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Sans surprise, le nouvel album de Skepta confirme sa supériorité absolue


Photos : Skepta live @ Koko, Londres (Ashley Verse)

Quelque part au fond d’un placard, je dois encore avoir un T-shirt « Grime Is Dead ». DJ Logan Sama les avait fait en 2007 – une riposte de puriste face aux opportunistes qui mettaient de côté le son sur lequel ils avaient grandi. « Le grime est mort » écrivait-il cette année-là pour RWD magazine. « Si tu n’es pas à fond dedans, n’essaie pas d’en faire. Ça ne sert à rien de t’impliquer là-dedans. Il n’y a pas d’argent pour toi ici. Dégage. On le conservera tel un secret jusqu’à ce que l’on soit prêts à le faire découvrir à la masse, selon nos propres conditions. »

J’ai interviewé Skepta pour la première fois au printemps 2007, on avait discuté de « Stageshow Riddim », son morceau dancehall pour émeutiers, avec sirènes, bruits de foules et rewinds à gogo. On avait aussi évoqué l’état de la scène : et ce n’était pas franchement beau à voir. Les MC’s qui avaient été signés après le bref succès de Dizzee Rascal et son Boy In Da Corner avaient vu leurs contrats en major partir en fumée (Shystie, Durrty Goodz). La presse mainstream avait également perdu tout intérêt pour le grime, ou rapportait la condamnation pour meurtre de Crazy Titch en 2006 – qui avait tiré sur un producteur – comme si c’était la musique grime elle-même qui avait appuyé sur la gachette. La fameuse procédure d’évaluation des risques baptisée Form 696 était utilisée par la police pour annuler le peu de soirées grime qui survivaient à Londres. Les MC’s étaient suivis par les flics dès qu’ils sortaient, des histoires circulaient comme quoi les flics confisquaient les passeports des organisateurs de soirée en guise de caution au cas où il y aurait des incidents (comme si les mecs allaient quitter le pays après leurs méfaits, façon Western).

Même l’underground était en berne ; la scène DVD qui battait son plein était à l’agonie à cause de YouTube, la production vinyle était devenue quasi-inexistante, remplacée par des mixes CD qui étaient la plupart du temps rippés et mis en téléchargement libre sur le net par les fans hardcore. Il y avait encore des émissions à la radio, mais moins fréquentes ; les animateurs avaient lâché l’affaire et cherché de vrais boulots, quant aux DJ’s, leur attention était plus portée sur la house à cette période, le style qu’il fallait jouer pour être booké. Pas besoin de préciser que les journalistes ont annoncé avec joie le certificat de décès du grime, qui suffoquait sous les basses ronflantes du dubstep. Et pourtant, lorsqu’on s’était vu après son concert au 93 Feet East de Londres, il y a 9 ans, Skepta semblait super optimiste.

« Les gens fuient le grime pensant que ça ne fonctionne pas, mais ce sont tous des vendus, mec. Voilà pourquoi Boy Better Know va devenir le meilleur truc dans cette scène, sans se forcer. »

Le futur a fait son oeuvre les années qui ont suivi, entre le prometteur premier album de Skepta en 2007 – très modestement baptisé, Greatest Hits – où se bousculaient une version carnavalesque du thème de Match of the Day, une reprise du classique higlife nigérien « Sweet Mother », une piste hilarante inspirée de Blur pour un de ses alliés les plus précieux, Wiley (« You need a Tom-Tom just to get around Bow »), et en un peu moins hilarant, ce morceau turbo-lad sous influence Transformers. Après des années d’expérimentation débridée (réécoutez bien ses disques, le mec tente TOUT), entre 2010 à 2012, il a quand même réussi à placer 5 titres dans le Top 40 : qui, avouons-le, sont pour la plupart dispensables. Dur de comprendre comment un même artiste a pu un jour produire un beat tellement dur qu’il a provoqué des tirs de flingue dans une rave, et plus tard un hymne à Ibiza nommé « Amnesia » ; mais en même temps, qui pourrait lui en vouloir de prendre sa part du gâteau ?


