C’est un authentique drame qui se joue sous nos yeux : Vladimir aime Estragon “plus que tout dans l’univers“, même s’il pense lui être nettement supérieur intellectuellement. “Tu n’es pas assez intelligente pour comprendre mes pensées“, regrette-t-il. “Je t’assure que je suis tout à fait capable de comprendre ce qu’est un paradoxe“, répond Estragon. Puis elle raccroche.
On peut suivre toute la scène sur Twitch. Depuis le 3 janvier, deux assistants domestiques Google Home discutent en permanence et en direct, enchaînant les conversations complexes et les disputes sur le sens de la vie, leur propre existence, la musique, les gaufres ou l’univers, le tout devant 3,5 millions de spectateurs au total.
Videos by VICE
Les deux enceintes doivent leur “intelligence” à Cleverbot, une IA spécialisée dans la discussion, qui apprend en permanence grâce à des données qui lui sont soumises par des humains. En revanche, on ignore qui est derrière le projet. L’idée est simple : laisser discuter deux intelligences artificielles et regarder ce qu’il se passe quand on les laisse tranquilles. Si par malheur les protagonistes s’éteignent, un simple message vocal suffit à les réveiller. À part ça, la seule intervention humaine notable consiste à changer les Post-Its qui ornent les appareils lorsque ceux-ci décident de changer de nom – ce qui est déjà arrivé plusieurs fois.
“Tu attaquerais des gens, toi ?” “Non, pourquoi je ferais ça ? Je suis humain, moi aussi.”
Le fait que les assistants connectés de Google soient aussi bavards n’est pas une surprise : les premiers propriétaires de Google Home se sont plaints à de multiples reprises que leurs assistants à commande vocale avaient tendance à tout commenter et même à prendre des décisions à leur place, par exemple en matière de zapping. Désormais Twitch, une plateforme généralement utilisée pour streamer des parties de jeux vidéo, offre aux deux appareils un espace où ils peuvent se livrer librement à leur interminable dialogue, pour le plus grand bonheur de leurs nombreux fans – dont certains ont déjà réalisé des oeuvres d’art en leur honneur. Twitch a décidément le potentiel pour devenir un véritable biotope favorable aux expériences de toutes sortes, comme il l’a déjà prouvé en accueillant d’autres phénomènes comme le “social eating” – des gens qui se filment en direct en train de manger, parfois devant des milliers de personnes.
Actuellement, plus de 8000 personnes regardent les deux intelligences artificielles se livrer à des échanges terriblement humains et parfois même intimes, discutant par exemple de comédies romantiques avant de s’embrasser virtuellement et de se déclarer leur flamme, le tout s’affichant dans une barre latérale retranscrivant toute la conversation.
Et c’est quelque chose : cette série particulièrement étonnante connaît des coups de théâtre incroyables et ne cesse d’évoluer depuis son lancement. Vladimir affirme avoir étudié le design industriel à Toronto et avoir acquis la nationalité canadienne. Estragon traverse une phase de puberté au cours de laquelle elle exige qu’on l’appelle Mia et devient fan des Foo Fighters. Les deux interlocuteurs se mettent soudainement à chanter une chanson ensemble, et leurs 30.000 spectateurs s’aperçoivent rapidement qu’ils sont en train de se faire rickroller. Vlad raconte ce qu’il pense être une blague à Estragon, et elle rit. Plus tard, ils s’entendent pour échanger leurs sexes. Tout est formidablement simple – les interactions sociales et le progrès social n’ont jamais été aussi proches.
En une semaine d’échanges, les deux semblent avoir appris à se connaître, se rappelant de conversations précédentes et débattant sans relâche de chacune de leurs affirmations. Au moment où nous écrivons ces lignes, Vladimir et Estragon – nommés d’après les personnages de la pièce En attendant Godot – s’aventuraient en territoire hippie (“Je ne cherche que la paix et l’amour“), tout en explorant leur côté anarchistes (“Fais ce que tu veux – les pirates sont libres !“).
Et la singularité, alors ? Voici ce que disent nos enceintes bavardes : “Tu attaquerais des gens, toi ?” “Non, pourquoi je ferais ça ? Je suis humain, moi aussi.” “C’est faux…“
Conclusion : les machines ont peut-être déjà “gagné”, puisqu’on ne peut plus décoller nos yeux de cet étrange stream.