Sous l’impulsion de Kim Jong-un, les Nord-Coréens se convertissent au capitalisme

Pour de nombreux jeunes étudiants nord-coréens, répéter les chorégraphies des grandes parades nationales est presque un rite de passage. Quand Katharina Zellweger, travailleuse humanitaire en Corée du Nord, s’est retrouvée à l’une de ces répétitions à Pyongyang, sur la place Kim Il-sung, au printemps dernier, elle a trouvé l’évènement somme toute très classique.

Zellweger a été bien plus surprise quand les étudiants se sont séparés pour le déjeuner, et ont sorti leurs téléphones portables, une chose impensable dans le pays il y a encore quelques années. Et, comme tous les adolescents du monde, penchés sur leurs écrans, les yeux vitreux, ils ont commencé à envoyer des textos, et à prendre des photos.

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« C’était comme partout, » se souvient-elle. « Des garçons et des filles, sur leurs téléphones portables. »

Pour Zellweger, cette scène montre à quel point la Corée du Nord (pays où, il y a encore quelques années, le dentifrice et le savon étaient des produits de luxe) a évolué.

Ce changement a pris place parallèlement à l’ascension de Kim Jong-un et à la consolidation de son pouvoir ces cinq dernières années.

Après avoir provoqué sans relâche la communauté internationale à propos de ses progrès nucléaires, et sans la moindre gêne, avoir fait assassiner son oncle et son demi-frère, le jeune despote s’est révélé bien plus cruel et malin que son père, Kim Jong-il, ne l’a jamais été.

« Ils deviennent sérieusement capitalistes. »

Mais, à côté de ces lignes de conduite, selon les observateurs, il a aussi surpris en adoptant une stratégie économique « pro-marché ». Le Royaume ermite n’a jamais eu l’air aussi normal. Malgré des dissonances apparentes, le programme nucléaire et l’agenda économique de Kim Jong-un sont en fait deux composantes d’une seule politique, surnommée « la ligne byungjin » : devenir une vraie puissance nucléaire rend la Corée du Nord intouchable, et la prospérité économique assure que les élites et la classe émergente de consommateurs ne se retournent pas contre lui.

« Ils deviennent sérieusement capitalistes, » dit Andrei Lankov, un expert de la Corée du Nord de l’université Kookmin de Séoul, et directeur du Korea Risk Group. Lankov a décrit Kim Jong-un comme le leader le plus « pro-économie de marché » dans l’histoire de la Corée du Nord.

Ces dernières années, Kim Jong-un a mis en place une série de petites réformes qui, bien qu’elles aient l’air insignifiantes aux yeux d’un observateur extérieur, sont presque révolutionnaires dans un pays répressif comme la Corée du Nord.

Depuis que les directeurs d’usines peuvent décider des salaires, ceux-ci ont augmenté, passant d’une moyenne de 1 dollar par mois il y a quelques années à jusqu’à 120 dollars par mois aujourd’hui, pour certains travailleurs. Ces chiffres semblent inadmissibles selon les normes globales, mais pour beaucoup de Nord-Coréens, c’est une bénédiction. Les marchés clandestins où les gens pouvaient acheter, vendre et échanger des biens s’étaient multipliés en réponse à une économie publique inefficace durant les dernières années du règne de Kim Jong-il. À l’époque ces marchés risquaient constamment d’être fermés par les autorités, mais Kim Jong-un semble les tolérer, et le nombre de marchés à présent autorisés a plus que doublé sous son « règne ».

« Quand je vivais à Pyongyang en 2009, une grande partie de la ville était plongée dans le noir la nuit. Quand je suis venu en visite l’an dernier, j’étais étonné de voir des lumières partout. »

En conséquence, un grand nombre de personnes à travers le pays (et surtout à Pyongyang) ne vivent plus les vies strictes et spartiates que les étrangers associent à la famine d’il y a 20 ans.

Les habitants de la ville de Pyongyang célèbrent le succès de l’essai hydrostatique pour l’installation d’un missile balistique intercontinental, dans une photo non datée, publiée par l’agence centrale de presse nord-coréenne (KCNA), à Pyongyang, le 6 septembre 2017. (KCNA via Reuters)

La vie n’est pas simple pour la plupart des Nord-Coréens, mais dans la capitale, les tenues monochromes du socialisme sont en train de faire place à des tenues plus branchées. De nombreuses femmes portent des chaussures à talons, des sacs à main et des bijoux. Les hommes se retrouvent dans des bars en plein air pour partager une bière après une journée de travail. Des familles vont à la piscine, au café ou encore au spa le week-end. Il y a même un centre d’équitation. La planète s’est moquée de Kim Jong-un lorsqu’il a fait construire un aquarium pour dauphins, un acte vu comme un caprice excessif et orgueilleux quand son peuple mourait de faim. Mais si vous demandez leur avis aux habitants, comme l’a fait Zellweger, ils vous répondront tout excités que c’est en fait un vrai soulagement, car ils ont aujourd’hui plein d’endroits où emmener leurs enfants pour les distraire.

« Si je me tiens à ce que disent les journaux, je penserais que toutes les femmes et enfants en Corée du Nord sont en train de fabriquer des armes nucléaires. Mais ce sont des gens bien et sympathiques. Comme nous, ils veulent profiter de la vie, » dit le docteur Nagi Shafik, un spécialiste de la santé publique qui a visité la Corée du Nord pour la première fois en 2001 pour l’UNICEF. « Quand je vivais à Pyongyang en 2009, une grande partie de la ville était plongée dans le noir la nuit. Quand je suis revenu l’an dernier, j’étais étonné de voir des lumières partout. »

Ces changements se sont en partie faits grâce à Kim Jong un, et ont aussi été rendus possibles par ce que les Nord-Coréens ont appris de la famine désastreuse des années 1990, qui a tué au moins un million de personnes. L’État avait arrêté de fournir des rations régulières durant la famine, et n’a jamais complètement relancé ce programme. C’est de cette période qu’a émergé une génération combative de Nord-Coréens qui n’attendent aucun cadeau de l’État.

