Sibiri Traoré, le roi du bras de fer malien

Une foule compacte s’est massée depuis un moment déjà sur ce terrain de basket de Badialan II, un des quartiers de Bamako, quand la star tant attendue débarque enfin. Il ne s’agit pas d’un joueur de basket, mais de Sibiri Traoré, dit « Force 8 », star incontestée du bras de fer malien. Un grand sourire aux lèvres, il déboule vêtu d’un combo boubou blanc/keffieh du plus bel effet, complété par une canne. Ou plutôt un sceptre. Car dans ce sport si populaire au Mali, l’apparence est importante : « Ils doivent me respecter. Je suis le roi », pose Sibiri, sûr de lui. A 27 ans, Sibiri Traoré est en effet une vedette. Lui qui a commencé le bras de fer sportif à 18 ans, a remporté de nombreux titres, dont celui de champion du Mali catégorie poids-lourds, en 2016. Il a combattu aux quatre coins du monde, jusqu’au championnat du monde au Brésil, en 2012, où il a décroché la 7ème place.

La preuve de sa célébrité, ce sont les nombreux selfies qu’il enchaîne avec son public, et même avec les forces de sécurité maliennes. Et comme un roi ne se déplace jamais sans sa cour, pour faire le trajet de chez lui au Palais des sports, où se déroule le tournoi, la voiture de Sibiri est entourée d’une nuée de cavaliers et de motos Jakarta – la moto chinoise la plus populaire au Mali – accompagnée d’un concert de sifflets, de klaxons et de cris. Arrivé au Palais des sports, c’est le chaos. Sibiri et ses équipiers essayent tant bien que mal de se frayer un chemin vers les vestiaires. Mais les spectateurs, eux, veulent s’approcher du champion et entrer dans l’arène alors que les forces de sécurité maliennes fouillent chaque personne à la porte, menace terroriste oblige. Même les lunettes de soleil sont suspectes.

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La voiture de Sibiri, escortée par des fans.

H-1. Dans le vestiaire de l’équipe Force 8, on fait les derniers selfies. Les cris du public se font de plus en plus entendre, au fur et à mesure que les gradins se remplissent. La pression monte. Sibiri chuchote ses derniers conseils. Les sourires s’effacent des visages. La compétition va enfin commencer. Deux bras-de-ferristes s’avancent vers la table. Ils posent leur coude droit, s’agrippent avec leur main gauche. L’arbitre met plusieurs minutes à bien positionner leurs mains, pour qu’aucun des deux ne soit avantagé, quitte, en dernier recours, à attacher leurs mains ensemble. Puis le combat commence : en quelques secondes, c’est plié.

« Si ton adversaire est plus costaud que toi, s’il a de la force, tu joues avec la technique, explique Amara Keita, dit Oustaz, ferriste de 24 ans. Par exemple, avec la technique du cobra, tu tournes le poignet pour détourner sa force. Il faut toujours être prêt à serrer ton bras. C’est pourquoi il est important de bien travailler l’épaule, le biceps, l’avant-bras, et surtout le poignet et les doigts. Aboubacar Diallo, 20 ans et 65 kilos à la balance, enchaîne les victoires sous les applaudissements du public. Mais arrivé aux quarts de finale, c’est la défaite. « C’est le jeu » relativise le jeune Malien qui se précipite vers son mentor, Sibiri Traoré. Le champion lui murmure quelques paroles réconfortantes, une main posée sur sa tête. « C’est notre capitaine, s’exclame Aboubacar, il est gentil, il nous donne tout ce que l’on veut, et surtout du courage. C’est important qu’il soit derrière nous. »

Sibiri en pleine séance avec ses supporters.

Surtout qu’aujourd’hui, l’équipe Force 8 n’est pas en grande forme. Toh, 21 ans, évolue dans la catégorie des plus de 95 kilos. Lui aussi est une star, il est devenu la coqueluche du public grâce aux petites danses qu’il exécute avant de combattre. Mais là, Toh est plutôt en train de taper du poing dans les portes. Il a perdu dès le deuxième combat. « L’arbitrage n’a pas été bon ! L’autre a commencé avant, je n’ai pas eu le temps de démarrer », enrage-t-il.

Ah, l’arbitrage… c’est l’un des principaux points de discorde. Au bras de fer, il est interdit de lever le coude de la table, de casser le poignet, ou encore de toucher son bras avec son épaule. Autant de gestes difficiles à apercevoir, lors d’un combat qui ne dure que quelques secondes. L’arbitrage concentre donc toutes les critiques, et c’est pourquoi Sibiri refuse pour le moment de remettre en jeu son titre de champion du Mali. La méfiance est de mise du côté du roi des Force 8 : « Je suis prêt à combattre, mais j’attends un arbitre international ».

