin font des ravages en Amérique du Nord et en Europe en termes de désinformation, les communautés rurales du Pakistan et d’Afghanistan – où l’éducation sanitaire est très limitée – se méfient elles aussi de la vaccination. Dans la vallée de Swat au Pakistan, certaines familles craignent que le vaccin contre la polio soit une méthode de contraception imposée à leur insu. D’autres estiment à tort que les gouttes orales contiennent des substances à base de porc, interdit dans l’Islam, la religion dominante dans les deux pays.

L’Inde n’a pas le même rapport à ISIS ou aux talibans que ses voisins du Moyen-Orient. Mais quand il s’agit de lutter contre la désinformation et les théories du complot, le programme anti-polio doit faire face à des obstacles similaires dans un pays surpeuplé où chaque État peut être considéré comme un pays différent, avec une langue et une culture propres.

Des agents sanitaires vont de maison en maison dans l’Uttar Pradesh pour vérifier que les enfants ont bien été vaccinés. Image : Ankita Rao

Marchant à travers le puzzle de ruelles de la ville de Bareilly, je me dirige vers Dargah-e-Ala Hazrat, la tombe d’Ahmed Raza Khan, un expert en droit islamique du 19e siècle très influent. La communauté qui s’est organisée autour de la figure de Dargah est conservatrice et très pieuse. Cinq fois par jour, l’appel à la prière, qui au centre de la foi islamique, résonne à travers des haut-parleurs de ce quartier très animé.

Lorsque les agents sanitaires du gouvernement et des ONG ont commencé à affluer aux alentours de communautés comme celle-ci, dès 1995, ils se sont confrontés à l’hostilité générale. Les familles étaient terrifiées par le vaccin. Elles étaient convaincues qu’il s’agissait d’un outil du gouvernement pour contrôler les naissances dans le pays et anéantir les communautés musulmanes, explique Shami Mohammed, l’agent de liaison local de l’UNICEF.

Leurs craintes, dit-il, viennent d’une crise qui remonte à une quarantaine d’années. En 1975, alors que le premier ministre Indira Gandhi déclarait l’état d’urgence, une longue période de 31 mois s’est ouverte; durant ce laps de temps, le gouvernement s’est appliqué à réprimer très durement toute forme de dissidence. Afin de mieux contrôler la population, Gandhi a ordonné aux agents sanitaires du gouvernement d’effectuer des vasectomies en série, et si nécessaire, par la force. On estime que 6,2 millions d’hommes – dont certains n’étaient pas mariés – ont été stérilisés à travers tout le pays, rapporte la BBC.

Les communautés musulmanes conservatrices de l’Inde, victimes de discrimination dans un pays à majorité hindoue, ont été traumatisées. Même si l’Islam ne condamne pas explicitement la contraception, il nourrit une préférence culturelle et religieuse marquée pour les familles avec beaucoup d’enfants, et les approches contraceptives demeurent très variées.

Cette méfiance à l’égard des agents sanitaires s’est perpétuée. Malgré tout, ce derniers n’ont aucune intention d’arrêter leur travail, qu’ils estiment essentiel, explique Mohammed. À l’inverse, les bénévoles de Rotary International et de l’UNICEF ont rendu visite aux chef religieux de la communauté de Dargah. « Nous sommes allés parler aux dirigeants afin de les aider à comprendre les documents scientifiques expliquant qu’aucune des rumeurs circulant dans la communauté n’était fondée », ajoute-t-il.

Le quartier situé autour d’Ala Hazrat Dargah. Image : Ankita Rao

Au début des années 1990, les agents sanitaires ont contacté Shahbuddin Razvi, un mawlana (ou chef religieux) important dans la région. Lorsque j’ai rencontré Razvi, un homme solidement bâti vêtu d’une tunique noire boutonnée et d’un couvre-chef appelé taqiya, il m’a raconté que les bénévoles lui avaient apporté des articles et des données scientifiques, certains rédigés par des associations médicales islamiques, afin de lui prouver que les vaccins étaient sans danger.

Tandis que nous buvions d’un thé dans une petite pièce située à l’arrière de la dargah, Razvi m’a expliqué qu’il avait été rapidement convaincu par les arguments des bénévoles du Rotary et de l’UNICEF. Il les a donc suivis à travers L’État d’Uttarakhand afin de rencontrer des imams et de leur montrer en quoi le vaccin était si important. Il a même administré le vaccin aux enfants de sa propre famille afin de prouver sa bonne foi.

