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T’es un cosmique, toi

Sun Ra, le Gargantua des temps modernes, l’homme aux plus de mille chansons et presque autant -semble t’il- de disques, auteur d’une discographie tellement labyrinthique qu’on s’y perdra même avec le fil d’Ariane. Parce que le gourou cosmique du jazz – ou, comme il le dit lui-même, de la « musique universelle » – a passé pas loin de cinquante ans à enregistrer partout et tout le temps, parfois même à l’insu de ses propres musiciens, passant sans cesse du coq à l’âne, du free le plus bruitiste à la relecture digne de Broadway de thèmes de films de Walt Disney, le tout sur fonds de panafricanisme et de soupe cosmologique toujours à deux doigts du grand foutage de gueule. Essayer de compiler l’essence même de celui qui a rejoint ses copains extra-terrestres il y a vingt-quatre ans revient donc à essayer de faire rentrer un 33 tonnes dans un tube à essai. Seule option possible : l’aborder via une thématique bien précise.

Paru en fin d’année dernière sur Strut et Art Yard Records, Singles : The Definitive 45s Collection réunit, comme son nom l’indique, l’intégrale des 45 tours sortis par le maître sous ses multiples alias (Sun Ra & His Arkestra, Sun Ra & The Cosmic Rays, Sun Ra & His Astro Infinity, etc.) Soit soixante-cinq titres figurant sur des disques pour la plupart auto-produits et vendus de la main à la main lors de ses concerts. Une véritable boîte de Pandore au contenu fascinant car plus ramassé, les contraintes de temps propres au format obligeant son auteur à faire preuve, pour une fois, de concision.

Notre ouija board étant en réparation, nos tentatives d’entrer en contact avec Sun Ra n’ont pas donné suite. On est donc allés parler de cette anthologie avec Paul Griffiths, journaliste anglais responsable du projet, et Marshall Allen, 93 ans au compteur, musicien de Sun Ra depuis 1958 et commandant du Sun Ra Arkestra avec lequel il continue de tourner.

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Noisey : Paul, te souviens tu quand et comment tu as découvert Sun Ra ?
Paul Griffiths : Par l’intermédiaire du disque, The Heliocentric Worlds of Sun Ra, Volume 2 acheté dans un magasin de disques qui a, hélas, déménagé depuis à cause des loyers astronomiques de Londres. Je commençais à l’époque tout juste à explorer le free jazz et je me souviens avoir été frappé par la pochette, le genre de truc qui te faire dire ‘je n’y connais rien mais je m’en fous, je DOIS acheter ce disque’. Et une fois posé sur ma platine, je me suis effectivement rendu compte que ça n’avait rien à voir avec ce que j’avais pu écouter jusqu’alors. Peu après, j’ai acheté Sun Songs enregistré au milieu des années 50 – même si avec Sun Ra, on n’est jamais trop sûrs de rien et surtout pas des dates ! The Heliocentric, lui, datait de 1965 et les deux ne pouvaient pas être plus différents. Et le fait de savoir qu’il était capable de passer d’un extrême à un autre comme ça en quelques années n’a fait qu’accentuer ma fascination. Il est quand même passé d’une sorte de hard-bop somme toute assez classique à quelque chose de complètement fou et avant-gardiste, sans vraiment que l’on puisse parler de free jazz à proprement parler. Et puis il y a ces disques avec des reprises de Duke Ellington, d’autres qui flirtent carrément avec le disco… C’est ultra diversifié et c’est ça qui rend Sun Ra aussi passionnant. C’est toujours la même chose et c’est toujours différent. Je crois que John Peel disait cela à propos de The Fall et c’est valable ici aussi.

Et toi, Marshall ?
Marshall Allen : Par hasard, en achetant l’un de ses disques chez un disquaire en 58. J’avais commencé à jouer de la clarinette à dix ans mais c’est vraiment à l’âge de 18 ans, quand j’ai été enrôlé dans l’armée après l’attaque de Pearl Harbor, que c’est devenu sérieux. J’y suis resté dix ans, dont plusieurs années à Paris après la guerre. Puis en 1951 ou 52, je suis rentré aux États-Unis à Chicago où j’ai vivoté grâce à divers petits jobs tout en essayant de monter divers groupes qui ne sont allés nulle part. Et là, je suis donc tombé sur ce disque qui avait un groove vraiment à part. Je n’arrêtais pas de me dire ‘putain, j’adorais être dans ce groupe !’. J’en étais devenu tellement obsédé que je suis retourné dans le magasin pour leur demander s’ils n’en avaient pas d’autres er surtout s’ils n’avaient pas plus de détails sur ce mystérieux Sun Ra. C’est là que j’ai appris que non seulement il habitait dans le sud de la ville comme moi mais qu’en plus, il était à la recherche de nouveaux musiciens avec lesquels jouer parce qu’une partie des types avec lesquels il était depuis 52 avaient décidé de partir à New York qui était devenu l’épicentre de la scène jazz. Je me suis rendu pratiquement tous les soirs dans sa salle de répétitions à les regarder bosser, à les observer, jusqu’à ce qu’un jour, Sun Ra me propose de les accompagner, pour voir. Et je ne suis jamais reparti.

