En Turquie, il n’y a pas d’heure pour boire le thé. Toutes les raisons sont bonnes pour faire une pause « infusion », que ce soit en plein milieu d’une ballade ou lors d’une visite chez des proches. C’est simple, le thé est une véritable institution. Les Turcs en consomment 3,5 kg par an et par personne.
À chaque fois, c’est le même cérémonial ; on sort la théière à deux étages. Le bas sert à faire bouillir de l’eau, le haut à infuser le thé. « Pour nous, c’est sacré », rigole Zeki, jeune propriétaire du café Piya, dans le quartier branché de Kadıköy à Istanbul. Dans ses mains, justement, deux verres remplis d’un thé marron foncé.
Videos by VICE
Quand je lui en commande un, il me propose toujours de choisir entre deux versions : une « normale » et une kaçak ou « illégale » en turc. Ma réponse variait selon les jours jusqu’à celui où, sirotant mon kaçak plus noir et plus amer que le thé « normal », j’ai fini par me demander dans quelle mesure ce que je tenais dans mes mains était à ce point interdit – comme son nom semblait l’indiquer.
« La Turquie est l’un des plus gros producteurs de thé au monde et le gouvernement a fait de Çaykur la seule entreprise légalement autorisée à produire et vendre du thé », raconte Zeki à propos de la maison qui, par extension, donne son nom au thé « normal » et le confectionne depuis plusieurs décennies.
« Dans les années 1980, le gouvernement turc exerçait beaucoup de pression dans les régions kurdes. Par exemple : si Çaykur proposait dix sortes de thés différents à l’Ouest, une seule était vendue à l’Est », ajoute-t-il.
Pour contrer le monopole d’État sur le thé, les régions kurdes se sont tournées vers ceux vendus à l’étranger, notamment le Ceylan, en provenance du Sri Lanka, considéré du coup comme kaçak
Pour contrer ce monopole d’État, ces mêmes régions se sont tournées vers le thé vendu dans les pays frontaliers ; en Syrie, en Irak et même en Iran. Ils tombent notamment sur du Ceylan, venant du Sri Lanka, considéré du coup comme kaçak en Turquie .
« Ce thé n’est pas produit en Turquie. Il arrive dans l’est et le sud-est du pays depuis l’Iran ou l’Irak, via des petites routes empruntées illégalement », explique Özgür Galip Şensoy, doctorant en économie et auteur d’un rapport intitulé Histoire de la production de thé en Turquie et sa place dans le secteur.
Dans les années 1980, au pinacle du conflit entre l’armée turque et la guérilla du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, les affrontements se déroulent précisément sur les chemins empruntés par les passeurs. Beaucoup perdent la vie au cours de leurs périples. Mais le kaçak s’enracine au point de devenir même un symbole pour les populations kurdes.
Dans son rapport, Özgür Galip Şensoy explique que « dans le Sud-Est, une importante quantité de thé entre toujours illégalement dans le pays. Les consommateurs se sont habitués à son goût. »
En 2016, la société Çaykur a tenté de commercialiser une version « nationale » du thé kaçak en se rapprochant autant que possible de son goût amer. Les habitants de Diyarbakır, officieusement considérée comme la « capitale » des Kurdes de Turquie, ont joué les cobayes. La sentence est tombée. Pas la même couleur, pas la même amertume : échec total.
« Ça ne fait même pas dix ans que le kaçak n’est plus totalement illégal. L’autorisation de vendre et de faire venir ce thé en Turquie est liée à l’amélioration des relations entre la Turquie et le Kurdistan Irakien », croit savoir Zeki.
On raconte que la légalisation serait même directement liée à – feu – le processus de paix entamé entre l’armée turque et le PKK par le président Recep Tayyip Erdoğan en 2015. Alors Premier ministre, Erdoğan avait fait lever l’interdiction et mis en place un système de taxes. Sans parvenir à endiguer la contrebande.
« Le thé vendu aux consommateurs est taxé à 8 %. Ce qui les incite à se procurer du thé illégal, car non taxé […]. L’autre problème est le soutien qu’obtient la société Çaykur de la part de l’État, véritable obstacle au développement du secteur privé », souligne Özgür Galip Şensoy dans son rapport.
Le thé kaçak est plus noir encore que le thé turc. Son goût est plus prononcé. Il laisse une petite amertume en bouche. Dans la théière, une seule cuillère suffit contre deux ou trois pour le Çaykur.
