Yser est un quartier en mutation. D’un côté, le chantier du futur musée d‘art contemporain Kanal-Centre Pompidou et une flopée de nouveaux lofts industriels qui viennent s’y coller. De l’autre, des hôtels de passe et des seringues usagées. Bruxelles expose ici toute sa complexité. C’est là, au numéro 19 du boulevard Baudouin, défiguré par l’autoroute urbaine de la petite ceinture, que se dresse entre les bars d’appartements modernes une ancienne maison de maître. J’y retrouve Lena Dewaegenaere (32 ans). Elle m’ouvre la porte en fer forgé rafistolée et me fait entrer dans un vestibule au faste fané. Si le marbre des cheminées persiste, les moulures tombent en ruine, l’escalier se disloque, les murs s’effritent.
« Quand on est arrivé, le lieu était dans un très mauvais état, me raconte Lena. Ça faisait trente ans que le bâtiment n’était plus occupé. Tout était couvert de fientes de pigeons. Les deux premiers mois, on a fait que nettoyer. »
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Rapidement, alors qu’on s’enfonce dans la maison, je découvre un vaste espace à la structure de fer et au plafond de verre – deux étages qui transpercent la maison, l’éventrant sur plusieurs niveaux. C’est impressionnant et complètement inattendu. « C’était une discothèque, m’explique Lena. Ça s’appelait Le Beau Bruxell. Dans les années 1980 et 1990, c’était un lieu alternatif géré par des artistes qui y organisaient des concerts, des soirées, des expositions. »
Découvrir les ruines d’un ancien temple de la fête, caché derrière la façade d’une simple maison bruxelloise, ç’a toujours quelque chose d’excitant. Le lieu ayant existé hors de toute mémoire virtuelle, les souvenirs de l’époque sont rares.
Mais il aura suffi d’un article sorti de nulle part et d’un heureux hasard pour que Lena retrouve la trace de ce passé festif : « La seule référence que j’ai retrouvée en ligne parlait d’un groupe de musique qui s’était produit ici et citait le nom de ses membres. L’un d’entre eux je le connaissais, c’était mon promoteur de mémoire. J’ai repris contact avec lui et c’est là qu’il m’a confirmé qu’en effet, il sortait souvent ici. Il m’a donné toutes les infos sur les gens qui géraient le lieu à l’époque et on a commencé à les appeler pour se renseigner. » De fil en aiguille, Lena retrouve notamment Alain Biltereyst, un peintre qui concevait les affiches et les flyers à l’époque.
Lena m’invite à la suivre à la cave. On y retrouve tout un tas d’autres témoignages de ce passé festif. Ce sont de vastes sanitaires construits au temps où le lieu vivait encore. Mais aussi, caché sous l’escalier, un tag « Le Beau Bruxell » griffonné à la craie. L’inscription a traversé le temps, plus de trente ans, une relique.
Fermé dans le courant des années 1990, on ne sait pas très bien comment les choses se sont terminées ici. Ce qui est sûr, c’est que le lieu a un moment été abandonné et que plus personne ne l’a occupé durant plusieurs décennies.
On monte ensuite jusqu’au deuxième étage pour se poser dans un petit salon aménagé. On y retrouve Tanguy Roberti (32 ans) qui fait aussi partie du collectif qui gère le lieu. « À la base, on était trois, me dit Lena. Moi, je cherchais un atelier, un lieu pour ne pas travailler seule, et les autres cherchaient un endroit pour y vivre. » Tanguy ajoute : « Le propriétaire venait d’acheter ce bâtiment et nous a proposé de venir le voir en nous disant qu’il avait trouvé quelque chose d’exceptionnel. Pour lui, c’était un bien d’investissement, mais il nous a quand même proposé de l’occuper de manière temporaire et d’y développer un projet. »
Les occupant·es ont alors signé un contrat pour trois ans, leur permettant d’utiliser le lieu comme souhaité. Ainsi est né Au Kalme, un lieu collectif et autogéré qui propose des espaces de création et d’organisation d’événements tout en cherchant à s’insérer dans la dynamique sociale du quartier. En plus de l’atelier de peinture de Lena, il y a désormais un atelier de sculpture, une chambre noire photographique et des petits bureaux. Et il reste de l’espace, tous les étages ne sont pas encore occupés. En montant au troisième, on découvre de grandes pièces vides en cours de restauration. Tanguy a commencé à y construire une petite salle d’eau accessible par une échelle.