C’était son idée, que tu continues d’interpréter son répertoire après sa mort ?
Pas exactement. À la base, c’est John Gilmore qui était arrivé dans le groupe plusieurs années avant moi, en 53 je crois. Mais il n’a pas pu le faire que deux ans, avant de mourir à son tour. Vu qu’il ne restait personne d’autre que moi ayant joué aussi longtemps avec le maître, je me suis dévoué.

Il y a beaucoup de légendes autour de Sun Ra et on ne sait même pas avec exactitude sa date de naissance (1913 ? 1914 ?). Toi qui l’a bien connu, c’était du flan tout cette spiritualité extraverti ou pas alors ?
[Rires gras] Sun Ra est, de loin, la personne la plus créative que j’ai jamais rencontré. Il était toujours en représentation en quelque sorte, même dans le privé. Pour être honnête, il y a beaucoup de choses qu’il disait ou faisait que je ne comprenais pas toujours moi-même et aujourd’hui encore, c’est encore un peu le cas… [Rires] Mais avec Sun Ra, soit tu montais dans les montagnes russes avec lui et tu te laissais guider, soit tu descendais. Je suis monté et j’ai ouvert grands mes oreilles et mes yeux. Et j’ai beaucoup transpiré aussi parce que si au moins sur scène, nous n’avions eu qu’à ‘seulement’ jouer de la musique. Mais non, il fallait se déguiser, sauter, se rouler par terre, faire n’importe quoi !

Paul, quel rôle as-tu joué exactement dans la confection de cette compilation ?
Paul Griffiths : Je suis ami depuis longtemps avec Peter Denen qui a crée Art Yard Records il y a une quinzaine d’années spécifiquement pour rééditer de façon propre une partie de l’immense back-catalogue de Sun Ra et il m’avait déjà demandé d’écrire des textes pour lui. Donc lorsque Dennis de Strut Records lui a parlé de son projet de faire une nouvelle compilation, après et In the Orbit of Ra et To Those of Earth… And Other Worlds, il a mentionné mon nom car il savait que je possédais moi-même une collection assez importante et que je pouvais les aider à dresser la liste exacte des morceaux.

C’est-à-dire, combien possèdes-tu de disques de Sun Ra dans ta collection personnelle ?
Pfffui, c’est difficile à dire parce que je reste un indécrottable de l’objet vinyle donc dans certains cas, j’ai le même album en plusieurs exemplaires s’il est sorti avec des pochettes différentes. J’ai par exemple trois éditions différentes de Disco 3000. Mais je dirais environ deux cents.

Une compilation des singles était déjà sortie il y a vingt ans sur Evidence.
Oui, il y en a même eu d’autres après. Sauf que comme Sun Ra pressait lui-même ses disques quasiment à la demande ou lorsqu’il avait besoin d’un petit pressage – parfois seulement une trentaine d’exemplaires avec des pochettes fait maison – pour, mettons, un concert bien précis, beaucoup sont sortis de façon confidentielle et on continue d’en découvrir régulièrement, plus de vingt ans après sa mort.

On peut donc considérer cette compilation comme définitive ?
Oui et non. Oui dans le sens où elle comprend tous les singles sortis sous le nom de Sun Ra ou sur celui d’une collaboration éphémère, comme avec des chanteurs comme Yochanan ou Little Mack. Après, il existe une quantité d’enregistrements où Sun Ra apparaît mais en tant que simple musicien de session et il n’est au final qu’un simple exécutant que nous avons mis de côté parce que cela ne collait pas au concept, qui était de réunir tous ses 45 tours sortis entre 1952 et 1991, pour pouvoir suivre son évolution musicale sur quatre décennies.

Tu les possèdes tous dans ta collection ?
Presque. Il ne m’en manque en fait qu’un seul, « Love in Outer Space » avec « Mayan Temple » en face B. Il ne fait que très rarement son apparition sur Ebay et la dernière fois, il est parti à plus de 1000 dollars…

Il y a beaucoup de ‘trous’ dans les crédits du disque, comme si vous n’étiez pas sûrs de qui jouait dessus…
Parce que c’était très souvent le cas ! Sun Ra enregistrait tout le temps, partout et en général sans même parfois prévenir les principaux intéressés. Et nombre de ces disques sont en fait constitués de plusieurs sessions réalisées parfois à plusieurs années de distance sans qu’il donne plus de détails. Heureusement, depuis quelques années les responsables d’Art Yard ont mis la main sur un paquet de master tapes et ont eux-mêmes établir une discographie assez complète. Dans d’autres, j’ai tenté de deviner par déduction, en fonction de l’année ou du lieu. Mais sa productivité est si astronomique que parfois, c’est impossible.