Un des clients du café Piya tend l’oreille et apporte sa pierre à l’édifice, « Dans le sud-est de la Turquie, les maisons sont remplies de ‘kaçak’. C’est dangereux pour les passeurs mais pas d’en avoir chez soi. Je suis originaire de Mardin. Chez nous il n’y a pas de Çaykur. Je n’en ai même jamais acheté. En plus aujourd’hui on trouve même du ‘kaçak’ dans les supermarchés », jure-t-il.
Dans le café Piya, c’est essentiellement pour boire ce thé que l’on vient. Sur dix verres servis, sept sont du kaçak. « Je connais d’autres cafés qui en glissent secrètement une cuillère pour rehausser le goût de leur thé », confie un serveur. Le thé kaçak est plus noir encore que le thé turc. Son goût est plus prononcé. Il laisse une petite amertume en bouche. Dans la théière, une seule cuillère suffit contre deux ou trois pour le Çaykur.
« Le thé que nous vendons ici est importé de Syrie. La société avec laquelle nous collaborons avait une très grande usine à Alep mais avec la guerre c’est devenu très compliqué. Ils se sont installés dans le Sud-Est à Diyarbakır », renchérit Zeki. Un autre client de Piya me glisse discrètement qu’il existe plusieurs endroits à Istanbul où l’on peut trouver du vrai kaçak.
Aujourd’hui, les grossistes ne parlent plus de thé « illégal » mais plutôt « importé ». Mais un marché parallèle existe, en réponse aux taxes sur les importations jugées trop élevées – jusqu’à 145 % selon les chiffres du gouvernement.
Au « marché aux femmes », une place située dans un des quartiers les plus populaires d’Istanbul, on trouve des produits du sud-est du pays. Une caverne d’Ali Baba débordant d’amandes, d’épices, de fromages et d’énormes paquets de thé. Les « importés » sont là, les célèbres Mahmood Tea, Ahmad Tea ou Al Gazal Tea, tout droit arrivés d’Irak ou d’Iran, taxés aux frontières et qu’on trouve dans les rayons de certains magasins.
Mon regard se dirige vers d’imposants paquets ouverts. « Ceux-là arrivent de Syrie. Il y a différents types de feuilles mais c’est du thé Ceylan », m’explique un vendeur. Je comprends qu’il s’agit de l’authentique kaçak.
Le Ceylan, cultivé au Sri Lanka, est reconnaissable par ses feuilles séchées tandis que le thé turc est vendu broyé. Il faut discuter en kurde, et non plus en turc, pour comprendre comment ces paquets sont arrivés en Turquie.
Le gouvernement turc pense avoir trouvé un moyen de dissuader les consommateurs de kaçak en annonçant que ce thé serait bourré de pesticides et donc très mauvais pour la santé.
« Ils ont été transportés à dos d’âne » explique le vendeur, « mais avec la guerre en Syrie et l’armée turque dans le coin c’est compliqué. Nous avons beaucoup moins d’arrivages qu’avant ».
Étrangement, les risques entrepris n’influent pas sur les prix. « Les paquets ‘sans factures’ ? », sourit le marchand. « Ils sont à 30 TL le kilo (environ 4,50 euros) les autres sont à 80 TL (environ 12 euros). » Quels risques prend-il à vendre ce thé en plein milieu d’Istanbul ? Il refuse de répondre.
Les médias turcs pro-gouvernementaux rapportent que, chaque année, près de 60 000 tonnes de thé traversent illégalement les frontières contre cinq ou six tonnes de thé « importé ».
S’il reste difficile de maîtriser ces canaux, même en multipliant la présence de chiens renifleurs aux frontières, le gouvernement turc pense avoir trouvé un moyen de dissuader les consommateurs en annonçant que le kaçak serait bourré de pesticides et donc dangereux pour la santé. Selon l’ISO, l’Organisation Internationale de Normalisation, le Ceylan est pourtant un des thés les plus « propres » en matière de résidus de pesticides.
Après en avoir ingurgité plus d’une dizaine en quelques heures, je me dis que la prochaine fois je me tournerai vers le thé blanc. Plus rare et plus cher (4 000 TL le kilo soit environ 630 euros). Il paraît qu’il est pauvre en théine et riche en vitamines. C’est sans doute la raison pour laquelle c’est le thé que l’on boit au palais présidentiel.
Quand elle ne sirote pas son Ceylan, Marion est sur Twitter
MUNCHIES est aussi sur Instagram, Facebook, Twitter et Flipboard