Tout se met en place petit à petit. En l’état, le bâtiment n’était pas utilisable et les travaux à faire, après plus de trente ans d’inoccupation, étaient massifs. « Il y avait des fuites dans le plafond, pas d’eau, pas de chauffage et pas d’électricité partout », explique Lena. Le collectif a rassemblé des gens qui étaient intéressés pour s’impliquer dans le projet et les travaux ont commencé. « On a des jours où on se réunit et on se donne une tâche. Et le soir, on mange ensemble ».
« Il y a pas mal de bâtiments vides, c’est le moment pour les artistes de se réapproprier ces espaces » – Lena
Je leur demande comment tout ça est financé. Lena me confie que ce n’est pas facile : « Au début, on s’est dit qu’on allait investir un peu de notre propre argent, mais on s’est vite rendu compte que ça dépassait tout ce qu’on avait pu imaginer et qu’on ne pouvait pas fonctionner comme ça. En plus des travaux, on a beaucoup de charges. Mais on espère qu’au moment venu, une fois qu’on pourra utiliser plus souvent la salle, les recettes de bar nous aideront à financer le projet. On a aussi postulé pour des subsides, ce qui nous aiderait vraiment à gérer le lieu ». Maintenant que la grande salle est utilisable, un premier concert a eu lieu et un cours de danse est prévu dans la semaine. Tout ça est possible grâce à une bonne équipe constituée de gens aux talents différents : logistique, graphisme, programmation, entre autres.
Par la fenêtre de l’atelier de peinture, on a une vue plongeante sur la petite ceinture et le ballet incessant des voitures. Je leur demande comment se passe la cohabitation dans ce quartier hétéroclite. « Au début, il y avait des gens qui essayaient de forcer la porte, surtout en pleine nuit, me dit Lena. Mais maintenant que ça fait un moment qu’on est là, ça arrive beaucoup moins. Les gens du quartier nous connaissent, on leur parle et on essaie de les impliquer aussi. » Le collectif Au Kalme veut effectivement réfléchir à créer un endroit alternatif qui s’inscrit dans la dynamique du quartier et proposer un lieu différent. Tout près, il y a le KVS, le Kaaitheater, des hauts-lieux de création mais qui restent réservés à des artistes établi·es et à un public qui peut lire et comprendre ce genre d’art. Ici, on veut proposer un entre-deux, un lieu créatif accessible à tout le monde. « Il y a pas mal de bâtiments vides, c’est le moment pour les artistes de se réapproprier ces espaces », me dit Lena.
L’initiative est pertinente mais il y a une limite temporelle. Si le propriétaire les laisse utiliser les lieux, c’est en attendant qu’un permis de bâtir soit délivré. Il est prévu que la maison soit rasée pour construire à la place un autre bloc d’appartements sans grandes particularités. La gentrification aura le dernier mot. « On ne peut pas influencer cette décision, regrette Lena. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer d’en faire quelque chose de beau avec le temps qu’on a. » Ce lieu d’histoires et de création, ce club oublié, vit son chant du cygne. Dans un avenir proche, toutes les âmes qui seront passées ici, au temps du Beau Bruxell ou du collectif Au Kalme, pourront ainsi repenser à cette vieille bâtisse avec une certaine nostalgie. Son passé festif sera alors peut être un détail oublié qu’on partagera comme un secret. Bientôt, des familles vivront probablement dans les appartements neufs qui seront construits sur ses ruines. La pression immobilière est plus forte.
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