Et ces singles étaient vendus uniquement à leurs concerts ?
À partir du début des années 60, à peu près oui. Tu pouvais les acheter aussi via leur propre VPC mais même si tu n’en commandais qu’un, il fallait toujours lister trois options car c’était donc des pressages très limités et au final, tu ne savais jamais ce que tu allais vraiment recevoir. Mais entre 1955 et 1960, lorsque le groupe était encore basé à Chicago, c’était le partenaire commercial de Sun Ra Alton Abraham qui faisait le tour des magasins avec ses disques sous le bras pour les vendre mano à mano.

Même si officiellement cette compilation couvre la période de 1952 à 1991, en réalité seulement quatre morceaux sur soixante-cinq datent d’après 1979. Pourquoi ce ‘trou’ à partir des années 80 ?
Tout simplement parce qu’à partir de cette période, Sun Ra s’est mis à énormément tourner – surtout en Europe. Il suffit d’ailleurs de voir le nombre incroyable de documents live de cette période qui circulent aujourd’hui… Il n’avait donc plus trop le temps de s’attarder en studio ou alors, lorsqu’il le faisait, c’était directement pour faire un disque, pas des singles. Mais ce n’est pas pour rien que plus de la moitié des morceaux de cette compilation sont sortis entre 1955 et 1960 parce qu’à l’époque, son propre label Saturn Records ne sortaient QUE des singles.

Sun Ra a aussi prouvé avec « Nuclear War » sorti en 1983 qu’il pouvait, s’il le voulait, faire des hits. 
Oui, on croirait entendre un morceau des B-52’s ! Et le fait que l’on entende tout le long du titre le mot ‘motherfucker’ ne le rend que plus savoureux. Sun Ra lui-même avait compris qu’il tenait là une petite bombe et il l’a proposé à Columbia qui l’a tout de suite refusé, justement à cause de cette insulte répétée ad nauseam. D’ailleurs au final c’est sorti sur un petit label anglais du nom de Y Records plus habitué à travailler avec des groupes pop ou de post-punk et c’était une petite bombe de space-funk, le genre de trucs sur laquelle un type comme Herbie Hancock a construit toute sa carrière.

Marshall Allen : Il n’y avait rien de calculé là-dedans. Le message est clair : «  s’ils appuient sur ce bouton/c’est ton cul qui partira » N’importe qui peut comprendre ça non ? Et c’était ça que voulait par dessus tout, que son message soit compris. Le reste, il s’en foutait. 

Le hic avec cette compilation c’est que de nos jours, les fans de jazz traditionnel n’écoutent pas Sun Ra, ce sont les fans de rock expérimental ou de free. Or cette facette est peu représentée sur cette compilation au final…
C’est vrai. Moi-même, je suis un fan absolu de sa période new-yorkaise de la seconde moitié des 60’s – celle où il a plongé le plus dans l’avant-garde avec des disques comme Magic City ou Atlantis – et tu ne retrouves aucun titre de cette époque dessus tout simplement parce qu’il ne sortait pas de singles à l’époque ! Mais je trouve que cela reste fascinant parce que cela démontre quelle personne complexe était Sun Ra et même ses productions a priori les plus tradi avaient toujours un côté un peu tordu qui le rend si unique.

Irais-tu jusqu’à conseiller cette compilation à un néophyte ?
Non. Pour eux, je leur conseillerais plutôt de commencer par les deux autres compiles sortis sur le même label, notamment celle qui a été coordonnée avec Marshall (In the Orbit of Ra). The Definitive 45s Collection s’adresse, elle, plus aux fans qui attendaient depuis longtemps de voir tous ces titres que l’on retrouvait éparpillés à droite et à gauche rassemblés dans un seul et même endroit, sans parler que certains n’étaient sortis que sur des 45 tours de qualité parfois mauvaise qui ont mal survécu à l’affront du temps et qui ont été restaurés pour l’occasion.

Si quelqu’un veut s’amuser à commencer à collectionner les premières versions de tous ces albums que le groupe pressait lui-même dans les années 70 et 80 à quelques centaines d’exemplaires avec des pochettes calligraphiées, à quoi doit-il s’attendre ?
À un gros trou dans son compte en banque ! [Rires] Disons que si tu tombes sur une copie en bon état et que tu peux écouter sans accroc, il faut être prêt à dépenser entre quatre cent et cinq cent euros, au moins. Mais c’est encore pire si tu veux remonter jusqu’aux années 50 et à ses albums de doo-wop, là on parle d’au moins mille euros, facile. 

Si Sun Ra était encore des nôtres en 2017, il penserait quoi de tout ça à ton avis ?
Marshall Allen : Il serait sûrement en train de faire un truc complètement taré. Je me souviens qu’il nous disait que ce qu’il faisait avec nous, c’était de la musique de maternelle. Sous-entendu qu’il n’en était encore qu’à gratter la surface de ce qu’il voulait vraiment faire et qu’il n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout du truc. Je me souviens aussi qu’il nous avait dit à la fin des années 50 que l’on ne comprenait pas tout encore à la musique que nous jouions parce que c’était la musique du XXIème siècle. Je me suis alors marré en lui disant qu’on verra bien si par je ne sais quel miracle je suis encore en train de la jouer un demi-siècle plus tard. Bah justement…