Cypress Hill, Beastie Boys, le Wu-Tang Clan, LL Cool J, X’Zibit, De La Soul, mais aussi 113, Svinkels, NTM, Assassin et tant d’autres : entre 1995 et 2001, Stéphane Saunier les a tous fait venir sur le plateau de Nulle Part Ailleurs. Une émission bénie, à faire passer Le Grand Journal pour un triste folklore bourgeois, où le hip-hop était considéré dans toutes ses dimensions : politiques, sociales, musicales et textuelles.
Aujourd’hui en charge de la programmation de L’Album de la Semaine, Stéphane Saunier est revenu sur cette époque où DJ Abdel pouvait dialoguer avec Public Enemy, où le Wu-Tang et IAM partageaient le même plateau et où les Fugees étaient encore au sommet – et pouvaient donc encore se permettre d’emmerder leur monde.
Noisey : Comment t’es-tu retrouvé à programmer des groupes sur Canal + ?
Stéphane Saunier : Dans les années 1990, je m’occupais de la branche française d’un label de metal, Roadrunner, et j’appelais régulièrement Catherine Birambeau, alors en charge de la programmation de Nulle Part Ailleurs, pour lui proposer des groupes. Parmi eux, Sepultura a vraiment marqué l’émission et je pense que ça a suffit à Catherine pour me proposer de prendre sa succession en 1995. C’était impossible de dire non. D’autant qu’il n’y avait aucune règle. D’entrée de jeu, j’ai pu faire la programmation que je voulais. J’étais entièrement libre. Bon, la première année, je travaillais essentiellement avec des groupes de rock, ceux qui correspondaient à mon background, mais j’ai vite compris que c’était absurde de s’arrêter à ça. Très rapidement, j’ai donc commencé à taper dans d’autres styles : l’électronique, le hip-hop, etc.
Il y a eu des différences de programmations selon les présentateurs ? Philippe Gildas, Nagui et les autres avaient-ils un regard ou un mot à dire sur tes choix ?
Franchement, ils n’avaient rien à dire. Je faisais ce que je voulais, sans me demander si j’allais parfois trop loin ou non. Parfois, en fin d’émission, on pouvait me glisser un mot pour me signaler que le groupe était quand même bien audacieux, mais je m’en fichais. Lorsque j’ai programmé Atari Teenage Riot et Slipknot, deux groupes qui ont marqué les esprits, je ne faisais qu’appliquer une programmation en lien avec le nom de l’émission. Autrement dit : faire venir des artistes que l’on ne voyait nulle part ailleurs.
Tu te souviens du premier groupe de hip-hop que tu as faire venir dans l’émission ?
Je crois que c’était The Roots en 1996. Une superbe rencontre. Dans le hip-hop, il y a vraiment deux clans : d’un côté, les mecs adorables et, de l’autre, les relous. The Roots font indéniablement partie de la première catégorie. En plus de leur attitude et de leur comportement, les mecs proposaient un mix très intéressant dans leur approche des textes et de la mélodie. Ce que je regrette, en revanche, c’est que The Roots n’ait jamais connu plus de succès en France. Je les ai fait venir plusieurs fois, je les ai vraiment poussés et ça n’a jamais vraiment suffit…
Tu le disais : les rappeurs ont la réputation d’être difficiles à gérer ou d’arriver sur scène au dernier moment. Tu as été confronté à ce genre d’attitude ?
Ça pouvait arriver, oui. Blackstreet, Guru ou encore Ice-T, tous ont été compliqués à gérer. Les mecs te prennent pour un blanc à la con qui fait de la télé et sont capables de te faire chier à tous les niveaux. Comme exiger des pâtes italiennes avec le goût américain, ce genre de truc. Il y avait aussi les Fugees. Le groupe était alors au sommet et ils avaient vraiment la grosse tête.
En 1999, Lauryn Hill revient pourtant faire un medley, non ?
Tout simplement parce qu’on adorait sa musique. Bien sûr, elle vendait des millions et était injoignable parce qu’elle préférait faire les boutiques sur Paris, mais une fois qu’on leur explique qu’on n’est pas leur larbin, certains finissent par comprendre. Et quand tu vois cette prestation de Lauryn Hill, tu comprends pourquoi on n’a pas hésité à la faire revenir.
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À l’inverse, j’imagine que le passage de certains rappeurs t’a beaucoup marqué ?
Le show de Dr. Dre et Eminem étaient vraiment énorme. Ce qui est dommage, en revanche, c’est que j’avais milité pour qu’Eminem soit également sur le plateau aux côtés de Dr. Dre pour répondre aux questions, mais la rédaction ne voulait pas. Il n’était pas encore assez gros et elle voulait que l’on se concentre sur Dre. Quand on sait ce qu’il est devenu… Sinon, je suis très fier d’avoir programmé des types réputés sulfureux tels que EPMD, Cypress Hill, Public Enemy ou encore Company Flow, dont j’adorais l’album à l’époque.
C’était aussi ça la force de NPA, ne pas se contenter d’aligner les gros noms et faire venir des entités moins connues du grand public telles que Common ou Company Flow.
Encore une fois, je respectais l’adage de l’émission. Pour tout dire, je ne suis même pas sûr que Company Flow ait eu l’occasion de faire une télé aux États-Unis. Et pourtant, c’était essentiel de ramener ces groupes qui, à l’image également de Blackalicious et de Coldcut, avaient une autre vision du hip-hop, plus soul, plus jazz ou électro. Quand tu vois ce qu’est devenu Company Flow aujourd’hui, le mythe qu’il possède, je pense avoir fait le bon choix. Et j’en suis très fier.