Sur le banc, Toh a du mal à cacher sa déception, car le vainqueur de chaque catégorie gagne le droit de représenter le Mali. « Le bras de fer te donne une chance de partir à l’étranger. Tous les jours, je m’entraîne pour ça, je soulève des poids. » Ce sport ne lui permet pas encore d’être riche : Toh dit gagner « entre 30 000 et 50 000 francs par compétition », soit entre 45 et 75 euros. Mais le bras de fer a d’autres avantages, dont un majeur : « Ca aide avec les filles… », sourit-il, sans plus en dire. Aujourd’hui, l’équipe Force 8 n’est pas en forme. Aucun de ses membres n’a réussi à gagner de titre. « On va mieux se préparer pour l’année prochaine » relativise le capitaine, Sibiri Traoré.

Nouveau rendez-vous, deux mois plus tard. Sibiri Traoré a finalement accepté de remettre en jeu son titre de champion du Mali, catégorie poids-lourds. Entre temps, il a décroché deux médailles d’or au championnat d’Afrique, au Nigeria. Pour ce « choc des titans », les quatre leaders du Mali, qui représentent chacun un quartier de Bamako, vont s’affronter : Kolo, l’Allemand, Danger, et Sibiri. Un événement que tout le monde attend depuis des mois, tant la rivalité entre chaque camp est forte. Ces combats au sommet seront aussi l’occasion de célébrer les 20 ans du bras de fer au Mali.

Demi-finale entre les 120 kilos de Danger (à gauche) et l’Allemand (à droite).

Au stade omnisports de Bamako, chaque bras-de-ferriste arrive avec son cortège de fans et suit un cérémonial bien précis, destiné à en imposer le plus possible. Sibiri Traoré ne fait pas exception à la règle : à travers le toit ouvrant de son 4×4, il arbore fièrement son trophée de l’année dernière, le torse bardé de médailles. Direction le salon d’honneur, pour attendre le début des combats. Un rapide salut à ses adversaires, puis Sibiri s’enferme dans son silence, n’écoutant que les conseils de ses proches, chuchotés à son oreille, et prenant quelques selfies avec sa garde rapprochée. Car dans le monde des starlettes du bras de fer, il est une règle implicite : on ne dit jamais non à un selfie.

Pour se préparer, la veille, il s’est fait bénir par les personnalités de son quartier, mais surtout par sa mère. « La bénédiction de ma mère, c’est le plus important pour gagner avec la concentration : il ne faut jamais te mettre dans la tête que tu as perdu, même si l’adversaire avance. » Sibiri compte aussi sur ses gri-gris, qu’il arbore autour du cou à chaque combat. Dans la pièce d’à côté, l’Allemand est lui aussi en train de se préparer, le bras droit bien au chaud sous son habit. « Il se concentre depuis qu’il est parti de chez lui, explique son manager, David. Ici, il boit beaucoup d’eau, il va aux toilettes, et il étire son bras. »

Mais cela ne suffira pas à l’Allemand, qui sera battu en demi-finale par Danger. Sibiri a lui facilement vaincu Kolo. Danger-Sibiri, l’affiche de la finale est donc la même que celle de l’année dernière, ce sera une revanche aussi hargneuse qu’indécise. Le combat est d’autant plus impressionnant du fait de la différence de poids : Sibiri Traoré avoisine les 90 kilos, alors que Danger dépasse les 120 kilos.

Séance de promo pour le choc des titans.

Le public est survolté, encourageant son champion à s’en faire péter les poumons et les tympans. Les fans de Sibiri sont venus en masse, vêtus d’un tee-shirt à son effigie : « Sibiri, le champion, le béni du bras de fer. » Et ils ne tarissent pas d’éloge sur lui. « Sibiri, il est tellement gentil, raconte Amadou, il est allé représenter le Mali partout, c’est notre champion ! Il va gagner, inch’allah ! » Même confiance inébranlable chez Mahmoud, tout aussi élogieux envers son idole : « Le lion est imbattable, on est très confiants ». Sibiri est révéré par ses fans pour sa force et sa technique unanimement reconnues, mais pas que. « Il est très généreux, renchérit Modibo. La plupart de ce qu’il gagne, il le donne aux oeuvres de charité. Car ici, ceux qui viennent voir le bras de fer, ce sont des gens de la classe populaire, les fils de dirigeants ne viennent pas ici. »

