Google Maps est une technologie intrusive, invasive, devenue quasi “naturelle” pour les cyborgs que nous sommes, toujours dépendants de nos smartphones et autres gadgets électroniques. Pratiques et indispensables pour explorer la territoire terrien, Google Maps et Street View vous permettent d’être guidés et de marcher dans les rues du monde entier comme si vous y étiez. Du monde, enfin quel monde ? Car l’entreprise cartographique de Google choisit de manière quelque peu arbitraire les localisations géographiques qu’elle intègre dans sa base de données. Ainsi les voitures aux “neuf yeux” (comme les a surnommées l’artiste Jon Rafman) ne se sont pas encore promenées dans les rues de Cotonou, Dakar ou Marrakech, alors que l’on visite Paris, Londres ou Los Angeles en un clic… “Cela prend du temps”, répond l’ingénieur en chef de Google Maps dans un article du Monde de 2015 quand on l’interroge sur le sujet. C’est une preuve que le continent africain n’est “pas économiquement et commercialement intéressant pour le service de cartographie” rétorque Jerry Brotton, professeur d’histoire à l’université Queen Mary de Londres. Le monde qui apparaît sur nos écrans est un monde cartographié selon Google Maps, qui donne une image partielle et partiale de certains territoires.
Rendre visible l’invisible ?
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En même temps, cette image constitue pour beaucoup de régions cartographiées une base de données exhaustive, puisqu’elle agglomère différents types d’informations — tout comme son concurrent *open data*, qui lui est mis à jour par une communauté active d’utilisateurs mais reste moins connu du grand public, Open Street Map. Ainsi, Google Maps agrège différentes sources de données et peuple ses fonds de carte avec les coordonnées géographiques et informations d’un nombre conséquent d’endroits : lieux de culte, parcs, restaurants ou supermarchés, mais aussi prisons ou centres de rétention administrative.
Du coup, lorsque l’on explore Maps, cela donne lieu à un mélange des genres un peu curieux. Car en devenant des artefacts virtuels sur une carte, ces localisations sont soumises aux commentaires et évaluations des utilisateurs du service. Un centre de rétention administrative ou un bar de hipsters seront donc évalués de la même manière, avec des commentaires et des petites étoiles rendant compte de la “satisfaction” des utilisateurs. Mais même si ça nous fait un peu bizarre, en répertoriant les centres de rétention administrative dans le monde, Google Maps permet de rendre visibles des lieux dont le fonctionnement reste globalement opaque pour le citoyen moyen. Pour résumer, les étrangers sans-papiers et demandeurs d’asile qui se sont vus interdits de séjourner en France sont amenés dans ces centres pour être reconduits dans leur pays d’origine, ou expulsés dans les premiers pays d’arrivée en Europe. En 2014, on comptait 44.458 “éloignements forcés” ou expulsions du territoire.
Ailleurs, les systèmes de rétention administrative de personnes interdites de séjourner sur le territoire varient. En France, ces centres sont sous la tutelle du ministère de l’Intérieur et sont des lieux différenciés des prisons, alors que l’Allemagne, elle, a recours à ses prisons gérées à l’échelon local. Aux États-Unis, il s’agit souvent, comme au Royaume-Uni, d’entreprises de sécurité privées qui gèrent ces infrastructures. La sémantique diverge également : c’est pour cela que dans cet article, vous trouvez à la fois le mot “détention” et “rétention”. Car on parle d’”immigration detention center” chez nos amis américains, terme qui rappelle les prisons qu’ils utilisent pour détenir les immigrés illégaux ; les Anglais, eux, parlent d’”immigration removal centre” (traduit de manière barbare, ça donne “centres de renvoi d’immigration”). Pour les Français, la dénomination de ces centres de “rétention administrative” minimise avec une habile litote le fait que l’on peut quand même y être “retenu” pour une durée maximum de 45 jours (sauf pour cas particuliers, comme le terrorisme, où la rétention peut durer 6 mois). Rendre visible un centre de rétention administrative sur une carte, c’est ambivalent. Car cela peut exposer des populations déjà marginalisées par l’acte de détention et les rendre plus vulnérables qu’elles ne le sont déjà. Mais cela donne aussi une visibilité à des personnes qui vivent dans des lieux qui sont parfois terrains d’actes de violence ou qui méprisent le droit international, ce qui leur donne une visibilité politique – et peut leur permettre d’exister davantage dans le débat public.
Annoter les lieux pour faire entendre sa voix
Professeur de géographie de l’information à l’Oxford Internet Institute, Mark Graham analyse ainsi le phénomène des notes laissées aux centres de rétention sur Google Maps : “Le numérique fait entièrement partie de nos quotidiens, et donc des lieux physiques. Ces endroits sont devenus pour beaucoup d’utilisateurs et de citoyens autre chose que des constructions en dur faites de briques et de mortier ; ils sont constitués de briques et de mortier, mais aussi d’informations.” Graham élabore en se réfèrant à Henri Lefebvre, sociologue français, père du concept de “droit à la ville” dans les années 1960 : “Cela devient crucial dans la mesure où nous revendiquons tous des droits à ces endroits que nous habitons, où nous vivons.” Lefebvre voyait le “droit à la ville” comme une étape nécessaire à l’appropriation des lieux, qui dépasse donc leur simple dimension physique. Marxiste, le sociologue espérait qu’à travers cette étape, à travers cette participation active à la ville, se construirait une “production sociale” et collective de l’espace qui nous entoure.
