Imaginez que vous soyez suivi. Pas par une personne, mais par une caméra. Elle est cachée quelque part et pourrait se trouver n’importe où – peut-être dans le buisson qui se trouve sous la fenêtre de votre cuisine, derrière un miroir, ou dans la plante que votre collègue tient à garder sur son bureau. Et derrière cette caméra se cache une nation entière de spectateurs émerveillés, scrutant chacun de vos mouvements.
C’est ce sentiment paranoïaque qu’a découvert le Dr Joel Gold en octobre 2003, quand un jeune homme de 26 ans est entré dans l’hôpital psychiatrique où il travaillait. Il lui a expliqué qu’il pensait que sa vie était secrètement filmée et diffusée dans le monde entier. Il imputait d’ailleurs cette crainte au film The Truman Show, dans lequel le personnage de Truman Burbank découvre qu’il est la star de sa propre émission télévisée. Tout son entourage est composé d’acteurs, et chacun de ses faits et gestes retransmis au reste du monde.
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Au cours des années suivantes, The Truman Show est devenu une référence pour beaucoup des patients du Dr Gold. Il a ensuite documenté la plupart de ces cas dans un livre coécrit avec son frère Ian, Suspicious Minds : How Culture Shapes Madness.
The Truman Show est le point de référence culturel le plus commun pour ce type d’illusion, mais il en existe d’autres. En 2003, la technologie ne faisait que s’améliorer, et la téléréalité a connu de beaux jours de gloire – Big Brother était déjà diffusé dans plus de 40 pays – et suite au 11-Septembre, les caméras de surveillance se sont multipliées en Occident.
En 2016, l’idée d’être observé – consciemment ou non – est devenue une vraie possibilité. Les réseaux sociaux nous permettent d’exister dans des réalités modulables à l’infini, et la télévision nous abreuve de vies contrefaites. Nos vies sont modérées par la technologie ; nous rédigeons des tweets, accumulons les stories Snapchat et publions nos photos excessivement retouchées sur Instagram. Chaque mois, Twitter compte 115 millions d’utilisateurs actifs. Dans ce cas de figure, est-il vraiment si fantaisiste de se sentir observé en permanence ?
Quand le comédien Tomoaki Hamatsu – surnommé « Nasubi » – est apparu dans le jeu de téléréalité japonais Susunu ! Denpa Shōnen, diffusé dans les années 1990, il ignorait complètement que des gens le regardaient en direct. C’est seulement un an plus tard – quand sa participation à l’émission est brusquement arrivée à terme – qu’il a découvert que tout le monde l’observait, même s’il savait qu’une caméra se trouvait dans l’appartement.
Transporté de la salle des auditions à un petit studio d’une pièce, Nasubi a dû donner ses vêtements aux producteurs de l’émission. Il s’est retrouvé seul dans l’appartement, complètement nu. Son objectif était de gagner tout ce qui était nécessaire à sa survie par le biais de cagnottes. Une fois que ses gains atteindraient le million de yens (environ 8 700 euros), il serait enfin libéré. Près d’un an plus tard, Nasubi a découvert qu’il avait « gagné ». La suite ressemble à un épisode de Black Mirror : les quatre murs de son appartement se sont effondrés pour laisser place à un public enflammé. Nasubi a hurlé de stupeur, toujours à poil.
« Ma maison vient de s’écrouler », a-t-il nerveusement déclaré au présentateur, face à un public hilare. Le présentateur lui a montré les meilleurs extraits de l’émission. « Vous voulez dire que tout le monde a vu mon corps nu, pendant tout ce temps ? », a demandé Nasubi, visiblement choqué. « Est-ce que c’est légal, au moins ? »
Nasubi était devenu le héros de sa propre émission sans le savoir. Inconscient de son nouveau statut de célébrité, Nasubi s’est aussi rendu compte qu’il avait une ligne de produits à son nom, et que plusieurs extraits de ses journaux intimes avaient été publiés à son insu.
Si Nasubi ignorait que des gens l’observaient, nous savons aujourd’hui que nous sommes susceptibles d’être surveillés. L’affaire Snowden a révélé que différents gouvernements étaient capables de surveiller nos communications et qu’ils pouvaient nous espionner via nos webcams sans que nous nous en rendions compte. Si vous êtes mentalement prédisposé à souffrir de ce « syndrome du Truman Show », de nombreux facteurs extérieurs peuvent renforcer ce sentiment étrange.