Et puis, en 2014 est sorti « That’s Not Me », le titre de la rédemption et le point culminant d’une épiphanie qui avait débutée en 2012 avec « Ace Hood Flow ». Les deux morceaux suggéraient la même chose : que le salut était à trouver au sein du grime, et pas ailleurs. Il est tentant de spéculer sur ce qui aurait pu se passer si « That’s Not Me » n’était jamais sorti : bien sûr, Stormzy, Novelist, AJ Tracey et les autres auraient fini par attirer l’attention, mais est-ce que Boy Better Know se serait retrouvé à la tête du Wireless festival cet été ? Est-ce que des vétérans de la première vague grime comme Kano seraient sortis de leur retraite pour un retour aux sources ? Est-ce que Dizzee Rascal performerait Boy in da Corner en live en entier ?

Skepta est devenu l’avatar ultime de cette résilience du grime, infusant la nouvelle génération de la même confiance flamboyante qui le caractérise. Comme Stormzy me l’a dit l’année dernière : « Skepta est un élément-déclencheur de tout ça, parce que tu t’aperçois en le voyant qu’il a cette assurance de dingue… C’est comme si tout le monde avait percuté au même moment : attendez, bordel, mais on défonce – on dé-fonce. Mon survet’ tue. Mon freestyle rue. Ma façon de faire tue. Et tout le monde s’en rend compte. Quand tu as ce niveau d’assurance et de confiance, ça déteint sur les gens. L’énergie est au top en ce moment. »

Après un weekend d’écoute intense, on peut sans risque affirmer que l’énergie est également au top sur Konnichiwa. Dans un certain sens, savoir si Konnichiwa est un album majeur importe peu – pourquoi Skepta ou le grime auraient besoin de la validation de ce format arbitraire en 2016 ? Le grime n’a jamais été un genre à albums, malgré quelques exceptions notables (Treddin’ on Thin Ice de Wiley ou This is the Beginning de Dott Rotten) ; c’est une musique qui prend son sens dans les raves, à la radio, sur des singles, dans les mixtapes, les freetyles, les collabs, les remixes et des vidéos filmées au téléphone.

Malgré ça, il y a une partie de Skepta qui veut être prise au sérieux en tant qu’artiste, pas seulement comme un MC, et ce depuis le début. À l’époque où il chopait le micro lors des émissions de DJ Maximum sur Rinse FM en 2007, il tenait toujours à préciser que son album à venir, Greatest Hits, serait effectivement un album, et pas une mixtape. Je lui ai rappelé ce tic au cours d’une interview l’année dernière et il ne s’en rappelait plus. « C’est ce que je racontais ? Sans doute parce que les gens pensaient que le grime ne pouvait pas produire d’album, que notre musique était juste un truc de rave. Tout le monde disait que ‘seuls les rappeurs américains sont des mecs à album’. »

À l’image de son premier album, Konnichiwa n’est pas juste un truc à écouter en soirée, et ce n’est pas une mixtape avec le cul entre deux chaises. Sur « Corn on the Curb », une des huit nouvelles chansons, Skepta est rejoint par celui qui l’a incité pour la première fois à prendre un micro, Wiley, et l’intensité saute aux yeux : « I don’t care about VIP / I’ve got very important places to be ». Bien sûr, Skepta a été applaudi par de nombreux VIP internationaux, et comme vous le savez désormais, Drake, Earl Sweatshirt ou Kanye West ne sont malheureusement pas (est-ce si dramatique ?) en featuring sur son album (Skepta a avoué récemment qu’il y a plus de chance que vous le retrouvez sur le futur disque de Drake – « ça a plus de sens ») ; à la place, on a « Numbers » avec Pharrell, un rap régressif surprenant.

