Là, j’essaie d’avoir la tête du mec hyper détendu et sûr-de-lui mais qui sait se faire un peu menaçant. C’est une posture assez dure à tenir – encore plus quand on vient de se faire arnaquer par un chauffeur de taxi d’aéroport et que le smog suffocant de Manille pèse au-dessus de votre tête.
Je me trouve dans La Loma, un quartier périphérique de la capitale des Philippines. C’est ici que se trouve l’Airbnb que j’ai loué. Mon hôte, Joyce, une quinqua plutôt accueillante, ouvre la grille qui protège sa porte d’entrée et me montre une petite plaque couleur bleu impérial. Il s’agit de l’insigne de police de son mari décédé ; son nom est écrit dessus.
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De retour dans les rues, j’aperçois des familles qui vivent sur le pas-de-porte des magasins. Il y a des gens qui achètent des cartes de téléphone au travers d’un grillage. Pour mon premier repas dans la ville, je ne trouve rien d’autre qu’un restaurant de nouilles chinoises.
Note pour plus tard : il faut toujours se méfier des soupes de fruits de mer qui coûtent moins de 3 euros. Les nouilles sont OK mais que dire des fameux « fruits de mer » ? Ça ressemble plus à de la protéine de poisson reconstituée que l’on aurait peint en fluo. Et dire que je n’étais qu’à quelques rues de ce qui est sans doute le meilleur endroit au monde pour déguster du cochon à la broche.
Car La Loma est connu pour son lechón, le plat national des Philippines : du cochon de lait farci aux herbes et rôti à la broche sur du charbon de bois. Comme on dit ici : si tu organises une fête et que tu n’as pas prévu de lechón, ce n’est pas vraiment une fête.
80 % des lechónes consommés à Manille viennent de La Loma. Selon William Chua, le propriétaire du Ping Ping Lechon, les treize boutiques du quartier vendent à elles seules plus de 500 cochons entiers par semaine. Sous les néons de l’échoppe de William, les cochons sont disposés tels quels sur leur broche : la peau bien dorée et luisante et la gueule encore ouverte. À côté d’eux, un boucher tient en main son hachoir, prêt à trancher quelques morceaux dans la chair parfumée.
Un peu plus tard, je suis invité par Joe Torres, un journaliste philippin, à manger un lechón en compagnie de sa femme et de sa fille.
« Voilà notre plat national » s’exclame-t-il, alors que la serveuse nous apporte le porc à la peau croustillante avec du riz et de pak choi. L’odeur de cette viande rôtie me met l’eau à la bouche.
C’est comme si elle avait le pouvoir de me faire voyager dans le temps et j’imagine alors toutes les fêtes et les banquets de mariage – ou de guerre – qu’elle a bien pu hanter au fil des générations : 1 000 ans de poitrines de porc tranchées, de sang versé et de peau grillée sur la braise pour faire fuir les mauvais esprits me contemplent.
Le lechón est servi avec deux sauces – l’une est épaisse et foncée tandis que l’autre est composée de vinaigre et de morceaux d’oignon rouge. Sous l’assaut de mes baguettes, la peau caramélisée et croustillante dévoile une chair luisante et une saveur ronde et envahissante. C’est le meilleur porc que j’ai jamais mangé de toute ma vie.
Impossible d’obtenir une peau parfaitement croustillante si l’animal n’a pas été bien élevé en bonne santé. Et ça, c’est William Chua qui le dit.
« Tu peux faire n’importe quoi, si ton cochon n’est pas sain, tu ne pourras pas rendre sa peau craquante, explique-t-il. Les Philippins aiment leur porc salé et épicé donc on fourre les cochons avec du sel, de la citronnelle, du poivre blanc, un peu de poivre noir et des feuilles d’oignon. Et on fait braiser la peau avec de la sauce soja – c’est très simple. »
Si le lechón de La Loma est si connu, c’est parce que l’on en sert au gallodrome du quartier – le plus vieux du pays – qui accueille des combats de coqs depuis 112 ans.
« Les dresseurs de coq ne mangent pas de poulet parce qu’ils croient que ça va leur porter malheur, me confie William. Du coup, ils mangent du lechón à la place. Ça se mange aussi en signe de gratitude, pour montrer ses remerciements. »
C’est donc le plat parfait pour célébrer la victoire d’un coq.
La vente de lechón a commencé à devenir un vrai business autour du gallodrome dans les années quarante. À l’époque, les parents de William étaient parmi les premiers à proposer ce plat aux spectateurs.
« C’est resté une affaire de famille, me lance William. Ma mère est toujours en vie et c’est toujours elle qui prend les décisions importantes. Comme pas mal de célébrités sont venues assister aux combats de coq, des entrepreneurs ont débarqué pour vendre des snacks et d’autres plats, notamment du lechón. Comme ils ont vu que ça plaisait aux gens, ils ont ouvert des restaurants de lechón juste à côté. »
À côté, un homme est assis – complètement beurré au beau milieu de la journée – avec quelques amis. Autour d’eux, beaucoup de canettes de bière et une assiette de chicaron bituka (des intestins de porc frits). Il s’incruste sans prévenir dans la discussion : « Je ne sais pas pourquoi tout le monde aime le lechón à ce point. »
« Je pense que ça a quelque chose à voir avec la tradition, répond William. Il faut toujours un lechón à table, peu importe l’occasion. D’ailleurs, s’il n’y a pas de cochon rôti, il n’y a pas d’occasion. »