Au sein de sa propre communauté, à Bareilly, Ravzi a commencé à donner des conférences sur la poliomyélite durant la Jummah, la prière du vendredi au centre de la foi islamique (semblable à la messe du dimanche pour les chrétiens). Ici, il pouvait évoquer des questions de santé et d’hygiène (le poliovirus se propage par contact avec des matières fécales infectées) à des centaines de personnes en une seule fois.

« Dans ma relation, un hadith stipule qu’il faut se laver cinq fois par jour, avant et après la prière. Un musulman pratiquant doit suivre cette règle, explique-t-il. « Elle lui permet de rester en bonne santé. »

Ce type de sensibilisation fonctionne comme un charme. Ici, les bénévoles ont réussi à franchir les frontières culturelles, à dissiper les mythes sanitaires et à regagner la confiance des communautés qui se méfient de leur gouvernement comme de la peste. La lutte contre la polio est devenue une sorte de programme d’inclusion sociale qui s’affranchit des hiérarchies socio-économiques indiennes.

Veera, qui a la polio, en compagnie de son fils Mayank qui vient d’être vaccinés par des bénévoles à la gare de Bareilly. Image : Ankita Rao

À la gare de Bareilly, ce jour-là, je suis tombé sur une femme de 22 ans nommé Veera. Elle luttait pour monter les marches menant au quai avec son sac de voyage et son fils, Mayank. Lorsque Veera était plus jeune, le programme de vaccination contre la polio était encore embryonnaire. Sa boite témoin lui rappelle en permanence qu’elle a contracté le poliovirus à l’époque où le système de santé publique était incapable de traiter des populations entières. La tache d’encre fraîche sur le doigt de son fils de quatre ans, à l’inverse, marque le changement et tous les progrès accomplis.

Observer le programme de vaccination de l’Inde en action, c’est voir une armée de travailleurs de tous âges et de tous milieux se disperser à travers le pays avec une mission bien précise en tête. Les agents sanitaires ont placé des stands de vaccination au niveau des carrefours, des feux tricolores, et près des comptoirs de vente de lait de quartier. Je vu des groupes de femmes aller de porte en porte et de village en village pendant les « jours de vaccination » désignés par le gouvernement, avant de marquer les portes à la craie pour signaler leur passage. Elles vérifient les doigts des tout petits, et répètent le mot « polio » sur tous les tons comme si c’était un terme de tous les jours.

« En Inde, nous estimons qu’une personne sur 250 environ est impliquée d’une manière ou d’une autre dans la vaccination contre la polio », a déclaré Ajay Panwar, directeur du programme de vaccination de l’OMS à Bareilly.

L’action des agents sanitaires s’interrompt à la frontière, le long de laquelle de nombreux stands de vaccination ont été disposés pour contrôler les personnes en provenance du Pakistan. Jusqu’à ce que le virus soit entièrement éliminé d’Afghanistan et du Pakistan, l’Inde devra rester extrêmement vigilante.

« Comme l’Inde est l’un des derniers pays à avoir réussi à éliminer la poliomyélite à l’intérieur de ses frontières, elle reste particulièrement vulnérable à la réintroduction du virus », explique Josh Michaud. « Dans tous les pays où l’immunité de groupe est faible, toute faille dans la forteresse immunitaire que nous avons bâtie constituera une opportunité pour le virus. »

Mais le combat de l’Inde contre le virus a également donné une leçon au reste du monde : les programmes de santé publique fonctionnent au mieux quand ils sont liés à des initiatives d’éducation et d’insertion sociale. Les États-Unis, où des parents refusent toujours de faire vacciner leurs enfants, devront en prendre de la graine. Au Pakistan, hélas, les agents sanitaires sont en danger de mort.

Si les trois derniers pays où la polio subsiste encore réussissent à éliminer les théories du complot qui minent la santé publique, non seulement le virus sera rayé de la surface de la Terre, mais nous pourrons aussi nous féliciter d’avoir remporté une grande victoire contre le terrorisme.

Ce reportage a été financé par Rotary International.