« Ils savent qu’ils doivent se débrouiller seuls, » dit Zellweger. « Il y a 25 millions de personnes en Corée du Nord qui sont nées dans ce système. Et elles doivent gagner leur vie. Ce facteur va influencer de plus en plus le développement du pays dans le futur. »

Après avoir souffert pendent si longtemps, et tant travaillé pour pouvoir jouir du plus ordinaire des conforts, cette classe entrepreneuriale cherche de plus en plus la stabilité, et elle est donc importante pour Kim Jong-un. Les satisfaire est devenu l’une des priorités du régime. Kim Jong-un a ajouté une année en plus à l’école primaire, une dépense considérable pour tout gouvernement. Le système de santé publique, bien que toujours loin des standards internationaux, s’est amélioré. Le leader nord-coréen a aussi permis l’explosion du domaine des loisirs, avec de plus en plus d’installations, de projets pour de nouvelles infrastructures, dont la récente ouverture d’une rue commerçante piétonne, composée de magasins et restaurants à Pyongyang.

Selon Simon Cockerell, qui vient de terminer son 165ème voyage en Corée du Nord pour Koryo Tours, le plus grand changement dans le pays a été l’émergence d’une classe moyenne. « Cela montre un niveau d’aspiration qui n’était pas vraiment possible il y a quelques années. Le consumérisme à Pyongyang est devenu plus accepté et plus visible dans la société. »

« Ce n’est pas la stratégie de base d’un leader de troisième génération, qui gaspille sans réfléchir son argent et son pouvoir. »

La grande majorité des Nord-Coréens continue à vivre dans la pauvreté. Mais les experts comme Lankov, qui a étudié le pays depuis les années 80, disent que le niveau de vie s’est amélioré pour tout le monde, et pas juste pour les élites. Un nord coréen pauvre d’il y a 20 ans faisait face à la famine et la mort. Aujourd’hui, les problèmes sont moins urgents. « Si quelqu’un est pauvre, cela veut dire qu’il ne peut pas se permettre de manger du porc, mais peut-être qu’il peut avoir une tranche de poisson tous les week-ends, » dit Lankov.

Des hommes nord-coréens sont assis sur la rive de la rivière Yalu à Sinuiju, Corée du Nord, qui borde Dandong dans la province chinoise de Liaoning, le 9 septembre 2017. (REUTERS/Aly Song)

Ces changements étaient la seule chance pour Kim Jong-un s’il voulait survivre à long terme. Il est allé au-delà de la vieille tactique de son père, qui consistait à échanger le progrès nucléaire de son pays contre de la nourriture et du pétrole. Sa stratégie économique semble viser non seulement le bénéfice des élites politiques, mais aussi des citoyens ordinaires, c’est-à-dire la classe moyenne émergente. Le fait que les gens de cette couche constatent des progrès augmenterait les chances que cette dictature de troisième génération dure.

« Jusqu’à il y a quelques années, la majorité des Nord-Coréens auxquels j’ai parlé étaient suspicieux et sceptiques. Il avait l’air trop jeune, il n’était pas du tout connu, » dit Lankov. « Mais il est devenu très populaire, car l’économie et le niveau de vie s’améliorent. »

Kim Jong-un a combiné sa politique économique avec un État policier sévère. Les Nord-Coréens n’ont que très peu de libertés. Les observateurs ont tendance à dire que Kim Jong-un a cherché à renforcer son contrôle politique. Au plus haut niveau, il a éliminé sans merci les élites politiques. Pour les citoyens ordinaires, la surveillance quotidienne est restée rigoureuse, et les dissidents craignent toujours d’être enfermés dans les tristement célèbres camps de prisonniers du pays. Le long de la frontière chinoise, une clôture a été érigée, de nouvelles tours de surveillance ont été construites, et davantage de gardes ont été installés. En conséquence, le nombre de personnes fuyant le pays a diminué. Cette répression punitive définit le troisième pilier de la « ligne byungjin », complétant les armes nucléaires et la nouvelle poussée économique.

L’expansion nucléaire agressive de la Corée du Nord est un pari très risqué, car elle pourrait déclencher une réponse militaire de la part des États-Unis. Mais Kim Jong-un semble croire qu’avoir un missile nucléaire capable d’atteindre le continent nord-américain lui permettra de gagner du temps afin d’assurer sa dominance totale et de diriger ses politiques internes.

« Ce n’est pas la stratégie de base d’un leader de troisième génération, qui gaspille sans réfléchir son argent et son pouvoir, » observe John Park, directeur du Korea Working Group au Harvard Kennedy School. « En réalisant ces avancées techniques, il a plus l’air d’un leader de première génération. »

Des tensions existent naturellement entre une libéralisation basée sur les marchés et les deux autres piliers de la « ligne byungjin », et sa stratégie agressive lui a évidemment valu des critiques. Mais une chose est claire : Kim Jong-un emmène son pays en terrain inconnu, et ne peut être certain du résultat.

« Personne ne sait ce que ça va donner, » dit Lankov. « Mais si ça ne marche pas, nous allons être confrontés à une révolution. »


Melissa Chan est une journaliste spécialiste des affaires internationales. Elle collabore avec le Global Reporting Centre et est membre du Council on Foreign Relations. Suivez-la sur Twitter.