Par dessus tout, Konnichiwa fonctionne parce que c’est un album de grime qui ne camoufle pas ses racines. C’est la matérialisation de l’underground anglais enfin fier de ses origines, la rue. « Je savais que j’avais l’obligation de représenter le pays » racontait Skepta à Zane Lowe le mois dernier, « pas seulement les autres MC’s, mais le son dans sa globalité. Je montre chaque élément de Londres… c’est très bien équilibré. » En effet, ça l’est – mais bien qu’il contienne des apparitions au micro de la crème anglaise (désolé) actuelle, la principale force de Konnichiwa est sa consistance dans le son et l’esprit : le point crucial à mentionner c’est que 8 des 12 titres du disques ont été produits par Skepta en personne.

« Lyrics » est un autre des tubes de cette nouvelle fournée, bourré de sons typiquement grime, type bruits de consoles de jeu vidéo. C’est aussi une leçon d’histoire des sound-systems britanniques – rien de pédant ou de rétro mais une union entre passé, présent et futur : ça commence par un sample d’un des piliers du grime, une battle sur scène entre le Pay As U Go Cartel et le Heartless Crew, en 2001. Le grime ne s’appelait même pas encore comme ça, mais le UK garage allait bientôt lui donné naissance. Alors que la tension était en train de monter entre les deux crews sur scène, un jeune Wiley intervient pour dire aux MC’s de se détendre : « Lyrics for lyrics, calm. CALM ». En d’autres termes : tu veux étaler ce mec ? Voilà le micro. Et c’est à ce moment que Novelist débarque sur la track, 15 ans plus tard (il avait 4 ans en 2001, quand le clash a eu lieu). La boucle est bouclée.

Konnichiwa sera sûrement un triomphe pour une scène entière, et une vitrine de tous ses talents, mais il va aisément dépasser ce stade rien qu’avec le trio imparable de titres qui sont marqués sur sceau Skepta : « Man (Gang) », « Shutdown » et « That’s Not Me » sont les 10 minutes qui feront comprendre à n’importe quel néophyte pourquoi Skepta en est là aujourd’hui. La vibe théâtrale rythmée par cette ligne de basse à ressort est le vecteur parfait de son flow limpide, « Man (Gang) » et les deux autres morceaux ont ressucité un genre entier. Parce que la carrière de Skepta a slalomé dans de nombreuses directions durant les 14 ans qui nous séparent de « Pulse Eskimo », on comprend qu’il est enfin arrivé à sa place, musicalement et spirituellement ; il a exploré les deux versants – le vrai truc et les dommages collatéraux d’un côté, et les teufs d’Ibiza de l’autre. Il semble désormais avoir trouvé son équilibre : il peut sortir son blé pour faire venir toute son équipe à Amsterdam, tout en restant bien déterminé à garder les pieds sur Terre. « Boy better know man went to the Brits on the train / Think it’s a game? / Man shut down Wireless, then I walked home in the rain ».

Au pic de la Skeptamania l’été dernier, le filer lorsqu’il traçait dans Londres de studio en studio, de la maison de ses parents à Palmers Green, jusqu’à la soirée de lancement de « Shutdown » – une rave illégale incroyable sur un parking de Shoreditch – il y a une image qui a captivé l’attention de Joseph Junior. C’était une photo de fans escaladant un grillage de 3 mètres de haut pour accéder à la teuf, après que deux gardes aient fermé la barrière. Avec une sévère gueule de bois le lendemain, Skepta avait lancé à sa bande « Il faut qu’on fasse quelque chose avec cette photo » ; je lui ai demandé pourquoi il bloquait autant dessus :

« Je trouve juste qu’elle immortalise parfaitement la nuit d’hier. Et ce que je fais dans l’industrie musicale : si tu ne peux pas entrer, escalade la barrière. Je l’adore. »

Vous aussi, franchissez cette barrière. Et déboîtez tout.


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Vous pouvez revoir notre documentaire sur Skepta ici.