Cette avalanche de louanges permet de tromper l’attente mais pas d’évacuer la tension qui règne autour des deux champions, réprimandés pendant plus d’une demi-heure par l’arbitre, qui a toutes les peines du monde à positionner les bras des deux adversaires sur la table. Dans les gradins, chacun retient son souffle. L’arbitre enchaîne les avertissements, mais ni Sibiri ni Danger ne veut relâcher la pression. Le combat commence enfin. Sibiri est en difficulté. Danger est en train de le dominer, son poing se rapproche de la table… et il touche ! Immenses cris de joie dans le public. Danger bombe le torse et lève les bras au ciel. Sibiri recule, croise les mains derrière son dos, tête baissée. Ses supporters huent déjà le nouveau champion. Les cameramen, eux, sont en train de regarder la vidéo. Coup de théâtre : Danger a fait une faute, même deux. Il a levé son coude de la table à deux reprises, ce qui est strictement interdit.

Après de longues palabres, les arbitres décident de recommencer le combat. Deuxième round. Tout le monde commence à fatiguer. Et… Danger gagne de nouveau. Sibiri accepte finalement sa défaite. Enfin, presque : « C’est une défaite injuste. Mais je ne suis pas triste, je ne suis pas fâché, car je sais au fond de mon coeur, que ce gars, il ne peut pas me battre. Les organisateurs m’avaient dit qu’ils feraient venir un arbitre international, mais il y a quelques jours, on m’a dit que ce ne serait pas possible, et que ce serait un arbitre malien. Alors que tous les problèmes, dans le bras de fer malien, viennent de l’arbitrage. » Dans l’entourage de Sibiri, on est encore plus amer : « Après avoir levé deux fois le coude, Danger aurait dû être disqualifié », glisse un membre de son équipe.

Sibiri « Force 8 » est en train de craquer face à la puissance de Danger.

L’amertume est d’ailleurs partagée en tribune, où les supporters de Sibiri donnent de la voix malgré les appels au calme de leur idole. Les policiers anti-émeutes se sont déployés dans les tribunes. « Il faut être fair-play, respecter l’adversaire, tempère le vaincu. On n’est pas là pour la bagarre. Moi, je n’ai jamais été un bandit, je n’ai jamais attaqué quelqu’un. J’ai une responsabilité, pour que les enfants suivent mon exemple. Mais dans le bras de fer, il y a plusieurs responsables qui ont fait de la prison. Et ce n’est pas bon. Je ne veux pas que les jeunes suivent ce chemin », s’inquiète Sibiri.

Lorsque la fédération malienne de bras de fer a été créée au Mali, en 1997, l’objectif était justement de sortir les jeunes de la délinquance, de leur apprendre à utiliser leur force à bon escient. Et c’est une réussite, pour Diawara Bekaye, le secrétaire général de la fédération. « Après le football, le bras de fer est aujourd’hui le seul sport capable de remplir des stades. C’est le deuxième sport du pays. On vient d’arriver du championnat d’Afrique, au Nigeria : les jeunes ont rapporté 13 médailles, dont 8 en or. » Un joli palmarès, pour une fédération qui manque encore de moyens. « Notre objectif aujourd’hui, c’est que les bras-de-ferristes puissent vivre de ce sport, qu’il leur permettent de se nourrir », ambitionne Diawara Bekaye. Pour ce « choc des titans », le vainqueur a remporté 1 million de francs CFA, soit 1500 euros, et la promesse d’un emploi. Les autres repartent avec 200 000 francs, soit 300 euros.

Cette année, c’est donc Danger qui repart avec la coupe de champion du Mali sous le bras, ce qui n’entame pas les ambitions de Sibiri Traoré. Aujourd’hui, il veut « devenir un grand acteur ». Sibiri est à l’affiche de « Nogochi », le premier film du réalisateur franco-malien Toumani Sangaré, qui devrait sortir dans les prochains mois. Il incarne une sorte de super-héros africain, au temps de la pré-colonisation. Mais Sibiri n’oublie pas le bras de fer. En septembre, il participera au championnat du monde, en Hongrie. « Je veux ramener des médailles, pour que les Maliens comprennent que je ne fais pas ce sport que pour moi. Je ne me bats pas pour moi, mais pour mes fans. Le sang qui coule dans mes veines, c’est mes fans. »

Toutes les photos ont été prises par l’auteure