Šutka est un endroit étrange qui tient autant du bidonville que du Beverly Hills balkanique. Lorsqu’on emprunte ses routes en terre battue, les cabanes en tôles ondulées côtoient les larges demeures en parpaings nus et aux colonnes ioniques dorées.
Fondée à l’arrache en 1963 à la suite d’un grand tremblement de terre qui a dévasté Skopje, Šutka (ou Šuto Orizari) – l’une des dix municipalités de la capitale macédonienne – a été construite ex nihilo par la communauté rom, qui refusait de se laisser parquer dans les HLM yougoslaves que le gouvernement titiste leur proposait en échange de leurs anciennes maisons détruites. Soixante ans après, l’endroit, qui a servi de lieu de tournage à Kusturica pour son film Le Temps des Gitans, est toujours auto-géré par la communauté.
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C’est le début du mois de novembre et le soleil brille miraculeusement lorsque mon taxi incrédule m’emmène au centre de Šutka. Au gré de ma déambulation, je fais la rencontre d’un groupe d’hommes âgés qui glandent sur le Pazar, la grand-rue commerçante. Ils me hèlent et me demandent : « Tu viens d’où ? » L’un d’eux, qui semble être leur chef, parle un français impeccable. Il s’anime quand je lui dis venir de Belgique et m’assure avoir bien connu Rudy Demotte (!). Avec son manteau en alpaga, sa chemise parfaitement amidonnée et ses chaussures plus brillantes que des jantes de Mercedes, Hassan a des allures de parrain. Pendant notre conversation, l’homme s’interrompt de temps en temps pour faire cesser, d’un mot ou d’un regard, les discussions que ses amis ont repris en rom, à côté de nous.
Il me fait le récit de la municipalité en plaçant au centre de celui-ci la figure – messianique à l’entendre – de Faik Abdi, leader charismatique et prophétique du mouvement rom macédonien. D’après mon interlocuteur, c’est à la suite d’une vision qu’Abdi aurait fondé Šutka à lui tout seul. En réalité, si son rôle dans la fondation de la municipalité n’est pas attesté, Abdi a bien été l’instigateur du Parti pour l’Émancipation du peuple rom macédonien en plus d’avoir été le premier député rom au parlement de Macédoine dans les années 1990. Les choses s’éclairent sur le ton hagiographique du récit, sur l’étrange lien entre mon interlocuteur et Rudy Demotte ainsi que sur la qualité de son français lorsque je comprends que Hassan n’est autre que le fils d’Abdi – et le dépositaire de sa mémoire.
Je poursuis ma flânerie dans les rues où se croisent charrettes à cheval, berlines allemandes dernier cri et autres véhicules bricolés à moteurs apparents et équipés de scies circulaires, qu’on croirait sortis d’un Mad Max fauché, et dont les conducteurs, l’hiver approchant, vont de maison en maison pour vendre leurs services et couper le bois de chauffage.
Alors que des gosses jouent dans les rues ou les nombreuses décharges à ciel ouvert de la municipalité, des adultes s’adonnent à un hobby qu’on appelle le dunek. D’après ce que j’en ai compris, cela consiste à lâcher deux pigeons, qui se mettent à voler très haut, avant de se laisser retomber à l’appel de leur maître dans une sorte de chute libre acrobatique pendant laquelle ils tournent sur eux-mêmes comme des torpilles suicidaires avant de déployer leurs ailes pour atterrir gracieusement un mètre avant le sol, en échange de quelques céréales.
C’est une affaire d’esthétique : les gagnants sont les pigeons qui exécutent les plus belles pirouettes.
L’après-midi se passe au gré des rencontres et des tentatives de discussion avec les moyens gestuello-linguistiques du bord. On me parle beaucoup du gouvernement qui ne fait rien pour eux – certain·es avec la fierté de continuer à vivre librement sans dépendre des aides extérieures, d’autres avec l’amertume d’être traité·es de façon marginale. Tou·tes me demandent d’où je viens, avant de se lancer dans des énumérations presque bibliques de leurs liens familiaux avec les pays de l’Ouest – énormément d’habitant·es de Šutka ont émigré vers l’Europe Occidentale, principalement l’Allemagne.
Quand ce sont des enfants qui s’adressent à moi, c’est presque toujours pour me demander de prendre le portrait de leur bande, avant de me crier tous les mots de français où néerlandais qu’ils connaissent.
Je décide de bouger quand Šutka, qui ne bénéficie pas d’éclairage public, se retrouve dans la pénombre. En me dirigeant vers l’arrêt de bus pour rejoindre le centre de Skopje, je m’arrête devant une de ces grandes bâtisses byzantino-brutaliste où il semble se tramer quelque chose. On m’explique qu’il s’agit d’un mariage et que, selon une tradition très ancienne, on attend les hommes de la famille du marié qui sont allés « kidnapper » la mariée, avant de l’amener dans sa future maison où les festivités l’attendent.
Quand le cortège de voiture arrive finalement avec la mariée, les fenêtres s’ouvrent et des fusils rafalent de tous côtés, de l’intérieur des voitures comme depuis la rue. Des convives sont venus lourdement armés et tirent en l’air avec enthousiasme pour fêter l’événement. Je pense aux pigeons dunek et finis par m’en faire pour moi-même, en observant l’angle des tirs qui diminue de plus en plus et les rafales qui s’intensifient.
Mes batteries d’appareil photo vides, je quitte Šutka pour rejoindre Skopje et son architecture néo-classique à la Wish, où les statues d’Alexandre étincelantes côtoient des bateaux pirates en béton qui se fissurent, des allégories de la maternité-qui-connaît-sa-place ou des arches de la victoire mal proportionnées qui se fissurent – statuaire ultra-kitsch d’un roman national qui mériterait son propre article.
Retrouvez la série des « Petit bout de paradis » ici.