Or il semble aujourd’hui que c’est une vision néolibérale de la ville qui triomphe. Dans la sphère physique d’abord, l’espace public des villes globales est de plus en plus privatisé. En 2015, la sociologue Saskia Sassen, professeur à Columbia University, estimait que les acquisitions de terrains urbains par des fonds d’investissements ou entreprises atteignaient 600 milliards de dollars entre mi-2013 et mi-2014. Et il l’est également dans la sphère numérique, sur Google Maps, où nous sommes des consommateurs plus que des créateurs de lieux.
Reste que certaines fonctionnalités comme les commentaires permettent à certains utilisateurs de se saisir de ces lieux et de les rendre donc plus visibles. Graham analyse : “Les utilisateurs utilisent Google Maps d’une manière créative afin de noter ces endroits. De la même manière que les lieux géographiques ‘physiques’ sont aussi des lieux de contestation, les commentaires laissés sur Google Maps sont un nouvel espace virtuel pour l’expression de celle-ci.” Quelques petites recherches montrent que certains centres sont davantage sujets d’évaluation. Alors que le centre de rétention administrative de Palaiseau n’a pas de commentaires, son équivalent britannique, le “Conlbrook Removal Immigration Centre”, lui, comptabilise quelques avis éparpillés.
Pour le centre de détention de Christmas Island au large de l’Australie, ce sont des dizaines de commentaires d’Aussies qui s’affichent, oscillant entre provocation cynique, trolling raciste et critiques de la politique extrêmement répressive du gouvernement australien. Donald Windsor, un des internautes qui a laissé un commentaire, motive son choix par le fait que la plate-forme lui en a donné l’”opportunité” : “J’ai laissé un commentaire car c’est mon gouvernement qui administre ce centre. Or nous n’avons que très peu l’occasion d’exprimer notre dégoût face à l’existence de ces centres, et Google Maps me permet de le faire.” D’autres, peut-être moins humanistes que Donald, se lancent dans l’humour potache : “J’ai passé quelques années de ma vie ici et j’étais ravi […]”, ou : “J’ai commandé un steak saignant, après avoir attendu 20 minutes pour mon repas, c’est arrivé bleu. […]”
Vers un droit à Google Maps ?
Bien que Google Maps référence nombre de centres de rétention pour réfugiés et demandeurs d’asile, les bases de données ne sont pas toujours complètes. Il suffit de faire des recherches comparatives en utilisant les données compilées par l’organisation “The Global Detention Project” qui répertorie ces centres dans le monde entier, pour voir que seuls une poignée d’entre eux apparaissent avec les bonnes métadonnées. Nombre de localisations ne sont qu’une suite de coordonnées géographiques sans légendes sur le fond de carte. Souvent la dénomination des lieux est aussi un problème : une requête “Centro di Identificazione ed Espulsione (CIE)”, l’équivalent italien des centres de rétention administrative français, ne donne pas de résultats ; pour son homologue espagnol, “Centro de Internamiento de Extranjeros”, seules deux occurrences sur douze centres apparaissent dans une requête, selon les dernières données accessibles du Global Detention Centre.
Dans tout ça, on peut se poser la question de la responsabilité de Google Maps. Pour Mark Graham, “il faut se demander qui a le pouvoir de créer ces représentations virtuelles et qui a le pouvoir de les contrôler. Les commentaires dans Google Maps sont dans un sens un terrain d’expression car Google permet un modicum participatif et ne verrouille pas entièrement ses commentaires. Mais reste que le contrôle du code et les algorithmes qui rendent les choses visibles ou invisibles sont entre les mains de Google et non dans celles des utilisateurs.” Si c’était le cas, cela permettrait sans doute une plus grande transparence sur ces lieux de détention, où de nombreux clandestins vivent dans l’incertitude complète de leur futur. Graham conclut : “D’ailleurs, ceux qui sont représentés par ces commentaires — en l’occurrence les sans-papiers ou les réfugiés — n’ont que rarement une chance de participer, ou même seulement de voir les commentaires qui sont censés définir leurs relations à cet endroit, et donc les définir eux.”. Dans les espaces physiques comme dans les espaces virtuels, même donne pour les sans-voix.
Si vous voulez en savoir plus sur les centres de rétention administrative dans le monde, consultez le site du Global Detention Project.
Si vous voulez vous informer davantage sur la situation de ces centres en France, regardez les rapports de la Cimade.
Lilas est sur Twitter : @LilasGuevara. Vous pouvez également la contacter par e-mail.