Comment tu faisais pour faire venir de tels groupes ?
À l’époque, l’émission avait un rayonnement international. On programmait 220 groupes par an, on avait une bonne réputation et c’était suffisant pour que les labels nous appellent directement. Et puis comme j’étais en contact direct avec les managers, ces derniers, même s’ils venaient du rock, avaient toujours un ou deux rappeurs dans leur catalogue. Sachant que les disques se vendaient encore à foison et que la télé pouvait contribuer à ça, les mecs ne lésinaient pas sur les budgets promotionnels.
Certains titres interprétés étaient même parfois très osés : « Mon Esprit Part en Couilles » d’Expression Direkt ou « Qu’est-ce Qu’on Attends ? » de NTM.
Quand tu parles de hip-hop, tu parles forcément d’engagement. Jungle Brothers, Public Enemy, Mos Def ou encore Saul Williams : ils avaient tous quelque chose à dire. Ça faisait partie de leur démarche. Au même titre que Ferré ou un autre, il fallait donc accepter leurs textes. La Rumeur, par exemple, dans le genre sulfureux, ça se pose là. Et c’est encore vérifiable aujourd’hui : les mecs n’ont rien lâché face à Sarkozy, ils ont fait un film pour dénoncer le ghostwriting et ils animent des ateliers d’écriture et de rythme. C’est 100 % honnête.
En parlant de Public Enemy, tu as quand même réussi la rencontre improbable de ces derniers avec DJ Abdel…
C’est vrai que l’émission a permis ce genre de rencontres. Et ça a marqué les esprits. Un comme celle de Jamel et de Barry White.
En 1997, tu réussis aussi le pari de programmer le Wu-Tang et IAM sur le titre « La Saga ».
La venue du Wu-Tang au festival Rock à Paris avait déjà été très compliquée. Les mecs étaient incontrôlables : ils se baladaient séparément dans Paris, ils avaient pris des voitures et s’étaient barrés, ils avaient échangé tous leurs micros avant de monter sur scène, ils étaient bourrés au champagne et leur tour manager était au bord de la crise de nerfs. Mais, tout ça, tu le sais déjà lorsque tu acceptes de les programmer. Heureusement, leur performance dans l’émission était plus carrée.
Akhenaton, un peu comme NTM, c’était un peu l’habitué de l’émission, non ?
Ce sont deux groupes qu’on a beaucoup suivi et qui symbolisaient à merveille l’axe Paris-Marseille. IAM était forcément plus calme et cool que NTM, mais ça s’est toujours bien passé entre eux et nous. La seule fois où ça a été un peu tendu avec NTM, c’était lors de leur concert privé. Sur la route, Joey s’était fait arrêter deux fois par les flics, ça l’avait mis en retard et il était forcément un peu tendu. On aurait aimé pouvoir faire autant pour Assassin, que l’on a soutenu au début. Malheureusement, le groupe a été assez absent pendant quelques temps et il a fallu se tourner vers une autre génération de rappeurs.
Avec tout ça, il y a des groupes que tu regrettes de ne pas avoir programmé ?
Bien sûr, j’aurais adoré programmer N.W.A, Run DMC, Blackstar ou même Talib Kweli. Mais certains d’entre eux n’étaient plus actifs ou étaient tout simplement trop difficiles à gérer, avec leur entourage et autre. J’ai longtemps cherché également à faire venir 2Pac, mais ça n’a été qu’une succession de discussions sans suite. Il venait de se faire tirer dessus et les venues promotionnelles étaient devenues ingérables : le label voulait 8 gardes du corps au lieu de quatre, 2Pac n’avait pas forcément le droit de quitter le territoire à cause de son procès et n’arrivait pas forcément à contrôler ses actes à cette époque. Tout ça fait que ça ne s’est jamais concrétisé.
Aujourd’hui, une telle programmation ne semble plus possible, même sur Canal +. Tu as l’impression que la télé a beaucoup changé ces dernières années ?
Honnêtement, je trouve plutôt que c’est le hip-hop qui en a pris un coup. J’ai l’impression qu’il y a moins de foisonnement, que beaucoup sont rentrés dans le rang. Ces dernières années, j’ai beaucoup aimé des mecs comme The Streets, King Krule et Professor Green, mais ce sont des anglais. Le hip-hop US me fascine moins. Il y a bien des trucs complétement fous sur Internet, mais les mecs ne viennent pas en France. Ils n’ont pas conscience de toucher notre territoire.
C’est pour ça que les groupes de hip-hop sont rares dans L’Album de la Semaine ?
Bien sûr : c’est un peu con de faire venir en promo des mecs dont le skeud est introuvable en France. Si ces groupes-là avaient un album à proposer en France et cherchaient à développer un public ici, je n’hésiterai pas une seconde à les programmer. Sauf que l’on ne paie pas les groupes, uniquement la technique. Je ne peux donc pas me permettre de faire venir un collectif des États-Unis uniquement pour interpréter quelques titres. Ces dernières semaines, on a malgré tout programmé Odezenne, dont l’univers est vraiment original : le mix des voix est fabuleux et, musicalement, il se passe des trucs. On recherche l’excitation.