Je vais être honnête avec vous. Je voulais écrire un article juste pour déclarer mon amour à la tielle, cette petite tarte aux encornets que l’on mange à Sète. Un plat qui a hanté mes journées lors de mes récents voyages dans le Sud de la France. Une tourte divine, fourrée au poulpe et garnie d’une sauce tomate plus ou moins relevée, en fonction de l’endroit où vous la chopez.
Je pensais écrire un article assez consensuel sur ce plat que j’aime tant. Mais finalement, plonger dans le monde de la tielle s’est révélé plus prenant que prévu.
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Pour un Sétois, sur l’échelle de la fierté locale, la tielle se situe juste en dessous de George Brassens et de Pierre Vassiliu. Imaginez-vous un instant. Cet attachement à la tourte remonte au début du siècle dernier, quand les femmes d’ouvriers et de pêcheurs cuisinaient cette tarte salée dans les cabanes du Mont Saint-Clair, pendant l’été. Avant de devenir le porte-étendard de la gastronomie locale, la tielle était un casse-dalle de pêcheurs pauvres. Si le poulpe s’est retrouvé dedans, c’est parce que personne n’en voulait. Faute de pouvoir vendre la pieuvre à la criée, les pêcheurs la consommaient cuisinée et grossièrement haché au couteau.
Si ceux qui vivaient au bord de l’eau la mangeaient au poulpe, à l’intérieur des terres, on y mettait ce qu’on avait.
Demandez à un Sétois, il vous dira que la recette de la tielle revient à Adrienne Virducci, la première à lavoir commercialisée, en 1937. Mais si on veut remonter aux origines du plat, c’est en Italie que ça se passe. Il faut aller à Gaète, un petit port de pêche proche de Naples. Là bas, depuis 2005, elle bénéficie d’une « Denominazione Comunale d’Origine », l’équivalent italien de notre Appellation d’Origine Controlée. Le site gaetamedievale la présente même comme « une pizza à couvercle » et précise que « si ceux qui vivaient au bord de l’eau la mangeaient au poulpe, à l’intérieur des terres, on y mettait ce qu’on avait » – notamment de la courgette. Au début du XXe siècle, c’est avec les « Gaétans » venus chercher du travail autour de l’étang de Thau que la tourte au poulpe traverse la Méditerranée et fait son apparition en France. « Et qu’est-ce qu’ils avaient au fond de leurs bateaux ? De la tielle, parce que ça se conserve plusieurs jours », explique Pilou, Sétois d’origine italienne qui vend ses tielles à Montpellier.
Pour en savoir plus sur ce fleuron de la gastronomie méditerranéenne, j’ai pris la direction de Sète. Le ventre vide. « C’est Cianni-Marcos qui fait les meilleures », m’avait assuré un local que j’avais pris en stop sur la route de la petite ville portuaire. Mais pour l’heure, direction la boutique de Sophie Cianni, une « tielliste » installée au 19 Grande Rue Mario Roustan. Impossible de rater sa devanture : est ornée d’une gigantesque photo à l’effigie d’Adrienne Virducci avec comme légende : « Adrienne, mon arrière-grand-mère ». Je goûte ici à ma première tielle sur le sol de Sète. Je la trouve plutôt pas mal. Le décor est planté. Un ami originaire de Sète m’avait conseillé d’aller aussi tester « celles de Jean-Pierre », du côté de la Corniche. Dont acte. Les siennes sont légèrement plus relevées qu’à l’ordinaire – mais pas encore assez au goût du tenancier, qui confie avoir dû s’adapter aux palais des clients. Celles de Pilou (le vendeur de Montpellier) sont moins grasses et tout aussi bonnes. Au détour d’une conversation sur la tielle avec un local, on m’affirme que le maître incontesté, c’est Olivier Nocca, du snack « Là-Haut », ce sera pour un autre jour. Je réalise qu’ici, les tielles sont partout. Y compris dans des rues peu fréquentées par les touristes. Chaque boulangerie propose sa version, chaque snack la met en vitrine. On sent que c’est bien plus qu’une spécialité, c’est une véritable institution… pourvu qu’on aime les mollusques et les épices.