Alors que la technologie évolue, ce syndrome peut se manifester de différentes manières. « Nous avons de bonnes raisons de penser que plus l’environnement est “toxique”, plus il y aura de malades », m’explique Ian Gold par téléphone. « C’est dans ces moments-là que les psychoses peuvent s’exacerber. » Les frères Gold estiment que le film The Truman Show aide leurs patients à exposer clairement leur problème à un psychiatre. « Ce film a vraiment su parler aux personnes atteintes de ce trouble. Elles sont souvent soulagées de constater qu’il s’agit d’un vrai phénomène, et qu’elles ne sont pas seules », poursuit Ian.
Mais cette référence a aussi ses limites – selon Ian, il faut être vigilant et ne pas tourner en dérision cette maladie sérieuse. « Il ne faut surtout pas banaliser une maladie psychotique comme celle-ci », explique-t-il. « Joel sait à quel point ce raccourci peut faire souffrir certains de ses patients. Le danger serait de faire une association malheureuse, et que le sentiment de paranoïa du malade s’aggrave. Mais jusqu’ici, rien ne nous laisse penser que cela puisse arriver. »
Les frères Gold sont généralement réticents à l’idée de laisser un journaliste s’entretenir avec un patient, par peur que cette médiatisation aggrave leur cas. Mais il s’agit là d’une mesure de précaution : selon Joel, ce n’est pas la médiatisation qui peut aggraver les symptômes, mais les facteurs de stress sociaux.
Kevin Hall, un patient des frères Gold, a gentiment accepté de me parler sous son vrai nom. Kevin est bipolaire, et son syndrome revient lors de périodes stressantes. Pendant des moments particulièrement difficiles, il lui est arrivé de penser que le monde entier regardait le « TrumanKev Show ». Sa première crise est survenue alors qu’il était à l’université et qu’il révisait ses partiels. Il n’arrivait plus à dormir et buvait des boissons énergisantes en permanence. Il s’est mis à penser que toutes les chansons qui passaient à la radio étaient liées à sa vie.
Kevin a fini par aborder des inconnus à Boston et leur poser des questions gênantes. Il était en train d’escalader un arbre quand la police l’a retrouvé. Une autre crise est survenue quelque temps après l’obtention de son diplôme – il était au Japon pour une régate, et il n’avait pas arrêté de faire la fête avec ses camarades. Il s’est mis en tête qu’un « réalisateur » contrôlait chacun des aspects de sa vie, ce qui l’a poussé à explorer Tokyo au volant d’un camion volé – simplement parce qu’il avait trouvé les clés derrière le pare-soleil du véhicule. La crise suivante est arrivée après qu’il a découvert qu’il avait le cancer des testicules pour la deuxième fois. Une autre quand son mariage a commencé à battre de l’aile. Plus récemment, la mort d’un de ses amis a provoqué une autre crise – alors que cela faisait 14 ans qu’il n’en avait pas eu.
Kevin fait partie des rares personnes capables d’évoquer son syndrome sans complexe. Il a déjà fait l’objet de plusieurs articles : son combat contre le cancer, alors qu’il était en pleine compétition olympique, a été documenté par le New York Times et le Washington Post. S’il continue de naviguer, Kevin est désormais auteur. Il est désormais conscient que son travail nécessite d’avoir une certaine présence en ligne, ce qui le contraint à « faire fusionner les éléments dangereux de ses crises psychotiques avec [sa] vie de tous les jours. » Kevin a pris de nombreux médicaments différents alors qu’il écrivait son livre Black Sails White Rabbits : Cancer Was the Easy Part, qui évoque sa lutte contre des maladies mentales et physiques. Si son dernier traitement a porté ses fruits, il a quand même eu une autre crise.
« Avant l’automne, je me suis mis à poster et à interagir de plus en plus sur les réseaux sociaux. Au bout d’un moment, j’ai fini par croire que les gens m’observaient, alors que j’étais justement en train de partager de plus en plus de détails de ma vie. » C’est là que Kevin a commencé à flipper à nouveau.
Le syndrome du Truman Show peut paraître étrange aux yeux des néophytes – justement parce qu’il est lié à un film hollywoodien –, mais il s’agit d’une psychose répandue et simplement liée à une référence contemporaine. Il est difficile de savoir à quel point l’omniprésence de la technologie influence le nombre de diagnostics, mais selon Ian Gold, il est indéniable qu’elle participe à alimenter cette psychose.