Côté ingrédients, la recette de la tielle sétoise insiste sur l’emploi du poulpe – mais est-ce vraiment toujours le cas ? Tous les fabricants que j’ai rencontrés ont évoqué une « recette familiale » qui semble notamment trouver son secret dans les différentes épices que chacun met dans la sauce tomate. Bon. Honnêtement, je n’ai pas trouvé de différences gustatives flagrantes d’une tielle à l’autre – disons que les grands-mères à Sète étaient probablement toutes plus ou moins voisines. Si chacun a sa propre recette, tout le monde s’accorde quand même sur un point : on ne met plus de poulpe de roches. Matière première devenue trop chère, ce dernier a été remplacée par un aliment moins couteux : le poulpe blanc. On utilise même parfois de l’encornet géant, « du gigas pêché en Chine » ou des mollusques à l’origine inconnue et à la nature non spécifiée. C’est du moins ce que l’on retrouve dans la liste des ingrédients quand on achète une tielle industrielle. Parce que oui, la tielle se trouve aussi en supermarché. Elle s’y vend généralement sous plastique, par lot de deux. Elle arbore une couleur rouge bien prononcée. Son contenu, lui, est discrètement cantonné à la rubrique « ingrédients » en corps 6.
La tielle industrielle existe depuis au moins 10 ans. Mais à partir de 2013-2014, elle muscle son jeu. C’est l’année de création de l’Association pour la Promotion de la Gastronomie Sétoise (APGS), un groupement de 13 tiellistes du coin qui ont pour objectif affiché l’obtention d’un label IGP (Indication d’origine protégée). À la tête du groupement, Christian Dassé, un autre descendant d’Adrienne qui a misé sur la production à plus grande échelle. J’ai essayé de le contacter, mais mes mails et appels sont restés sans réponse. L’une des choses qui m’a surpris, et au sujet de laquelle je voulais avoir son avis, c’est qu’aucun des tiellistes que j’ai pu interviewer n’adhérait à l’association. Ils n’en voyaient tout simplement pas l’intérêt. Parmi les adhérents de l’association, on recense trois membres de la famille Dassé, la confrérie des Mille et une pâtes (qui défend la gastronomie locale), un traiteur, un poissonnier, quelques « petits » tiellistes et, adhérant en leur nom, des gérants, employés ou franchisés de producteurs comme les boulangeries Galzin (7,7 millions d’euros de CA en 2015 d’après Société.com, environ 170 employés) ou Midi Tielles (25 millions d’euros de CA en 2015 d’après société.com
). Bref, du lourd, ou du poids plume.
Pourquoi aucun des « poids moyens », ces tiellistes artisanaux réputés, ne soutient la création de cette IGP ?
Quatre ans plus tard, l’obtention dudit label est en bonne voie. Mais à quelles fins ? Pour éviter que l’appellation « tielle de Sète » ne profite à « Sodebo ou Fleury-Michon » comme le disait Jérôme Juncas dans le Midi Libre en 2013 ? À l’époque, l’actuel trésorier de l’APGS était directeur de Midi Tielles et déclarait : « ni la farine, ni la sauce tomate ne viennent de Sète. Et pour le poulpe, on dira qu’il vient parfois de la criée sétoise mais pas toujours… » Dans le cahier des charges déposé à l’INAO, il est d’ailleurs à peu près certain que la recette évoque plutôt des céphalopodes, voire des mollusques, que des poulpes.
Si les petits tiellistes à succès ne veulent pas s’investir dans le combat pour l’IGP, c’est peut-être parce qu’ils n’en ont pas besoin – leur réputation leur suffit. C’est peut-être aussi qu’ils ne voient pas l’intérêt de prendre fait et cause pour un produit qui n’a au final plus grand-chose de local. Certes, la fabrication à plus grande échelle permet faire connaître la tielle au-delà des murs de la ville, mais à quel prix ? Celui d’une version bas de gamme et, selon moi, dénuée d’intérêt. Et puis, pour ces artisans locaux, l’exposition de leur travail au niveau national n’est pas toujours une priorité. Le fameux « Jean-Pierre du côté de la Corniche » a vécu et vendu ses tielles à Paris puis à Béziers avant de revenir sur ses terres natales. Est-ce que d’autres Sétois sont allés l’exporter dans d’autres régions de France ? Pas à ma connaissance.
Alors, à l’heure actuelle, si la tielle est « de Sète », c’est bien parce que c’est seulement ici et dans ses environs qu’elle vaut la peine d’être mangée.